XLII

Rocambole sortit de l’hôtel Sallandrera par la petite porte des jardins, du pas d’un triomphateur romain montant au Capitole.

– Elle m’aime ! murmura-t-il, et le diable aidant, je crois que je mourrai dans la peau d’un grand d’Espagne. Une enveloppe assez confortable, ma foi !

Ce fut en faisant cette réflexion qu’il arriva sur le boulevard des Invalides.

Le boulevard était désert ; il tombait une pluie fine et serrée qui fouettait la figure.

Rocambole se prit à marcher d’un pas rapide, descendant vers le quai, où il avait laissé son coupé. Mais aux deux tiers du chemin, son attention fut éveillée par des cris, des paroles brèves et courroucées, et il ne tarda point à apercevoir deux personnes entre lesquelles une lutte violente paraissait engagée.

– Oh ! oh ! pensa-t-il, puisque décidément je joue les rôles de protecteur, allons mettre le holà !

Il pressa le pas et ne tarda point à reconnaître que de ces deux personnes, l’une était une femme, l’autre un homme qui la violentait et lui parlait d’un ton menaçant.

– Laisse-moi, Auguste, laisse-moi, te dis-je ! s’écriait la femme, il vaut mieux nous quitter que vivre ainsi.

– Je te dis que tu es une abominable coquine ! répondit l’homme appelé Auguste et si tu veux me quitter, c’est que tu as des projets… aussi je te tuerai plutôt !…

Et l’homme levait la main pour frapper.

– Au secours ! à l’assassin ! cria la femme.

– Oh ! tu as beau crier et appeler, continua l’homme qui, cependant laissa retomber sa main sans frapper, personne ne viendra à ton secours, nous sommes seuls, et d’ailleurs…

Il n’acheva pas ; un robuste coup de poing lui fut appliqué sur la nuque, et il alla rouler à dix pas tout étourdi.

Rocambole, dont la terre détrempée par la pluie avait assourdi les pas, venait de se ruer sur lui avec l’énergie et l’adresse d’un homme qui a longtemps pratiqué la boxe.

L’homme se releva et revint sur lui les poings fermés.

– Mon petit, dit tranquillement le faux marquis, fais-moi donc le plaisir de filer et de laisser cette femme en repos, ou je t’assomme…

Et il fit décrire à la badine dont il était armé un si terrible moulinet, que son adversaire de hasard, aussi lâche en présence d’un homme qu’il était brave tout à l’heure en croyant avoir affaire à une femme, prit la fuite aussitôt.

Alors Rocambole se tourna vers la femme toute tremblante encore.

– Ne craignez rien, mon enfant, lui dit-il, je suis là pour vous protéger.

– Oh !… monsieur, répondit-elle avec l’accent de la crainte, ne m’abandonnez pas, je vous en supplie… Il me tuerait.

Cette voix fit tressaillir Rocambole.

« C’est drôle, pensa-t-il, je connais cette voix-là moi !… » Et comme en cet endroit il faisait assez noir et qu’ils étaient loin de tout réverbère, il prit le bras de la femme et le passa sous le sien.

– Venez avec moi, dit-il, je vais vous mettre en sûreté.

La femme se laissa entraîner jusqu’au coupé du marquis, dont les lanternes à optique jetaient une vive clarté.

Mais soudain Rocambole jeta un cri :

– Baccarat ! dit-il.

L’étonnement, la stupéfaction du faux marquis avaient été si grands, qu’il avait oublié toute prudence et n’avait plus songé que reconnaître Baccarat, c’était l’inviter à le reconnaître lui-même.

Mais la femme ainsi interpellée répondit avec plus d’étonnement encore :

– Vous vous trompez, monsieur.

– Je me… trompe ?

– Oui. Je n’ai jamais porté le nom que vous me donnez.

– Oh ! fit Rocambole suffoqué.

Et il se prit à la regarder attentivement, avec avidité. C’étaient bien la taille élevée et flexible de Baccarat, ses magnifiques cheveux blonds, son sourire triste et doux, le galbe correct et pur de son visage. Mais ce visage était amaigri et paraissait souffrant ; mais cette femme, qui avait jusqu’au timbre de voix de Baccarat, était pauvrement, méchamment vêtue d’une robe en lambeaux, chaussée de souliers éculés, coiffée d’un petit bonnet de lingerie. Évidemment ce n’était pas, ce ne pouvait être cette femme qui avait, quatre ou cinq années auparavant, échangé son nom de Baccarat contre le nom aristocratique du comte Artoff.

