XLI

M. le marquis de Chamery dormit avec le château de Sallandrera pour oreiller, et il s’éveilla vers dix heures du matin, en se disant :

« On a eu tort de médire des châteaux en Espagne ! je crois que j’en tiens un… »

Il fit une toilette de deuil, dans l’intention d’accompagner don José à sa dernière demeure ; puis il monta chez sir Williams.

L’aveugle n’avait point encore connaissance de la lettre de Conception.

Rocambole la lui lut, et sir Williams l’écouta fort attentivement.

Puis il prit son ardoise.

– Il est évident, écrivit-il, que nous avons avancé la besogne. Tu es aimé de mademoiselle Conception et l’obstacle le plus sérieux, don José, n’existe plus. Mais…

L’aveugle s’arrêta sur ce mot et parut réfléchir, tortillant son crayon entre ses doigts.

– Mais ?… interrogea Rocambole.

Sir Williams écrivit :

– Le duc de Sallandrera est grand d’Espagne de première classe, il a sept ou huit cent mille livres de rente et sa fortune s’accroît encore de l’héritage de don Pedro et de don José…

– C’est un beau denier ! murmura Rocambole, qui lisait par-dessus l’épaule de sir Williams à mesure qu’il écrivait.

L’aveugle continua :

– Le marquis de Chamery, quoique bon gentilhomme, est évidemment d’une noblesse inférieure aux Sallandrera…

– Palsambleu ! mon oncle, s’écria Rocambole qui eut l’accent indigné d’un vrai marquis dont on contesterait les quartiers, vous oubliez que nous allions à Malte ?

Un sourire plein d’indulgence et pétri d’une bonhomie railleuse éclaira le hideux visage de l’aveugle.

Sir Williams poursuivit avec son ardoise :

– En outre, le marquis de Chamery n’a guère que soixante-quinze mille livres de rente… une bagatelle !

– Bah !… fit Rocambole, puisque Conception m’aime réellement.

– Et le duc de Sallandrera aura bien certainement de plus hautes visées. Il faut donc questionner adroitement mademoiselle Conception… savoir si, déjà, elle n’a point été recherchée en mariage par un grand seigneur quelconque.

– Oh ! si fait, dit Rocambole.

– Ah ! écrivit l’aveugle. Et par qui ?

– Par une ancienne connaissance à nous.

– Qui donc ?

– Le jeune comte de Château-Mailly, devenu duc et immensément riche par la mort de son oncle, ce vieux barbon qui, sans nous, épousait l’ancienne parfumeuse, madame Malassis… vous souvenez-vous ?

– Oui, fit l’aveugle d’un signe de tête.

– Mais le duc a été refusé.

– Cela se comprend, écrivit sir Williams, don José vivait. Mais don José mort, dans un mois ou deux…

Et il ajouta ces mots, qu’il souligna :

– Là est le danger !

– Oh ! dit Rocambole, le danger est ailleurs encore…

– Et où est-il ?

– Tu sais bien, mon oncle, que je t’ai dit que Baccarat avait des intelligences dans la famille du duc.

Ce nom de Baccarat arracha un frisson à sir Williams. En même temps, son visage, fort calme jusque-là, exprima une sorte d’animation et de colère subite.

– Eh bien ! dit Rocambole, puisque nous sommes sur ce chapitre, allons jusqu’au bout. Depuis que je suis à Paris, Baccarat, devenue, comme tu le sais, la comtesse Artoff, a été absente. Elle est partie au commencement de l’automne dernier pour la Russie et doit revenir au commencement du mois prochain. On l’attend même de jour en jour. Tu vois que je suis bien informé.

– Après ? fit l’aveugle d’un signe de main.

– J’ai déjà rencontré dix personnes qui ont connu le vicomte de Cambolh et le marquis don Inigo de los Montes. Je suis tellement changé, qu’aucune ne m’a reconnu dans la peau du marquis de Chamery. Mais je redoute Baccarat.

– Tu as raison, écrivit l’aveugle.

– Or, Baccarat et son mari ont connu, il y a deux ans, le duc de Sallandrera et sa famille aux eaux de Wiesbaden ; le comte Artoff s’est lié avec le duc, et bien que Baccarat ait le tact de ne jamais accompagner son mari dans le monde, elle est reçue dans l’intimité à l’hôtel Sallandrera. La duchesse et Conception l’aiment beaucoup. »

– Diable !… mima sir Williams par un bruit de lèvres bien connu.

– Or, c’est précisément le comte Artoff qui a présenté le jeune duc de Château-Mailly.

Sir Williams fronça le sourcil.

– Tu vois, mon oncle, dit Rocambole, que tu avais la main malheureuse autrefois ; car, enfin, c’est toi qui as mis tout ce monde en relations.

