XIII

On le devine, cet homme qui était apparu à l’hôtel de la rue de Verneuil, au moment où Rossignol s’écriait que tous les passagers de la Mouette avaient péri ; cet homme qui s’annonçait comme Albert de Chamery, qui avait sangloté en fermant les yeux de la marquise ; que Fabien, au cimetière, avait été obligé de soutenir pour l’empêcher de se trouver mal, cet homme enfin qui voulait tuer le baron de Chamery-Chameroy, c’était Rocambole.

Jamais imposteur n’était entré dans une famille au milieu de circonstances plus dramatiques, plus saisissantes et dans de meilleures conditions. Il arrivait au moment où sa prétendue mère se mourait, et il donnait toutes les marques du plus profond, du plus sincère désespoir.

Lorsque le véritable Albert de Chamery avait disparu, Blanche, sa sœur, était au maillot. Il n’y avait plus à l’hôtel aucun des serviteurs qui s’y trouvaient lors de cette disparition. Enfin la marquise était morte sans recouvrer ses facultés. Quant à Fabien, on s’en souvient, il était venu la première fois à Paris, il y avait douze ou treize années seulement.

Or, en le voyant muni des papiers du véritable marquis Albert de Chamery, qui donc eût pu nier l’identité de Rocambole ?

D’ailleurs, l’élève de sir Williams était devenu, quant aux formes, un gentleman accompli. Celui qui s’était nommé tour à tour le vicomte de Cambolh, le marquis don Inigo de los Montes, sir Arthur Rocambo, gentilhomme anglo-indien, avait fini par acquérir des habitudes, des manières véritablement aristocratiques – et un vrai gentilhomme devait s’y tromper.

C’est ce qui arriva à Fabien.

Le vicomte d’Asmolles, tout entier, du reste, à la douleur de Blanche de Chamery, qui devenait la sienne, ne douta pas un seul instant qu’il eût près de lui le vrai marquis de Chamery.

Rocambole avait trouvé un roman fort simple pour expliquer comment, échappé par miracle au désastre de la Mouette, il n’arrivait à Paris que trois mois après ce désastre.

Au moment où la Mouette touchait, il avait compris, en marin, que tout était perdu, et il s’était jeté à la mer. Mais la Mouette avait touché loin de terre, et si bon nageur qu’il fût, il avait fini par se cramponner à un débris du navire, et recommander son âme à Dieu, tandis qu’une lame l’engloutissait. À partir de ce moment, le jeune homme prétendait avoir perdu connaissance, et n’être revenu à lui que longtemps après. Il s’était alors trouvé à bord d’un navire inconnu qui l’avait recueilli, sans doute au moment où il disparaissait pour toujours sous les vagues. Ce navire était danois. Il faisait voile vers l’Amérique, et lorsque, complètement maître de sa raison, Rocambole avait voulu demander qu’on le mît à terre, il avait déjà doublé le cap Finistère, et le capitaine ne pouvait obtempérer à son désir. Rocambole était donc allé en Amérique, d’où il revenait.

On le voit, tout cela était si vraisemblable, que personne n’y pouvait trouver rien de louche, et la douleur qu’il témoigna de la mort de la marquise acheva de compléter l’illusion.

Le prétendu marquis de Chamery, à qui, du reste, nous donnerons souvent ce nom, se présenta donc avec Fabien rue Saint-Florentin, chez le baron de Chamery-Chameroy.

Les nouveaux époux commençaient par la lune rousse leur existence conjugale. Depuis deux jours, mademoiselle Andrée Brunot de Chamery se repentait amèrement d’avoir épousé M. le baron de Chameroy, un débauché perdu de dettes et d’honneur, et sur lequel on ne pouvait plus fonder aucune espérance, du moment où – ainsi que Me Rossignol, meurtri et contusionné, était venu le lui apprendre –, le jeune marquis de Chamery existait.

