M. Roland de Clayet, ce jeune fat qui s’était battu avec le vicomte Fabien d’Asmolles par amour pour mademoiselle Andrée Brunot, dite de Chamery, qui, après le mariage de cette dernière, était allé en Allemagne se guérir de sa passion, et en revenait avec une passion nouvelle pour la comtesse Artoff, c’est-à-dire Baccarat ; M. Roland de Clayet, disons-nous, était chez lui, un matin, à huit jours de distance de son déjeuner avec Rocambole, le vicomte et la vicomtesse.
Roland, on s’en souvient, habitait rue de Provence.
Il avait un petit appartement de garçon très confortable, un peu extravagant de disposition et d’ameublement, avec force trophées d’armes dans la salle à manger, bon nombre de portraits de femmes dans le salon, une collection de pipes turques, orientales, hindoues et chinoises dans le fumoir, et un cabinet de toilette comme les dames d’un monde interlope et douteux aiment à en trouver chez un garçon, c’est-à-dire avec une table couverte de petits miroirs, de pots de cold-cream et de boîtes à poudre de riz.
Roland, un vrai fanfaron de vices, avait étudié la vie réelle un peu dans les romans de son époque, beaucoup dans l’intimité de quelques jeunes fous émancipés légalement comme lui, au sortir du collège, et, comme lui, persuadés que l’âge de la suprême sagesse est la vingtième année ; l’ami le plus sûr, un tailleur qui vous prête de l’argent ; la femme la moins respectable, celle qui se montre insensible aux déclarations ampoulées de bambins à moustaches naissantes ; la plus digne d’être aimée, celle que trois ou quatre aventures scabreuses ont déjà signalée aux regards du monde. Roland était un de ces hommes qui, n’ayant jamais aimé avec le cœur, ont toujours profané l’amour vrai. Dans cette passion nouvelle qu’il avait si complaisamment affichée pour Baccarat devant Rocambole et Fabien, il y avait, pour lui, autant de vanité peut-être que d’entraînement vrai et de sympathie réelle.
Or, depuis huit jours, et tout en se croyant l’homme le plus malheureux du monde, le plus fatalement atteint par l’amour, Roland s’était promené un peu partout. On l’avait vu à l’Opéra le vendredi, toutes les nuits à son club, au bois et aux Champs-Élysées de midi à quatre heures, à cheval ou en phaéton. Il avait rencontré vingt amis – et chacun d’eux avait reçu, sous le sceau du secret, la confidence de son amour pour la comtesse Artoff.
Un seul des amis de Roland n’était pas encore au courant de cette nouvelle passion.
Celui-là, nous le connaissions – c’était ce jeune M. Octave, le témoin féroce à la redingote militairement boutonnée, et qui s’était montré si merveilleusement ridicule le jour du duel de Roland avec le vicomte Fabien.
Mais si M. Octave ne savait rien encore, ce n’était pas, en vérité, la faute de son ami Roland. La faute en était au hasard. Depuis qu’il était de retour à Paris, Roland n’avait pu mettre la main sur Octave. Octave était absent de Paris.
Or, ce matin-là, Roland était chez lui vers onze heures, et procédait à sa toilette avec tout le sérieux et toute la minutieuse attention d’un homme qui n’a jamais connu de plus grave occupation, et attache une importance extrême à la façon dont il noue sa cravate.
Son valet de chambre, un nouveau, celui que Rocambole lui avait donné, l’aidait en cette grave occupation. En homme nourri des principes de don Juan, Roland avait déjà pris son valet pour confident et l’avait chargé d’une mission des plus délicates.
– Eh bien ! Germain, dit tout à coup le jeune homme, quoi de nouveau rue de la Pépinière ?
– J’attendais que Monsieur m’interrogeât, répondit le valet d’un ton de mystère.
– Parle, j’interroge.
– Les gens du comte ont reçu des nouvelles de leur maître, qui arrive sous huit jours. Les architectes se sont emparés de l’hôtel et y apportent de nombreuses modifications.