Sir Williams soupira.

– Donc, Baccarat et le comte reviendront à la charge, donc cette femme, qui nous a déjà si merveilleusement roulés, nous roulera encore, si nous ne prenons nos précautions.

L’aveugle grinça des dents.

– Mon avis est donc, mon bonhomme, puisque nous allons avoir quelques loisirs – car, bien certainement, le duc et sa famille conduiront en Espagne le corps de don José –, mon avis est donc que nous nous occupions de Baccarat.

– Oui !… oui !… fit le muet d’un énergique signe de tête.

– Écoute-moi bien, mon vieux, reprit le faux marquis ; je ne blâme pas ta haine pour cet excellent M. de Kergaz, ton frère ; mais je suis d’avis que tu y renonces, au moins provisoirement. Cette haine, qui ne rapporte absolument rien, du reste, nous a toujours porté malheur. Si tu t’étais moins occupé de ton philanthrope de frère et un peu plus de Baccarat, tu aurais bien certainement ta langue et tes deux yeux. Peut-être même, acheva Rocambole avec une raillerie cruelle, te serais-tu retiré en province avec cette jolie petite Sarah, qui aurait fini par t’aimer.

Le nom de Sarah fit pâlir sir Williams.

– Ah ! ah ! dit Rocambole, elle te tient toujours au cœur, hein ?

Le visage de l’aveugle exprima soudain toutes les convoitises de la passion.

– Eh bien ! poursuivit son élève, si tu le veux, nous combinerons un joli petit plan qui te venge de Baccarat, et je t’assure que cela me paraîtrait drôle de te donner Sarah comme récompense de ta sagesse.

Sir Williams témoignait, par ses gestes et son attitude, une joie féroce.

Rocambole tira sa montre.

– Mais, dit-il, nous recauserons de tout cela ce soir. Il est onze heures, je vais aux funérailles de don José. Je ne puis faire moins puisque j’hérite de sa fiancée.

Le faux marquis laissa sir Williams en proie à la surexcitation terrible éveillée en lui par le souvenir de la petite juive, cause première et mystérieuse de tous ses revers, mais pour laquelle il avait conservé l’amour violent et furieux d’une bête fauve.

Le vicomte Fabien d’Asmolles attendait son beau-frère pour aller avec lui au convoi de don José.

Les deux jeunes gens montèrent dans une voiture de deuil, attelée de deux chevaux noirs magnifiques, aux étrivières de laquelle étaient pendus deux laquais vêtus de noir de la tête aux pieds.

– Mon ami, dit le vicomte en voyant la mine de Rocambole, qui avait cru devoir prendre un air consterné, tu es un noble cœur, tu te disposes à pleurer un rival avec le cœur d’un ami.

Rocambole ne répondit pas, et la voiture partit.

Ainsi que mademoiselle de Sallandrera l’annonçait dans sa lettre au marquis de Chamery, les funérailles eurent lieu le lendemain.

À midi précis, le char funèbre sortit de la cour de l’hôtel de Sallandrera, situé, comme on sait, rue de Babylone.

Une foule de voitures de deuil encombraient les abords de l’hôtel.

La première voiture qui parut derrière le char était occupée par le duc de Sallandrera et un prêtre espagnol, confesseur de la duchesse.

Le duc avait l’attitude morne, abîmée d’un homme qui va voir se refermer une tombe sur les dépouilles de son unique fils.

Quand le convoi eut atteint l’église de la Madeleine, où l’absoute allait être donnée, lorsque les nombreux assistants descendirent de voiture pour entrer dans l’église et s’agenouiller autour du catafalque, ils furent effrayés de la pâleur du duc et du tremblement nerveux qui s’était emparé de tous ses membres.

Un mot sinistre circula dans la foule.

– Le duc, disait-on, n’a pas trois mois à vivre. Il est mort d’avance d’un coup qui a tué don José.

Pendant la cérémonie funèbre, Rocambole et son beau-frère se tinrent derrière la foule des assistants, tout près des gens du duc qui avaient transporté la bière du char dans l’église.

Le faux marquis de Chamery n’avait point choisi cette place sans un dessein prémédité.

Il avait bien pensé que, parmi les nombreux serviteurs du duc de Sallandrera qui assistaient aux funérailles, se trouverait le groom noir de Conception. Et il espérait surprendre un geste, un signe d’intelligence qui lui apprit l’heure et le lieu où il pourrait voir mademoiselle de Sallandrera.

Rocambole avait deviné juste.

Le noir était au premier rang de la livrée, et lorsque, au moment où chaque assistant allait jeter l’eau bénite sur le catafalque, Rocambole, après avoir fait comme tout le monde, voulut rendre le goupillon, ce fut le noir qui le prit de ses mains. Et, en même temps, le faux marquis sentit que le noir lui mettait un papier dans la main, qu’il dissimula avec autant d’adresse qu’on venait d’en mettre à le lui glisser.

