Don Ramon était père depuis six mois environ. La jeune comtesse Luisa d’Alvar – car don Ramon avait été fait comte par le roi – s’était momentanément séparée de son mari pour aller passer quelques semaines chez sa mère.
En même temps, Sa Majesté Catholique avait quitté Madrid pour l’Escurial, et le duc de Sallandrera, ainsi que don Ramon, avaient naturellement suivi leur souverain, en leur qualité d’officiers de sa maison. L’union des deux frères était parfaite ; ils s’aimaient comme s’aiment ordinairement deux jumeaux. Le duc, surtout, avait pour don Ramon une de ces affections de frère aîné qui sont presque paternelles. On eût dit qu’il voulait faire oublier à don Ramon qu’il n’avait plus de père. Peut-être même, à distance, lorsqu’il songeait que sa mère était morte de chagrin, le duc trouvait-il qu’il s’était montré bien impitoyable pour le traître don Pedro d’Alvar.
Les deux frères habitaient à l’Escurial un même appartement. Ils y passaient la plus grande partie des heures de loisir que leur laissait le service du roi. Le duc lisait, don Ramon peignait ou faisait de la musique ; tous deux s’entretenaient de la belle doña Luisa et de ses chers nourrissons. Un soir, tandis que le duc était de service tout seul auprès du roi qu’il avait accompagné à la chasse, don Ramon était chez lui, occupé à écrire à sa jeune femme, lorsqu’un soldat lui apporta un billet qu’il ouvrit avec étonnement, car l’écriture de la suscription lui était inconnue :
Ce billet était signé dom Basilio, curé de san Geronimo.
Saint-Jérôme est une petite bourgade, située à deux lieues de l’Escurial.
Ce billet était conçu en ces termes :
« Don Ramon,
« Un vieux soldat à qui j’ai administré les derniers sacrements de l’Église, et qui n’a plus que quelques heures à vivre, vous supplie d’accourir à son lit de mort. Il se nomme Yago Perez, et prétend avoir un important secret à vous révéler. »
Don Ramon demanda au soldat :
– Qui donc a apporté ce billet ?
– Un paysan à cheval qui attend la réponse.
– C’est bien.
Dix minutes après, don Ramon montait à cheval et suivait le paysan ; au bout d’une heure, il arrivait dans la plus pauvre cabane du misérable village de Saint-Jérôme et trouvait, en effet, un vieillard qui se mourait, ayant à son chevet le curé qui avait tracé le billet. Le moribond pouvait avoir soixante ans. Malgré son extrême faiblesse, il avait conservé toute sa présence d’esprit, et il attacha sur don Ramon un regard fort calme.
– Vous ressemblez à votre père, lui dit-il, comme la goutte d’eau ressemble à la goutte d’eau. C’est frappant.
Don Ramon s’assit au chevet du vieux soldat et lui prit la main.
Alors celui-ci fit un signe, et le curé, ainsi que deux femmes qui entouraient son lit, s’écartèrent.
– Don Ramon, dit le vieillard, je vais mourir et je meurs en me repentant d’avoir gardé, par peur et faiblesse, un secret que j’aurais dû révéler plus tôt. Mais, à mon heure dernière, je n’hésite plus et je vous ai fait supplier d’accourir.
– Ce secret m’intéresse donc ? demanda don Ramon.
– Oui, fit le soldat d’un signe de tête. Puis il ajouta :
– J’ai servi sous les ordres du capitaine don Pedro d’Alvar, votre père. Je faisais partie de la garnison qui défendit le château de Sallandrera, en 1809.
– C’est là que mon père est mort, murmura don Ramon, qui avait toujours conservé du capitaine don Pedro d’Alvar un pieux souvenir.
– Oui, dit le vieux soldat. Eh bien ! savez-vous comment il est mort, votre père ?
Don Ramon tressaillit.
– Non, dit-il. Cependant, on a toujours prétendu que dans un accès d’aliénation mentale, ou, par une nuit sombre, ayant fait un faux pas, il s’était précipité du haut des remparts et que sa mort n’était que le résultat d’un accident.
Le vieux soldat secoua la tête.
– Votre père a été assassiné, dit-il.
– Assassiné ! s’écria don Ramon. Et par qui donc ? Où donc est son meurtrier ?
– Attendez, continua le vieux soldat, vous le saurez tout à l’heure… Une nuit, deux hommes passèrent devant ma guérite ; j’étais placé en sentinelle sur le rempart. L’un des deux hommes était votre père, l’autre son meurtrier.
– Mais son nom ? demanda Ramon, plein d’angoisse.
– Je vous le dirai tout à l’heure, répondit le moribond. Et il continua : Votre père marchait le premier, probablement sans défiance, car ni l’un ni l’autre ne prononçaient un mot. Quand ils furent arrivés sur cette planche qui servait de pont…
– Oh ! je m’en souviens, dit don Ramon, c’était une planche étroite.