Les gens d’Andrée ne connaissaient ni Fabien, ni, à plus forte raison, Rocambole. Ils les introduisirent au salon, et dirent que M. le baron et Mme la baronne étaient chez eux.

M. le baron de Chameroy, qui se trouvait dans la chambre de sa femme, se montra sur-le-champ et reconnut Fabien, qu’il avait rencontré autrefois, et qu’il savait être fiancé à Blanche de Chamery.

Le baron devina ce que Fabien lui voulait, mais Fabien le salua silencieusement et sembla vouloir laisser la parole à son futur beau-frère.

Rocambole fit un pas vers le baron :

– Monsieur de Chameroy ! dit-il.

– C’est moi, répondit le baron.

– Je me nomme le marquis Albert de Chamery, dit Rocambole.

Le baron salua et garda le silence.

Rocambole le toisa avec la hauteur d’un grand seigneur véritable :

– Est-ce que vous ne devinez pas le but de ma visite ici ? demanda-t-il.

– Monsieur…

Rocambole continua d’une voix grave et triste, qui ne manquait ni d’onction ni de noblesse :

– Il y a quarante-huit heures, monsieur, je suis rentré dans la maison paternelle que j’avais fuie depuis dix-huit années. J’y ai trouvé ma mère frappée à mort par un misérable qui se disait envoyé par je ne sais quelle fille perdue, quelle voleuse de nom…

– Monsieur ! s’exclama le baron.

– Attendez ! fit impérieusement Rocambole. J’ai dit fille perdue et voleuse de nom, laquelle, en vue d’une honteuse spéculation basée sur les probabilités de ma mort, venait d’être épousée par un de ces hommes dégénérés…

– Assez, monsieur, dit le baron, à qui le rouge monta au visage, je vous comprends et je suis à vos ordres.

– J’y compte.

– Demain, où vous voudrez.

– Non pas, dit le prétendu marquis de Chamery, à l’instant.

– Soit, monsieur. Quelles sont vos armes ?

– Peu m’importe ! l’épée, si vous voulez.

Fabien se dirigea le premier vers la porte, Rocambole le suivit, et M. de Chamery allait sortir avec eux, lorsque la nouvelle baronne, madame Andrée de Chamery, se montra sur le seuil. Comme à son mari, la vue de Fabien lui laissa comprendre ce qui allait se passer. Le vicomte d’Asmolles l’enveloppa d’un regard plein de mépris :

– Laissez-moi passer, madame, lui dit-il tout bas ; peut-être serez-vous veuve dans une heure, et alors pourrez-vous épouser Roland de Clayet.

Et il passa hautain et fier devant cette femme, que ce dédain suprême courba jusqu’à terre.

– Messieurs, dit le baron de Chameroy lorsqu’ils furent arrivés dans la cour, je n’ai pas de témoin.

– Monsieur, répondit Rocambole, faisons vingt pas dans la rue, nous rencontrerons bien certainement quelque témoin.

– Soit, dit le baron.

Rocambole avait eu raison.

Tandis que Fabien et lui montaient dans la voiture de place qui les avait amenés rue Saint-Florentin, et couraient chez Devismes chercher des épées, le baron de Chameroy descendit à pied la rue Royale et rencontra, avant d’arriver à la Madeleine, un jeune dandy de sa connaissance qui s’en allait au Bois au pas de son cheval. Le baron l’aborda, lui apprit qu’il venait d’être cruellement insulté, et que son adversaire désirait se battre sur-le-champ.

– Très bien ! lui répondit le cavalier interpellé, je suis à vos ordres.

– Ces messieurs, dit le baron, m’ont donné rendez-vous dans une heure, dans les fondrières du pré Catelan. Ils apporteront des épées.

– Allons, dit le cavalier, qui mit pied à terre, laissa son cheval à son domestique et monta avec M. de Chameroy dans un cabriolet vide qui passait.