Après l’absoute, le corps de don José, qui devait être dirigé sur l’Espagne, fut descendu dans un caveau provisoire, et l’assistance se retira silencieuse et recueillie.

On avait emporté évanoui cet homme de fer qui se nommait don Paëz, duc de Sallandrera.

Une heure après, rentré chez lui, Rocambole lisait à sir Williams le billet que lui avait remis le noir.

Voici ce billet :

« Monsieur et ami,

« Nous partons demain pour Sallandrera. Nous accompagnons, mon père, ma mère et moi, le corps de don José d’Alvar, qui doit être inhumé dans les caveaux de la famille de Sallandrera.

« Je ne puis et veux partir sans vous voir. Ce soir, à minuit, trouvez-vous à la petite porte du boulevard des Invalides.

« CONCEPTION. »

– Qu’en dis-tu, mon oncle ? dit Rocambole.

Sir Williams écrivit :

– Il faut y aller…

– Parbleu !… Mais que dis-tu de la lettre ?

– Je dis, écrivit l’aveugle, que tu feras bien de garder tous ces billets. S’il t’arrive malheur, si mademoiselle Conception t’oublie en Espagne, si enfin elle épouse le duc de Château-Mailly ou un duc quelconque, tu pourras les mettre dans la corbeille de mariage ; cela fait toujours bon effet.

– Farceur, murmura Rocambole.

Il causa quelques minutes encore avec l’aveugle, lui promit de monter chez lui à son retour de l’hôtel Sallandrera, et alla achever sa journée au Tattershall, où il y avait une vente de chevaux à deux heures. Le marquis sortit du Tattershall à cinq heures et demie, dîna sur le boulevard et alla voir un proverbe d’Alfred de Musset à la Comédie-Française.

On le voit, en devenant homme du monde, Rocambole avait répudié tous les goûts de sa première jeunesse. Il préférait le Théâtre-Français à la Gaîté, et mademoiselle Brohan à M***, le comique en vogue du boulevard. C’était un point de vue comme un autre.

La représentation de la rue Richelieu et quelques cigares fumés dans la galerie d’Orléans conduisirent le marquis jusqu’à l’heure du rendez-vous que lui avait donné mademoiselle de Sallandrera. À minuit précis, il se trouvait à la petite porte des jardins.

Comme il avait plu toute la journée, au lieu de sortir en phaéton, le marquis était sorti dans son coupé bas ; et il laissa ce coupé sur le quai à l’entrée du boulevard des Invalides, qu’il remonta à pied.

Au moment où il se disposait à frapper deux coups discrets à la petite porte, elle s’ouvrit et le nègre le prit aussitôt par la main.

– Venez, dit-il.

Comme la première fois, le nègre fit traverser les jardins au marquis, puis la serre-chaude, et il lui fit gravir ce petit escalier de service qui conduisait au deuxième étage de l’hôtel.

Conception attendait le marquis dans son atelier. Cette vaste pièce était à peine éclairée par une seule lampe, que la jeune fille avait couverte d’un abat-jour.

– Elle veut me dissimuler son émotion et sa pâleur, pensa Rocambole, qui était plein de fatuité.

Pourtant, s’il se trompait il ne se trompait qu’à demi, car mademoiselle de Sallandrera était si émue lorsqu’il entra, qu’elle n’eut point la force de quitter son siège.

Rocambole avait sans doute médité longuement ses gestes, ses paroles et son attitude. Il fut divinement embarrassé en allant du seuil de la porte vers elle ; il balbutia comme un enfant en essayant de lui demander de ses nouvelles ; il demeura debout et tout tremblant, comme un homme qui n’ose pas s’asseoir.

Cette émotion qu’il jouait si bien, la jeune fille la ressentait véritablement, et son cœur battait si fort, elle était sous le poids d’une telle oppression que, pendant un moment, elle ne put prononcer un mot.

– Ah !… dit-elle enfin, faisant un violent effort sur elle-même, j’ai bien souffert depuis deux jours, monsieur !…

Rocambole lui prit la main.

– Vous n’avez pas souffert seule, dit-il.

Elle soupira et se tut.

– Mademoiselle, reprit-il, paraissant s’enhardir. Je vous apporte l’absolution que semble me demander votre lettre. N’ayez aucun remords du trépas de ce misérable don José. Ce n’est pas nous qui l’avons tué, c’est Dieu ! Et Dieu est juste !…

– Ah ! monsieur, murmura-t-elle, j’ai peur que nous n’ayons tué mon père !…

– Non, mademoiselle, non. Une heure viendra où la Providence qui vient de punir se chargera sans doute aussi de dessiller les yeux qui pleurent les assassins comme on pleure des victimes.