Rocambole demeura longtemps abasourdi, muet, bouche béante, en présence de cette créature qui lui rappelait si parfaitement l’héroïne du Club des Valets de cœur. Longtemps il se demanda s’il n’était pas le jouet d’un rêve, s’il ne dormait pas tout éveillé, si enfin il n’était pas en proie à une hallucination quelconque.

Un moment un soupçon traversa son esprit. Il se souvint que, autrefois, lorsque Baccarat s’appelait madame Charmet, elle sortait pauvrement vêtue pour aller distribuer des aumônes dans les quartiers populeux où la misère élit son domicile.

Et il crut que Baccarat l’avait reconnu…

Mais cette supposition était inadmissible. Si c’eût été Baccarat, elle ne se fût point laissée insulter par un homme, et quel homme ! une sorte de goujat qui paraissait avoir tous les droits du monde sur cette créature, jusqu’à celui de la battre.

– J’ai le vertige murmura-t-il enfin.

La femme ne paraissait rien comprendre à cette stupéfaction toujours croissante.

Enfin le marquis ouvrit la portière du coupé, et lui dit :

– Je me trompe, sans doute, mais vous ressemblez à une personne que j’ai beaucoup connue autrefois.

– Oh ! bien certainement vous vous trompez, monsieur, dit-elle humblement, car moi je ne vous ai jamais vu.

Cet accent était si franc, si naïf, que Rocambole se rendit à l’évidence.

– Étrange ! étrange ! fit-il.

Et, la regardant encore :

– Dans tous les cas, dit-il, ne craignez rien, madame. Je suis un homme comme il faut…

– Ah ! je le vois bien, monsieur…

– Dites-moi où il faut vous conduire.

La femme rougit et balbutia.

– Dites ? insista Rocambole.

– Monsieur, répondit-elle avec un effort, je n’ai pas, je n’ai plus de domicile… je demeurais avec… un homme… et comme il me maltraitait… je me suis enfuie.

– Très bien, dit Rocambole, je comprends. Eh bien ! montez dans ma voiture, je vais vous conduire dans une maison où vous serez provisoirement en sûreté.

Et comme elle semblait hésiter encore, il la poussa dans le coupé, monta auprès d’elle, et ferma la portière.

Le bruit éveilla le cocher, qui dormait fort tranquillement en attendant son maître.

– Rue de Surène ! lui cria Rocambole, enchanté, du reste, que le cocher n’eût rien entendu de son bref colloque avec l’inconnue.

Le coupé partit.

Alors Rocambole regarda de nouveau cette femme.

– Comment vous nommez-vous ?

– Rebecca, répondit-elle.

– Vous êtes juive ?

– Ma mère l’était.

– Et votre père ?

– Mon père, dit-elle avec une sorte d’irritation subite, je ne l’ai pas connu… je suis un enfant d’amour…

– Ah !

– Quand je dis que je ne l’ai pas connu, je me trompe, car je l’ai vu une fois… Ma mère me l’a montré un jour… Il passait, donnant le bras à une femme qui était la sienne et tenait par la main une petite blonde comme moi et qui me ressemblait.

Rocambole tressaillit.

– Peut-être est-ce celle-là que vous avez connue… vous, monsieur ?

– Votre père était sans doute un homme riche ?

– Oh ! non : c’était un ouvrier.

– Un ouvrier.

– Et, comme ma mère l’avait beaucoup aimé, cela l’enrageait, poursuivit la jeune femme, qu’il l’eût abandonnée, elle et son enfant, pour se marier avec une femme qui ne valait pas mieux.

– Oh ! oh ! pensa Rocambole, qui savait à merveille l’histoire de Cerise et de sa sœur ; ce serait curieux que ce fût la sœur naturelle de cette bonne Baccarat.

Et il reprit :

– Ah ! votre père était ouvrier.

– Oui.

– En quel état ?

– Il était graveur.

– Et savez-vous où il demeurait depuis… son mariage ? insista Rocambole.

– Dans le faubourg Antoine.

– Parbleu ! dit Rocambole, je suis bien persuadé d’une chose maintenant.

– Laquelle ?

– C’est que la petite fille blonde dont vous parlez et qui était votre sœur…

– Est celle que vous avez connue ?

– Précisément.

– Oh ! dit la jeune femme avec l’accent de la haine, c’est elle qui m’a volé l’amour de mon père ; c’est elle qui est cause que je suis devenue une femme de mauvaise vie… comme ma mère.

– Quel âge avez-vous ?

– Trente-deux ans.

« C’est bien cela pensa le faux marquis. Elle est la sœur aînée de Baccarat, et Baccarat doit avoir trente ans. Décidément le boulanger , mon patron, veut faire quelque chose pour sir Williams en m’adressant par la petite porte du hasard cette créature. »

Comme Rocambole achevait cette réflexion mentale, le coupé s’arrêta. Ils étaient arrivés rue de Surène.