En moins d’une heure, ils eurent atteint le rendez-vous. Fabien et Rocambole s’y trouvaient déjà. Ils avaient apporté une paire d’épées et des pistolets. Fabien avait prévu le cas où son jeune ami viendrait à être mis hors de combat par une blessure légère et, montrant les pistolets au baron :

– Vous voyez, monsieur, lui dit-il, que je suis bien décidé à succéder, s’il le faut, au marquis de Chamery.

– Dans ce cas-là, répondit insolemment le baron, vous défendrez la dot de votre femme.

– Monsieur, dit sans s’émouvoir le vicomte, la fortune de mademoiselle de Chamery a de plus hautes protections. Elle est sauvegardée par la justice d’un pays où jamais un homme perdu de dettes et de débauche n’a dépouillé une famille honnête.

Et Fabien, qui avait prononcé ces mots tout bas, tourna brusquement le dos à M. de Chameroy. Ensuite il s’approcha du jeune dandy et fit son métier de témoin.

Les conditions d’une rencontre sont bientôt réglées sur le terrain. Les deux adversaires mirent habit bas et tombèrent en garde.

– Ma parole d’honneur ! pensa Rocambole, en la mémoire de qui les souvenirs de ses différentes rencontres revinrent en foule, je ne me suis jamais battu pour une aussi noble cause. Oh ! sir Williams, si tu me voyais tirer l’épée pour venger ma noble mère la marquise de Chamery !

Et le faux marquis, se souvenant de sa merveilleuse adresse et de ce fameux coup des mille francs professé en secret par un portier de la rue Rochechouart, le faux marquis attaqua son adversaire avec ce sang-froid et cette science prudente qui font le tireur consommé.

M. de Chameroy n’était pas non plus un adversaire à dédaigner. Il appartenait à la vieille école d’escrime française, portait le corps droit, le jarret tendu, tirait silencieusement, ne rompait et ne se fendait jamais. Malheureusement il apportait en ce moment, sur le terrain, une infériorité morale réunie à une profonde irritation. L’homme qu’il avait pour adversaire lui coûtait soixante-quinze mille livres de rente, et cet homme l’avait traité comme le dernier des misérables. En second lieu, cet homme venait venger sa mère. C’en était plus qu’il ne fallait pour jeter un grand trouble dans l’âme et dans le jeu du baron de Chameroy.

Rocambole, au contraire, Rocambole le bandit audacieux et sans foi ni loi, l’homme qui, une fois entré dans la peau du vrai marquis de Chamery, était résolu à jouer consciencieusement son rôle, Rocambole arrivait sur le terrain avec tout le calme d’un joueur de profession qui sait quel est l’enjeu de la partie qu’il entame.

– Qui donc osera douter que je ne sois le marquis de Chamery, s’était-il dit, lorsque j’aurai tué l’homme qui a tué ma prétendue mère ?

Cette pensée eût suffi pour assurer une grande supériorité morale à l’élève de sir Williams. Le combat fut acharné, mais court, M. de Chameroy se défendit avec toute l’énergie d’un homme qui se sent condamné, il blessa même deux fois son adversaire ; mais enfin celui-ci, dont le sang coulait à l’épaule et au bas-ventre, employa le fameux coup des mille francs, se fendit à fond et coucha le baron de Chamery-Chameroy tout de son long sur le sol.

– Je crois qu’il a son compte, pensa Rocambole. Et il dit tout haut :

– Ma mère est vengée !

Les blessures du faux marquis étaient légères. Cependant il fut obligé de s’appuyer sur le bras de Fabien pour regagner leur voiture, tandis que des gardiens du Bois, accourus, aidaient le jeune dandy à transporter dans la sienne le baron de Chamery-Chameroy, qui respirait encore, mais dont l’état était des plus alarmants.

Deux jours après, un petit journal contenait le fait Paris suivant :

« Un duel, dont le point de départ mystérieux et les suites dramatiques préoccupent au plus haut degré la curiosité universelle, a eu lieu avant-hier vers quatre heures, au Bois de Boulogne, entre deux hommes appartenant au monde aristocratique du faubourg Saint-Germain.

