Don Pedro et don José ont vingt-six ans, et sept ans de plus que moi.
J’ai été élevée avec eux dans la province de Grenade.
Leur mère, doña Luisa, mourut dix années après leur naissance. Ce fut à cette époque que mon père, déjà marié, se chargea de leur éducation et les prit avec lui. J’ai passé cinq années avec eux dans un château que nous possédons encore à trois lieues de Grenade, et qui se nomme la Grenadière.
Don Pedro était une noble et calme nature d’homme, pleine de franchise et de douceur. Je lui fus fiancée il y a cinq ans, et dès cette époque nous nous aimions. J’ai vécu pendant trois années, caressant ce doux rêve que je serais la femme de don Pedro. Don José, au contraire, s’est montré de bonne heure tel qu’il est aujourd’hui : dur, tyrannique, sans cœur, rongé d’ambition. Don José n’a jamais pardonné à don Pedro son droit d’aînesse. Bien plus, il a manifesté pour son frère des sentiments de haine qui devaient être couronnés par un crime.
Tandis que le confiant et loyal don Pedro aimait tendrement son frère, don José le fuyait avec soin et laissait souvent échapper contre lui de terribles menaces. Cependant, il était souple, insinuant avec mon père, il flattait ses goûts, ses instincts, ne regrettant au monde, disait-il, qu’une seule chose : c’est qu’il fût le puîné de don Pedro, non point parce que don Pedro, selon la loi espagnole, héritait de la plus grande partie de la fortune, du titre et des dignités de son père, mais parce qu’il m’épouserait.
J’avais treize ans, don José en avait près de vingt et un. J’étais à peine une jeune fille et déjà j’avais deviné cette haine sourde dont il environnait son frère. Un soir, nous nous rencontrâmes seul à seule dans les jardins de la Grenadière. Don José me prit la main et me dit :
– Vous ne savez donc pas, chère Conception, que je vous aime ?
– Vous oubliez, répondis-je en riant, que je suis la fiancée de votre frère et que je dois l’épouser.
– Oh ! dit-il avec colère, ce mariage n’est point fait encore.
– Don Pedro m’aime et je l’aime, continuai-je. Quand j’aurai quinze ans et lui vingt-deux, nous nous marierons.
– Conception, répondit-il, vous ne voulez pas que je fasse un malheur ?
– De quel malheur parlez-vous ?
– Je m’entends… Tenez, jurez-moi que vous n’épouserez pas don Pedro.
– Mais vous êtes fou ! m’écriai-je étonnée.
– C’est possible, me dit-il, mais je le hais et je vous aime…
En me parlant ainsi, don José était hideux à voir. J’eus peur de lui et je m’enfuis, décidée à me jeter dans les bras de mon père et à lui tout avouer, si don José renouvelait ses poursuites.
Mais don José ne me parla plus d’amour désormais. Il affecta même avec moi, à partir de ce jour, une sorte de froideur respectueuse, en même temps qu’il se montrait plus affectueux et plus tendre envers don Pedro.
J’étais trop jeune et trop naïve pour me défier de don José. Je crus franchement qu’il avait obéi vis-à-vis de moi à un accès de folie, à un moment d’exaltation jalouse, que la réflexion avait bien vite corrigé. D’ailleurs, don José ne m’aimait pas. Il ne visait qu’à ma dot et à la succession de mon père, qui avait toujours eu le projet de transmettre son nom et sa grandesse à son gendre depuis qu’il avait renoncé à l’espoir d’avoir jamais un fils.
Une année après notre rencontre dans les jardins de la Grenadière, j’eus la preuve que don José n’avait jamais eu pour moi aucun attachement sérieux. Tandis que don Pedro se montrait religieux et d’une grande pureté de mœurs, don José, profitant de l’absence de mon père, qui avait accepté un emploi diplomatique, eut bientôt acquis dans Grenade la réputation d’un débauché. Ses amours avec une gitana, bohémienne qui prétendait descendre des anciens Maures de Grenade, firent même un tel bruit, que ma sainte mère crut devoir intervenir et lui ordonner de quitter momentanément Grenade pour retourner à Madrid. Mais don José se mit aux genoux de ma mère, jura qu’il ne reverrait point cette créature, et il demeura au château de la Grenadière. Pendant plusieurs mois, il parut même avoir tenu parole et renoncé complètement à la gitana. Mais il la voyait secrètement, et un affreux hasard devait me permettre d’assister à l’une de leurs entrevues.
La Grenadière était un joli castel de construction moresque, bâti au flanc de la sierra et environné de jardins et de bosquets en amphithéâtre. De ses fenêtres, on apercevait dans le lointain les tourelles et les terrasses de l’Alhambra.