– Descendez, dit Rocambole en sautant le premier sur le trottoir. Je veux causer avec vous.

Il sonna, la porte s’ouvrit et il fit entrer l’inconnue devant lui.

Le valet de chambre, que nous connaissons, était, selon sa consigne habituelle, couché tout vêtu.

Au premier coup de sonnette, il vint ouvrir à son maître, et en valet intelligent, il ne fit que peu d’attention à la mise plus que misérable de la femme, et alla raviver le feu de la chambre à coucher.

Ce fut dans cette pièce que Rocambole conduisit l’inconnue. Il lui avança un fauteuil, renvoya le valet, et s’assit lui-même auprès d’elle.

– Maintenant, lui dit-il, contez-moi votre histoire tout entière.

– Ah ! dit la jeune femme avec un sourire triste, c’est l’histoire d’une pauvre fille, et ce n’est pas bien gai.

– N’importe, dit Rocambole, racontez-moi tout ; je suis peut-être un protecteur que le ciel vous envoie.

– Vous avez l’air bon, dit-elle.

– Vous êtes donc une fille d’amour ?

– Oui.

– Et votre mère aimait votre père ?

– Elle l’adorait ; et quand il l’abandonna… j’avais alors un peu moins d’un an. Lorsque ma mère mourut, j’avais cinq ans. Une voisine m’a élevée jusqu’à l’âge de quinze.

– Et… alors ?

– Alors j’ai fait comme ma mère, comme font toutes les filles à qui personne au monde ne s’intéresse, j’ai aimé le premier homme qui m’a dit que j’étais jolie.

– Quel était cet homme ?

– Un étudiant. J’ai vécu quinze ans dans le Quartier latin, heureuse quelquefois, malheureuse souvent.

– Pauvre fille !

– De chute en chute, je suis tombée à Auguste.

– Qu’est-ce que Auguste ?

La femme baissa la tête.

– Un marchand de contre-marques de l’Odéon, dit-elle.

– Ainsi, reprit Rocambole, vous haïssez cette femme qui est votre sœur et vous ressemble ?

– Ah ! de toute mon âme !

– Moi aussi.

Rocambole articula froidement ces deux mots.

– Vous ?

– Moi.

– Mais que vous a-t-elle donc fait ?

– Je l’ai trop aimée.

– Et… elle ?

– Elle m’a foulé aux pieds.

– Je comprends.

Et la femme du Quartier latin devint toute songeuse. Rocambole reprit :

– Ainsi vous la haïssez ?

– Oh !…

– Si je vous proposais de vous venger d’elle et de me venger, accepteriez-vous ?

– Ah ! je crois bien, fit-elle avec une naïveté féroce ; puisque je n’ai plus rien à aimer, je veux haïr. Mais, ajouta-t-elle, comment ?

– Je vous aiderai, je vous servirai.

– Vrai ?

– Parole d’honneur.

Rocambole vit cette figure amaigrie par la souffrance s’illuminer d’une joie cruelle, ce regard morne et baissé d’ordinaire étinceler tout à coup.

« Tiens ! tiens ! pensa-t-il, je crois qu’il y a là de l’étoffe. » Et il dit tout haut :

– Ma petite, vous êtes ici chez vous.

Elle crut qu’il raillait, et elle le regarda avec une sorte de défiance.

– Je vous le répète, vous êtes chez vous… mon domestique vous servira… je viendrai vous voir tous les jours.

– Comment ! dit-elle, vous vous en allez ?

– Oui.

– Vous ne demeurez pas ici ?

– Non, mais ce logement m’appartient.

– Vous êtes donc bien riche ? fit l’étudiante, accoutumée à vivre avec de pauvres écoliers subsistant d’une maigre pension.

– Assez pour remplir chaque mois votre bonnet de pièces de vingt francs.

Et Rocambole se leva, reboutonna son paletot, tendit la main à la jeune femme et lui dit :

– Bonsoir, à demain.

Puis il dit à son valet, qui se tenait dans l’antichambre :

– Tu donneras à cette femme tout ce qu’elle te demandera… mais tu ne la laisseras pas sortir… Tu m’en réponds.

Le valet s’inclina.

Rocambole sortit et remonta dans son coupé.

– À l’hôtel ! dit-il.

Un quart d’heure après, M. le marquis de Chamery montait chez sir Williams.