– Oui, c’est cela… Ils étaient déjà loin de moi, la nuit était noire, et je ne pus pas distinguer parfaitement ce qui se passa. Mais j’entendis le meurtrier qui disait à votre père : « Arrêtez-vous ! » Et tout aussitôt j’entendis un grand bruit… votre père avait été précipité dans l’abîme. Une minute après, le meurtrier repassa fort tranquillement devant moi et rentra dans le château.
– Horreur ! murmura don Ramon, qui était devenu aussi pâle que le drap qui recouvrait le soldat moribond. Mais quel était donc cet infâme ?
– Patience ! patience ! murmura le soldat ; vous saurez tout… Et il reprit : Je fus le seul témoin, sans doute, de ce forfait abominable, et depuis quinze années ma conscience me reproche mon silence comme un crime non moins grand ; mais l’assassin était puissant. Si je l’avais accusé on ne m’aurait peut-être pas cru… j’aurais peut-être été fusillé…
– Puissant ! murmura don Ramon. Qui donc était-ce ?
Le soldat rappela d’un geste le curé de San Geronimo. Celui-ci s’approcha.
– Votre crucifix ! demanda le soldat.
Le prêtre prit le crucifix et le lui présenta. Alors regardant don Ramon, le mourant étendit la main vers le Christ et dit :
– Sur cette croix, devant Dieu qui va me juger bientôt, je jure que je dis la vérité.
Alors le mourant ajouta en faisant un dernier effort, car l’heure fatale approchait :
– L’assassin du capitaine don Pedro d’Alvar est le duc don Paëz de Sallandrera.
– Mon frère ! s’écria don Ramon saisi d’épouvante et d’horreur.
Cependant le jeune duc de Sallandrera était rentré à l’Escurial avec escorte royale, et il s’était enquis de don Ramon.
– Le comte est parti pour San Geronimo, lui fut-il répondu par le soldat qui avait apporté le billet du curé et raconta ce qu’il savait. Bien qu’il n’y eût dans cet événement rien de très extraordinaire, le duc en trouva comme un pressentiment bizarre et plein de tristesse. Il n’alla point au jeu du roi et demeura enfermé dans son appartement, attendant don Ramon avec impatience.
Enfin celui-ci arriva. Mais en le voyant entrer, don Paëz, duc de Sallandrera, poussa un cri et recula malgré lui. Don Ramon était pâle comme un mort qui sort à minuit de son sépulcre.
– Mon Dieu ! s’écria le duc, qu’as-tu donc, mon frère ?
– Rien, dit sèchement don Ramon.
– D’où viens-tu ?
– Je viens de recevoir le dernier soupir d’un homme dont vous devez vous souvenir, duc de Sallandrera.
Don Ramon parlait d’une voix sombre qui acheva de jeter le trouble dans l’esprit et le cœur du duc.
– Quel est cet homme ? demanda-t-il tout ému.
– Un vieux soldat du nom de Yago Perez.
– Je crois me rappeler ce nom.
– Il faisait partie de la garnison de Sallandrera.
– Ah ! oui, murmura le duc, que ce nom de Sallandrera acheva de troubler. Je crois me souvenir, en effet.
– Cet homme, poursuivit don Ramon, dont les yeux flamboyaient, se souvient de la mort de mon père.
Le duc tressaillit.
– Il sait comment mon père est mort !…
– Il le sait ?
Et le duc recula à son tour, comme si le spectre de don Pedro d’Alvar eût tout à coup surgi de terre devant lui.
– Il sait que mon père a été assassiné, acheva don Ramon d’une voix stridente, et il m’a nommé l’assassin.
Ces derniers mots éclatèrent comme la foudre sur la tête du duc.
– Frère !… frère !… balbutia-t-il.
– Je ne suis pas votre frère ! répondit don Ramon. Arrière, assassin !
Cette épithète fit monter le rouge de l’indignation au visage du duc.
– Votre père ! s’écria-t-il, votre père était un traître !
– C’est faux !
– C’est vrai ! Et c’est pour ne vous point déshonorer, pour ne point déshonorer notre mère que je l’ai tué !
– Ah ! tu l’avoues donc, misérable ! tu l’avoues ! s’exclama don Ramon, ivre de fureur, tu avoues donc que tu l’as assassiné, infâme ?
– J’avoue que je l’ai tué après l’avoir condamné, répondit le duc, qui retrouva tout son sang-froid en présence de la fureur de son frère.
Don Ramon porta la main à son épée et jeta son gant au visage de don Paëz, duc de Sallandrera.
– En garde donc ! lui dit-il, en garde ! je veux venger mon père !
Mais le duc ne ramassa point le gant, le duc ne bougea point, et il répondit avec calme :
– Don Ramon, vous savez si je suis brave…
– Vous êtes un assassin !
– Don Ramon, continua le duc, je vous jure sur la cendre de notre mère que je me battrai avec vous…
– N’insulte pas ma mère, infâme !