– Et la comtesse ?
Germain prit un air mystérieux, et un sourire diplomatique glissa sur ses lèvres.
– Si monsieur savait… dit-il.
– Quoi ? fit Roland.
– La comtesse ne revient pas avec le comte.
– Hein ? que dis-tu ?
– Elle est arrivée…
L’émotion que Roland éprouva à cette nouvelle fut si vive, qu’il faillit briser dans ses doigts le peigne d’écaille avec lequel il démêlait sa belle barbe châtain clair.
– Comment ! dit-il, la comtesse… est… arrivée ?
– Oui, monsieur.
– Et elle est descendue à son hôtel ?
– Non.
Ici la joie et l’étonnement de Roland de Clayet subirent une sensible recrudescence.
– Mais où donc est-elle descendue, alors ? demanda-t-il.
– Je vois bien, répondit le valet, qu’il faut que je fasse à Monsieur des confidences.
– Je les attends, drôle…
Roland se souvenait d’avoir toujours lu ou vu aux théâtres qu’un don Juan de quelque valeur, qui prend son valet pour confident et daigne s’abandonner avec lui à une causerie intime, doit de temps à autre le traiter de drôle ou de maraud pour lui rappeler la distance qui les sépare.
Germain prit un air plus mystérieux encore.
– Pour que Monsieur comprenne, dit-il, il faut que Monsieur me permette une légère introduction, une préface, comme disent messieurs les avocats.
– Parle.
– J’ai vingt-cinq ans, continua le laquais, je ne suis pas très mal dans mon genre…
– Fat !…
– Dame ! Monsieur me pardonnera. J’ai fait mes preuves, j’ai eu mes succès.
– Après ?
– Au bal du Mont-Blanc…
– Qu’est-ce que ce bal ? interrompit Roland.
– Le bal des domestiques.
– Très bien.
– Au bal du Mont-Blanc, dis-je, j’ai une réputation pour la valse et le quadrille des lanciers. Or, hier soir, comme Monsieur m’avait donné campo avec mission de savoir adroitement quand arriverait le comte Artoff, je suis entré dans ce bal, qui est, comme vous le savez, rue Saint-Lazare, en face de la rue de la Chaussée-d’Antin.
– Et puis ? fit Roland avec impatience.
– Je me rappelais avoir fait rédower, l’hiver dernier, une jeune et jolie femme de chambre qui m’avait dit être précisément au service de la comtesse Artoff.
– Et tu l’as retrouvée ?
– Sans doute.
– Et c’est par elle…
– Naturellement. Seulement, comme je tiens beaucoup à l’estime de cette personne, à qui je fais un doigt d’œil et qui est dans les secrets de sa maîtresse comme je suis dans ceux de Monsieur, je prierai Monsieur de ne pas me compromettre.
– Ainsi, elle t’a dit que la comtesse était à Paris ?
– Depuis avant-hier… incognito.
– Pourquoi incognito ?
– Voilà ce qu’elle ne sait pas.
– Mais… où est-elle logée ?
– À Passy. Mais j’ignore la rue et le numéro. La soubrette n’a pas voulu m’en dire plus long. J’espère que ce soir…
– Germain, dit vivement Roland de Clayet, si tu m’apportes cette adresse dans la soirée, tu auras dix louis.
– Oh ! fit dédaigneusement le valet, Monsieur est trop bon… Je ne sers pas Monsieur par intérêt.
– Et pourquoi me sers-tu ?
– Par orgueil. Si Monsieur pouvait devenir l’amant de la comtesse, j’en serais très fier.
– Je le serai.
Roland ne doutait de rien.
Déjà, in petto, il s’adressait le monologue suivant : – Évidemment, puisque la comtesse est arrivée seule à Paris, et qu’au lieu de descendre à son hôtel elle va se loger à Passy, c’est qu’elle avait de bonnes raisons pour garder l’incognito. Or, quelles sont ces raisons ? Il pourrait bien se faire que… la comtesse m’aimât… Son billet de Heidelberg avait un je-ne-sais-quoi de mystérieux…
Un coup de sonnette interrompit ce merveilleux a parte.