« M. le marquis de C… et M. le baron de C…-C…, son parent éloigné, se sont rencontrés à l’épée ; le marquis de C… a été blessé à l’épaule et au bas-ventre, mais sans gravité réelle.

« M. le baron de C…-C… a reçu, au contraire, un coup d’épée qui laisse peu d’espoir de le sauver. Le baron était marié depuis trois jours seulement. Il paraît même que ce mariage a été une des causes de ce duel funeste. M. de C…-C… avait épousé une de ces femmes non avouables, qu’une beauté merveilleuse et un esprit pervers rendent d’autant plus dangereuses… »

Ici le journaliste se livrait à une longue dissertation morale, racontait assez vaguement l’histoire du testament exhumé, et finissait en ces termes :

« M. le marquis de C…, qui est revenu à Paris pour y recueillir, hélas ! le dernier soupir de la marquise sa mère, a raconté ainsi, nous assure-t-on, sa mystérieuse disparition :

« Il s’était échappé de l’hôtel paternel pour se soustraire à une correction que lui voulait infliger son précepteur, et bientôt, égaré dans Paris, il avait gagné les quais et suivi le bord de la Seine jusqu’à la gare des bateaux à vapeur qui, à cette époque, faisaient le trajet de Paris au Havre.

« L’enfant, ayant suivi la foule qui se rendait en hâte sur le pont d’un bateau prêt à partir, sans trop savoir ce qu’il faisait ni où il allait, se trouva emmené au Havre. En route, on lui demanda son nom, qu’il se refusa à dire par esprit de fierté. Le capitaine du vapeur se décida alors à le remettre aux mains d’un commissaire de police : mais l’enfant parvint encore à s’échapper, erra une partie de la nuit sur le port, fut rencontré par des matelots anglais, qui s’en emparèrent et embarqué comme mousse. L’enfant prodigue a fait son chemin, et il revenait à Paris, il y a trois jours, officier de la marine anglaise, possesseur de beaux états de service, et il trouvait sa mère au lit de mort.

« Madame la marquise de C… a succombé à l’épouvante que lui ont occasionnée les menaces du baron de C…-C… et de sa femme, qui fondaient sur la mort probable du marquis de C… des espérances dont les tribunaux auraient eu à connaître. »

Tel était le long récit qui piqua vivement la curiosité publique.

Le prétendu marquis de Chamery, que ses blessures contraignirent à garder le lit pendant quelques jours, devint le lion du moment. On s’inscrivit en foule à l’hôtel de Chamery.

La première fois que le vicomte Fabien d’Asmolles sortit, donnant le bras à son futur beau-frère, faible encore, mais convalescent, les deux jeunes gens reçurent une ovation.

Telles étaient les circonstances dramatiques, émouvantes, au milieu desquelles l’audacieux élève de sir Williams, l’imposteur Rocambole, arriva à Paris, sous le nom et muni des papiers de l’infortuné marquis de Chamery.

Trois mois après, il rencontrait sir Williams dans la baraque des saltimbanques du boulevard du Temple, sous les oripeaux du sauvage O’Penny.

Que s’était-il passé pour le nouveau marquis de Chamery pendant ces trois mois ?

Quel rêve ambitieux avait donc fait cet homme, parvenu déjà à se créer une famille, un nom et soixante-quinze mille livres de rente, qu’il avait besoin de nouveau de la perverse intelligence de sir Williams ?

C’est ce que nous allons apprendre bientôt, de sa propre bouche, en le retrouvant rue de Surène, dans ce petit entresol, où il avait conduit sir Williams et mandé le médecin créole qui guérissait toutes les maladies engendrées sous les tropiques.

Il ne suffisait point au fils adoptif de la veuve Fipart d’être marquis, riche, entouré d’une famille patricienne : il voulait plus encore !

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