– Oui, je me battrai, acheva le duc, mais lorsque vous m’aurez écouté, quand je vous aurai dit de quelle souillure ineffaçable celui que vous appelez votre père allait vous couvrir…
– Je ne veux rien savoir, je ne veux rien entendre ! s’écria don Ramon : c’était mon père !
Et il tira son épée.
– Don Ramon, don Ramon ! mon frère ! supplia le duc, au nom de l’amour que j’avais pour toi, au nom de notre mère, au nom de ta femme et de tes enfants, écoute-moi !
– Vous êtes un lâche, répondit don Ramon, et vous avez peur de mourir !
Et comme le duc était resté impassible en se voyant jeter le gant de don Ramon, celui-ci se rua sur lui et le frappa au visage en l’appelant infâme !
Alors le duc perdit la tête, il oublia que cette main qui venait de le frapper était celle de son frère, il ne vit plus devant lui qu’un homme qui venait de lui faire subir un outrage qui, pour un gentilhomme, ne peut être lavé qu’avec du sang. Et comme don Ramon, il tira son épée, et tous deux se précipitèrent l’un sur l’autre, s’attaquèrent avec acharnement, le fer engagé jusqu’à la garde.
Deux minutes après, l’un des deux adversaires tomba sans pousser un cri, sans prononcer un mot, sans exhaler un soupir. C’était don Ramon.
L’épée de don Paëz, duc de Sallandrera, l’épée de son frère l’avait atteint au cœur, et il était mort sur le coup.
Le duc passa le reste de la nuit inerte, stupide, comme un homme foudroyé et privé de raison, en présence de ce cadavre du seul homme qu’il eût aimé. Vingt fois il eut la tentation de se passer son épée au travers du corps. Vingt fois une bonne pensée l’arrêta : don Ramon laissait une veuve et deux enfants, et il leur fallait un protecteur.
Au petit jour, le duc se rendit chez le roi, qui l’aimait beaucoup, et le reçut sur un simple mot qu’il remit au chambellan de service.
Le duc se jeta aux genoux du monarque et lui fit sa confession. Il lui avoua ces deux meurtres, que la fatalité l’avait forcé de commettre, et il osa lui dire :
– Sire, je suis venu me jeter aux pieds de Votre Majesté pour la supplier de me juger en gentilhomme qui ne relève que de son roi. Si je suis coupable, faites-moi trancher la tête ; si je suis innocent…
– Duc de Sallandrera, répondit le roi, foi de gentilhomme, vous n’êtes pas coupable. Relevez-vous et portez haut la tête.
Le petit-fils de Louis XIV avait compris cette âme chevaleresque, et il l’absolvait.
Don Ramon et le duc s’étaient battus sans témoins. Le roi seul savait donc le secret de la mort de don Ramon. Il dit au duc :
– Cachez le cadavre jusqu’à la nuit prochaine, où nous le ferons disparaître dans les oubliettes du château.
Un mois après, le bruit courut que don Ramon était mort en France, où le roi l’avait envoyé en mission secrète.
Sa veuve, la belle doña Luisa, ignora toujours de quelle tragique façon il était mort, comme la duchesse mère de Sallandrera avait toujours ignoré le véritable trépas du traître don Pedro d’Alvar. Mais ces deux meurtres pesaient sur la conscience du duc. À partir de ce moment, il se considéra comme le protecteur, comme le père des deux enfants qu’il avait rendus orphelins. Il fit élever don Pedro et don José comme ses propres fils, et, n’eût été le désir de ne pas laisser éteindre son nom, il eût renoncé à se marier pour leur laisser tous ses biens.
Cependant, au bout de quelques années, le temps ayant calmé sa douleur – car il pleura longtemps le malheureux don Ramon, – le duc se maria. Il épousa ma mère et je naquis un an après.
Alors mon père jura sur le Christ que don Pedro, l’aîné des deux jumeaux, m’épouserait et, quand j’eus douze ans, je lui fus solennellement fiancée. Mon père alla plus loin, il jura en outre que si don Pedro venait à mourir, don José deviendrait mon époux. Ce dernier serment devait faire le malheur de ma vie et pousser don José dans la voie du crime.
Ici s’arrêtait la seconde partie du manuscrit de Conception.
Rocambole s’interrompit et dit à sir Williams :
– Eh bien ! mon oncle, que penses-tu de tout cela ?
L’aveugle fit signe qu’il voulait écrire. Rocambole lui donna l’ardoise, et voici quelle fut la réponse de sir Williams :
– Quand on possède de tels secrets, on doit forcément devenir le mari de mademoiselle Conception de Sallandrera. À partir de ce moment, tu dois obéir aveuglément à la jeune fille, la sauver de don José et te poser en libérateur.
– C’est aussi mon avis, répondit Rocambole, qui reprit le manuscrit.
Voyons maintenant quel est le rôle de mon rival don José dans ce joli petit drame de famille.
Et Rocambole continua à lire.