À l’extrémité de ses jardins, en descendant vers la plaine, se trouvait un pavillon de verdure où don José venait chaque nuit attendre la bohémienne. Les bohémiens ont encore, en Espagne, une puissance occulte des plus dangereuses, des ramifications nombreuses dans les diverses classes de la société. Cette gitana qui se nommait Fatmé, était jeune, belle et avait brillé à Madrid, à Grenade, à Séville et à Cadix, où la jeunesse riche et titrée de ces différentes villes s’était disputé ses faveurs. Elle menait grand train à Grenade où elle habitait un palais dans lequel elle vivait avec sa famille c’est-à-dire sa mère, une vraie sorcière de Macbeth, et ses trois frères, jeunes et vigoureux garçons sans profession avouée, mais que la rumeur populaire accusait tout bas d’être affiliés à une bande de brigands qui désolaient les environs de Grenade. Elle venait donc chaque nuit au rendez-vous que lui donnait don José, que du reste, elle aimait passionnément.
Ses frères l’accompagnaient en litière jusqu’au bas de la montagne, et l’attendaient avec patience.
Don José venait lui ouvrir une petite porte et la conduisait dans le pavillon de verdure. Quelquefois même, quand la nuit était bien sombre et que toutes les lumières du château étaient éteintes, ils se promenaient dans les jardins.
Or, une nuit, à une heure assez avancée, un malaise subit me força à quitter mon lit et me fit éprouver le besoin de respirer un peu d’air. C’était en août, l’atmosphère était brûlante et le ciel orageux. Je descendis dans les jardins, enveloppée dans une mantille, et je m’assis au pied d’un grenadier, persuadée que j’étais bien seule à cette heure. Il était alors près de minuit.
J’étais là depuis quelques minutes, lorsqu’il me sembla entendre des voix étouffées et un bruit de pas criant sur le sable. J’eus peur et demeurai immobile et tremblante. Les pas se rapprochèrent… les voix devinrent plus distinctes… Il me sembla bientôt reconnaître celle de don José. Avec qui donc était-il ?
J’allais peut-être me lever et me diriger vers lui pour m’en assurer, lorsque j’entendis distinctement une autre voix à laquelle je ne pus me méprendre…
C’était une voix de femme.
La curiosité et une vague inquiétude me poussèrent à garder mon immobilité première et à me blottir sans bruit dans une touffe de grenadiers.
Les pas et les voix approchaient toujours et voici ce que j’entendis :
– Ainsi, don José, mon amour chéri, parce que tu es venu au monde le premier, ce qui, pour les jumeaux constitue le droit d’aînesse de celui qui naît après, ton frère, don Pedro, sera riche, titré, il épousera la noble fille du duc de Sallandrera et succédera aux biens et dignités de son beau-père.
– Hélas ! soupirait don José.
– Et toi, comme le maudit, tu resteras pauvre, sans titres et sans fortune.
– Oui, murmura don José d’une voix sombre.
Ils passèrent en ce moment si près de moi que je retins mon haleine.
– Aimes-tu don Pedro ? demanda la gitana d’un ton railleur.
– Je le hais !
– De toute ton âme ?
– De toute mon âme !
– S’il mourait, le pleurerais-tu ?
– Oh ! non !
Ce fut tout ce que j’entendis.
La bohémienne et don José s’étaient éloignés, et leurs voix devenaient inintelligibles. Ils firent le tour du jardin, et passèrent de nouveau près de moi, toujours immobile, toujours saisie d’effroi depuis que j’avais entendu don José souhaiter la mort de son frère.
Cette fois, il n’était plus question de don Pedro, mais la bohémienne disait :
– Cette maladie est presque inconnue de nos jours. On n’en rencontre plus que de très rares exemples en Afrique, dans le Maroc ou au Sénégal.
– Et… elle est mortelle ?
– Mortelle et épouvantable.
– Comment se traduit-elle ?
– Par une putréfaction lente qui s’empare d’abord des extrémités, puis du visage, ronge les lèvres, le nez, la langue, éteint le regard et finit par gagner les intestins. Le malheureux qui en est atteint se voit mourir chaque jour, lentement, heure par heure…
– Et il n’y a pas de remède ?
– Aucun.
– Combien d’années peut vivre encore celui qui en est atteint ?
– Cela dépend. Quelquefois il meurt au bout de la première, quelquefois il résiste pendant quatre ou cinq. Mais les horribles symptômes se manifestent dès la première, souvent au bout d’un mois ou deux.
Ils s’éloignèrent encore. Je n’entendis plus rien. Mais ils passèrent une troisième fois à la portée de mon oreille et j’entendis don José qui disait :
– Et cette maladie est contagieuse ?
– Oui.
– Comment peut-elle se gagner ?
– Par le contact, par la transpiration.