Deux heures du matin venaient de sonner, mais l’aveugle n’était point couché. Il attendait Rocambole avec impatience. Sir Williams, le mutilé, avait fini par s’incarner si bien, par la pensée, dans son élève, qu’il était devenu, par procuration, amoureux de la belle Conception de Salladrera.

Or, Rocambole l’avait quitté pour aller au rendez-vous de la jeune fille : et sir Williams était impatient de connaître de résultat de ce rendez-vous.

Or, Rocambole, qui ménageait ses effets avec l’habileté d’un auteur dramatique, ne lui parla point d’abord de l’étrange rencontre qu’il venait de faire. Mais il lui raconta son entrevue avec la jeune fille et ses progrès rapides dans ce cœur innocent et candide.

Sir Williams était ravi.

– Mon pauvre vieux, dit Rocambole, qui voyait l’aveugle jouir de son triomphe, conviens que tu ne déployas pas plus de talent dans ta scène d’amour, à Bougival, avec ta sœur future, madame Jeanne de Kergaz ?

– C’est vrai, fit sir Williams d’un signe de tête.

Rocambole reprit :

– Ne disions-nous pas, ce matin, prévoyant que mademoiselle Conception irait faire un tour en Espagne, que son absence nous laisserait des loisirs ?

– Oui, fit la tête de sir Williams.

– Et que pour les occuper nous ferions bien de songer à Baccarat ?

– Oui… oui… fit encore la tête de l’aveugle.

– Ma foi ! tu as décidément, jadis, fumé une pipe avec le boulanger. Le boulanger est pour toi, mon vieux.

Le visage de sir Williams exprima une sorte d’étonnement.

– Devine qui j’ai rencontré tout à l’heure ?

– Je ne sais, sembla dire sir Williams d’un geste d’épaule.

– Baccarat.

L’aveugle tressaillit.

Puis, avec son crayon et son ardoise :

– Mais tu disais qu’elle n’était point à Paris, ce matin.

– C’est vrai.

– Alors ?…

– Alors je l’ai rencontrée tout de même.

– Je ne comprends pas, écrivit sir Williams.

– Je veux dire, articula lentement Rocambole, que j’ai vu une femme qui est la sœur naturelle de Baccarat, qui lui ressemble comme la goutte d’eau ressemble à la goutte d’eau…

Et Rocambole raconta à sir Williams attentif et charmé sa rencontre avec Rebecca et l’espèce de séquestration qu’il venait de lui faire subir. À mesure qu’il parlait, le visage de l’aveugle s’éclairait, des plis se formaient à son front, ses yeux roulaient dans leur orbite avec une expression étrange.

– Tu comprends, acheva Rocambole, que je ne sais pas quel parti on pourra tirer de cette fille, mais j’ai pensé que toi, qui es un homme de génie, tu trouveras le moyen de l’utiliser.

– Oui, fit gravement sir Williams.

– Qu’en feras-tu ?

L’aveugle appuya sa tête dans ses deux mains et s’abandonna à une méditation profonde qui dura plusieurs minutes et que son respectueux élève n’osa interrompre.

Enfin le crayon de l’aveugle se promena de nouveau sur l’ardoise et Rocambole lut cette réponse :

– Mon cher enfant, tu peux aller te coucher. Tu remonteras demain matin.

– Et vous aurez trouvé ?

– Oui, je suis déjà sur la voie.

Docile aux conseils de son ancien maître, le marquis de Chamery rentra chez lui, mit sa correspondance au courant, serra soigneusement les lettres de Conception et se mit au lit.

Le lendemain à neuf heures, il se présenta chez sir Williams.

L’aveugle n’avait pas dormi de la nuit. Il était assis sur son séant, enveloppé dans sa robe de chambre, et quelques gouttes de sueur perlaient à son front.

– Oh ! oh ! dit Rocambole, on me paraît avoir longuement médité.

– Oui.

– As-tu trouvé ?

– Oui.

L’aveugle écrivit.

– Quand Baccarat revient-elle ?

– Elle sera ici sous huit jours.

– En es-tu sûr ?

– À peu près.

– Très bien.

Et Rocambole vit cette phrase lumineuse s’étaler sur l’ardoise de sir Williams :

– Il est nécessaire de trouver un jeune homme enthousiaste, ardent, un peu toqué, qui puisse devenir sérieusement amoureux de madame la comtesse Artoff. Ce jeune homme une fois trouvé, je crois que Baccarat passera de vilains moments.

– Hé ! hé ! dit Rocambole, je crois que je devine déjà. Quant au jeune homme, j’ai une idée, et je vais de ce pas demander à déjeuner à la vicomtesse Fabien d’Asmolles.

Et Rocambole quitta sir Williams.

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