Rocambole s’exprima alors avec une subite animation ; il fit comprendre à mademoiselle Sallandrera que la mort de don José n’avait été qu’une expiation insuffisante de ses nombreux forfaits, de sa vie infâme et souillée… Puis il lui fit le tableau de l’horrible existence qu’elle eût été condamnée à mener côte à côte et face à face avec ce misérable.

Et comme le marquis était éloquent et passionné en exprimant son opinion, Conception ne tarda pas à se laisser convaincre.

Enfin Rocambole termina son plaidoyer par cette péroraison sentimentale :

– S’il est quelqu’un à plaindre, mademoiselle, c’est peut-être ceux ou celui qui vous voient vous éloigner… peut-être pour toujours.

– Oh ! non ! dit-elle avec vivacité, nous reviendrons à Paris.

– Dites-vous vrai ?

– Avant un mois.

Rocambole appuya sa main sur son cœur, comme si le bonheur l’eût suffoqué.

– Mon père, poursuivit Conception, a pris l’Espagne en horreur… il veut vivre en France maintenant. Nous reviendrons, monsieur.

Le marquis tomba à genoux.

Il feignit de céder à un excès, à un égarement de la passion, et il osa porter une des mains de la jeune fille à ses lèvres.

Elle la retira vivement, mais elle lui dit sans colère :

– Je vous l’ai dit ici même, monsieur, le jour où je me suis confiée à vous, où vous avez noblement accepté le rôle de protecteur, tendant la main à la pauvre abandonnée de tous ; je vous ai dit : Sauvez-moi, et je serai reconnaissante, et si mon cœur, déjà tant éprouvé par tant de douleurs, est mort à un nouvel amour…

La voix de Conception expira sur ses lèvres. Était-ce le souvenir de don Pedro ?… ou bien n’était-ce pas plutôt qu’elle commençait à lire au fond de son cœur et à s’apercevoir qu’elle aimait le marquis.

Rocambole se mit à genoux.

Il lui prit les mains, et cette fois, elle ne les retira point.

Il y mit un baiser brûlant.

– Mon Dieu !… s’écria-t-elle en se dégageant, partez, monsieur, et laissez-moi partir… Mais attendez mon retour… Dans un mois, je serai revenue à Paris.

Il lui obéit et se leva, mais il continua à presser ses deux mains dans les siennes, et ce fut avec une voix émue et qui descendit jusque au fond du cœur de Conception qu’il lui dit :

– Mademoiselle, je vous aime… je vous aime, et s’il naît parfois une épouvante au fond de mon âme, c’est en songeant que je ne suis qu’un pauvre gentilhomme français, possédant une fortune ordinaire, portant un nom presque obscur et indigne de s’allier jamais au noble nom de Sallandrera.

– Monsieur, répondit simplement Conception, tous les gentilshommes sont égaux, et ni les princes, ni les rois ne sauraient en créer. Les rois donnent des titres, mais c’est le temps qui consacre les races, et votre race est aussi vieille que la mienne.

Rocambole s’inclina.

Les deux jeunes gens venaient de rompre la glace.

Le faux marquis de Chamery avait fort nettement formulé cette pensée :

– J’aspire à l’honneur d’obtenir votre main, mais je crains, hélas ! de n’être ni assez noble, ni assez riche…

À quoi Conception avait répondu plus nettement encore :

– Vous êtes trop humble, et je vous permets d’espérer.

De ce premier aveu, les deux jeunes gens passèrent bientôt à des promesses, à des serments…

Conception laissa échapper son secret. Elle ne dit point toutefois à Rocambole qu’elle l’aimait ; cependant, sous peine de passer pour un niais, Rocambole ne put se le dissimuler plus longtemps. Il obtint la permission d’écrire des lettres qui seraient reçues en secret et auxquelles on répondrait.

Et une heure s’écoula, et il ne fallut rien moins que le timbre sec et métallique de la pendule, qui sonna une heure du matin, pour mettre un terme à ce premier et naïf épanchement.

– Mon Dieu ! dit Conception, se levant vivement, partez, je vous en supplie.

– Déjà ! dit Rocambole avec un accent qui était de la bonne école de M. de Lauzun.

– Mon père ne se couche jamais avant deux heures, et quelquefois il lui prend fantaisie de monter chez moi. S’il vous trouvait ici, nous serions perdus !

– Adieu… je pars… murmura Rocambole de nouveau merveilleusement ému.

– Dans un mois… au revoir.

Elle le reconduisit jusqu’à l’extrémité du couloir, lui abandonna une fois encore sa main qu’il couvrit de baisers. Puis elle le quitta brusquement, revint s’enfermer dans son atelier, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, je sens que je l’aime !…

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