– Ainsi l’homme qui en serait atteint et qui en embrasserait un autre sur les lèvres lui donnerait son mal ?
– Oh ! dit la gitana, il n’est pas besoin de cela. Je t’ai dit, mon amour, que mes frères avaient ramené d’Afrique, il y a un mois, un pauvre négrillon qui en était atteint ?
– Oui.
– Eh bien ! si on appliquait un masque sur la figure du nègre, un masque de poix-résine ou de cire, d’une matière grasse et spongieuse, enfin, et qu’on l’y laissât quelques heures, il suffirait ensuite d’appliquer ce masque sur un autre visage pour lui inoculer l’infection.
Pour la troisième fois, ils s’éloignèrent ; et je ne compris pas très bien d’abord quel sens mystérieux avait cette conversation.
J’entendis alors don José descendre vers la petite porte des jardins, puis le double bruit d’un baiser échangé. La bohémienne venait de partir.
Je m’enfuis alors et rentrai au château, où je passai une nuit d’insomnie. Il me sembla que mon esprit s’ouvrait : je crus deviner les projets sinistres de don José, et cependant j’hésitais encore à y croire quand le jour vint. Je traitai alors mes pressentiments de visions folles et de chimères… Don José était jaloux de don Pedro ; le haïssait même ; mais était-il bien capable de devenir fratricide ?
Cependant, j’étais tentée d’aller trouver mon fiancé et de lui faire part de ce que j’avais entendu lorsque arriva une lettre du duc mon père.
Le duc de Sallandrera, je l’ai déjà dit, avait accepté un poste important dans la diplomatie ; il était ambassadeur en Allemagne. Dans la lettre qu’il écrivait à ma mère, il demandait don Pedro, qu’il venait de faire nommer secrétaire d’ambassade et que le gouvernement de la reine attachait à sa personne.
Don Pedro aimait et vénérait mon père. Ses volontés étaient des ordres. Il manifesta le désir de partir le jour même. J’accueillis ce départ comme une preuve de l’intervention céleste qui protégeait mon fiancé.
Don Pedro partit, et je demeurai seule avec ma mère et don José.
Un an s’écoula.
Un changement de ministère rappela mon père. Il revint avec don Pedro, et tous deux arrivèrent un soir à la Grenadière.
Don José accueillit son frère avec les marques de la plus vive affection, lui témoignant sa joie de le revoir et lui disant combien cette séparation d’une année lui avait paru longue et cruelle. J’avais oublié la conversation que j’avais surprise entre la gitana et don José, un an plus tôt. D’ailleurs cette femme avait quitté Grenade, et il était plus que probable que don José avait rompu complètement avec elle. Et puis je touchais à ma quinzième année, et le moment n’était pas éloigné où j’allais être unie à don Pedro.
Don Pedro aimait passionnément la chasse, genre d’exercice qui répugnait à son frère don José. Chaque matin, accompagné de son domestique, quelquefois seul, le hardi jeune homme partait, un fusil sur l’épaule, et s’enfonçait dans les montagnes qui environnaient la Grenadière pour y poursuivre les perdrix rouges, qui abondent dans notre pays. Souvent même la passion l’entraînait à ne revenir que le soir fort tard.
Or, un jour, don Pedro était parti dès la pointe du jour, tout seul, emportant dans sa carnassière des vivres pour la journée.
Le soir vint, puis la nuit… Don Pedro ne revenait pas.
On se mit à table à l’heure habituelle du souper… La place de don Pedro demeura vide.
Mon père commença alors à concevoir quelques inquiétudes.
– Il y a des bandits qui infestent la sierra, dit-il ; qui sait si cet étourdi n’est point tombé dans leurs mains ?
– Bah ! fit don José en riant, il y a près d’un an qu’il ne s’est commis aucun vol à dix lieues à la ronde. Les bandits ont changé de quartier.
On attendit une heure encore…
Je commençais à être au supplice, et, malgré moi, je songeais à ces rumeurs populaires qui avaient couru quelques mois auparavant sur les frères de la gitana, lesquels, disait-on, étaient de connivence avec les bandits. Sa conversation avec don José me revenait même en mémoire, lorsque la cloche qui annonçait une arrivée à la Grenadière retentit tout à coup.
– Le voilà ! s’écria-t-on. C’est lui !
C’était lui en effet, lui, don Pedro, que nous vîmes tout à coup apparaître sur le seuil du salon, mais si pâle, si défait, si chancelant, que nous poussâmes tous un cri d’étonnement et d’effroi. Don Pedro n’était plus que l’ombre de lui-même, et ses vêtements déchirés, son visage et ses mains ensanglantés témoignaient d’une lutte acharnée et violente qu’il avait dû soutenir.