– Monsieur défend-il sa porte ? demanda le valet de chambre.
– Non, laisse entrer…
– Alors Monsieur me donnera ses instructions ce soir ?
– Oui.
Germain alla ouvrir.
– Monsieur Octave ! annonça Germain peu après sur le seuil du cabinet de toilette.
Roland se retourna avec empressement et vit entrer son jeune ami.
M. Octave était vêtu de noir de la tête aux pieds, portait un crêpe à son chapeau et avait la mine sérieuse et enjouée à la fois d’un héritier.
– D’où sors-tu donc ? s’écria Roland en lui tendant la main.
– Je viens de province.
– Où tu as hérité ?
– De mon père.
Ici M. Octave qui avait prononcé ce nom sans trop d’émotion, crut devoir ajouter quelques phrases banales sur la douleur qu’on éprouve à perdre son père ; puis, en profond philosophe, il ajouta : – Du reste, mon père était très âgé. J’étais l’enfant de sa vieillesse ; il s’était marié à cinquante-six ans. Tu le vois, il en avait près de quatre-vingts. Il était tombé en enfance depuis deux ans.
– Et tu hérites ?
– De cinquante-trois mille livres de rente en bonnes terres.
– C’est joli, cela, dit Roland.
– Je le crois bien.
– Vas-tu monter ta maison ?
– Je m’en occupe. Que veux-tu ? il faut se faire une raison. Si le premier devoir d’un fils est de pleurer son père, le second est d’en hériter.
– Le mot est joli !…
Un léger sourire vint effleurer les lèvres de l’intéressant M. Octave.
– J’ai toujours un peu le mot pour rire, dit-il : ne faut-il pas se faire une raison ?
– C’est juste. Où vas-tu demeurer ?
– Je ne sais encore… Je cherche un petit hôtel… là-haut… du côté des dames… rue Labruyère ou rue Chaptal. Jusqu’à présent, je n’ai rien trouvé, et j’ai provisoirement loué un premier étage, rue d’Anjou, avec une écurie pour cinq chevaux.
– Combien ?
– Six mille francs. C’est cher. Cependant, je suis assez content… On ne trouve plus d’écurie, par le temps qui court.
Et M. Octave s’assit et prit un trabuco sur la cheminée.
– En attendant que j’aie trouvé mon hôtel, dit-il, je cherche une compagne convenable…
Ces mots firent tressaillir Roland, qui crut devoir prendre aussitôt la physionomie sombre et fatale d’un homme ravagé par l’amour.
Mais M. Octave, tout entier à ce qu’il disait, n’y prit garde et continua, s’écoutant complaisamment parler :
– Je ne suis pas bien fixé encore ; m’attacherai-je au char d’une comédienne, d’une duchesse ou d’une bourgeoise ? Je ne sais.
M. Octave semblait n’avoir qu’à ficher son lorgnon sur l’œil pour choisir et voir tomber à ses pieds la femme assez heureuse pour avoir attiré ses regards.
Mais Roland l’interrompit brusquement :
– Ah ! tu es un heureux homme, mon ami, lui dit-il.
– Moi ?
– Sans doute.
– Est-ce parce que j’hérite ?
– Non, c’est parce que tu n’aimes pas.
– Aimer !… fit M. Octave avec dédain ; es-tu fou, mon cher ? Est-ce qu’on aime, à notre âge ?
– Oui, murmura Roland d’une voix sensiblement rauque.
M. Octave haussa les épaules.
– Comment ! mon pauvre ami, tu serais encore épris de… tu sais ?
M. Octave faisait allusion à Andrée.
– Oh ! non, dit Roland. C’est plus grave… c’est une passion vraie, celle-là, une passion dévorante, profonde, incommensurable… une passion qui m’épouvante et me donne le vertige.
– Ceci m’intéresse, dit M. Octave en renouvelant son trabuco. Voyons, conte-moi donc ça ?
– As-tu entendu parler d’une créature qui fut célèbre il y a sept ou huit ans !… dans le monde des femmes aimantes ?
– Sept ou huit ans !… c’est bien vieux. Comment se nommait-elle ?
– Baccarat.
– Parbleu ! dit M. Octave, elle a épousé un Russe.
– Oui, le comte Artoff.
– C’est elle que tu aimes ?
– Oh ! fit Roland en posant la main sur son cœur, à en mourir !
– Bah ! dit M. Octave ; si elle le sait, elle s’arrangera pour que tu vives.
– Tu crois ?
M. Octave toisa son ami.
– Es-tu niais ! dit-il.
Et comme Roland se taisait :
– Comment ! tu aimes Baccarat et tu veux mourir ?
– Si elle ne m’aime…
– Cette supposition est inadmissible.
– Pourquoi ?
– Parce que Baccarat a aimé tout le monde.
– Autrefois… c’est possible ; mais aujourd’hui, elle est mariée.
– Et comtesse.
– Elle aime son mari.
– Ce qui ne l’empêchera pas de t’aimer, je t’assure. Mais où l’as-tu rencontrée ?
Roland de Clayet était trop heureux d’avoir à narrer la vingt et unième édition de son aventure avec la comtesse Artoff, aventure que nous connaissons, du reste, pour n’en point saisir l’occasion avec empressement. En moins d’une heure, le jeune Octave fut mis au courant, comme les autres amis de Roland. Seulement, il eut un avantage marqué sur eux tout d’abord. Il sut ce qu’ils ne savaient point encore et ce que Germain venait d’apprendre à son maître : l’arrivée de Baccarat à Paris et le strict incognito qu’elle gardait à Passy.
M. Octave avait écouté gravement sans interrompre son ami. On eût dit un médecin qui laisse son malade bien décrire sa maladie.
Quand Roland eut fini, M. Octave jeta son cigare aux trois quarts consumé.
– Sais-tu que Baccarat est une femme très comme il faut.
– Je le sais.
– Une femme qui pose un homme…
– Quand cet homme…
– Est dans la situation où tu seras dans un mois… peut-être avant…
– Comment !… là… sérieusement… tu crois…
– Je crois qu’elle n’est venue à Paris que pour toi.
– Allons donc ! fit Roland d’un air modeste.
– Mon cher, poursuivit M. Octave, montre-moi le billet écrit à Heidelberg ; l’as-tu ?
Roland ouvrit un tiroir.
– Le voilà, dit-il.
M. Octave le lut et relut fort attentivement.
– Que fais-tu ? demanda Roland.
– Je cherche l’esprit de l’écriture. Or, l’esprit de celle-là ressort clairement.
– Quel est-il ? que dit-il ?
– Il dit qu’elle t’aime.
– À quoi le vois-tu ?
– À ces lettres tremblées…
– Octave !… Octave !… murmura Roland de sa voix la plus sinistre, ne me berce pas de folles espérances… le réveil serait affreux…
– Tiens ! dit Octave, faisons le pari que d’ici à quarante-huit heures tu l’auras vue.
Roland posa la main sur son front.
– Oh ! tu me donnes le vertige, dit-il.
– Voyons, paries-tu ?
– De grand cœur.
– Eh bien ! si dans deux jours tu as vu la comtesse Artoff, tu me donneras vingt-cinq louis.
– Et si je ne l’ai pas vue ?
– Je tiendrai cette somme à ta disposition. Maintenant, ajouta M. Octave, habille-toi et allons déjeuner au Café de Paris.
Au moment où les deux jeunes gens s’apprêtaient à partir, un nouveau coup de sonnette se fit entendre.
– Tiens ! dit Octave en riant, il serait curieux que ce fût la comtesse elle-même.
– Tais-toi ! dit Roland, tu me rends fou…
Germain entra, apportant une lettre sur un plateau d’argent.
– Une lettre d’elle ! dit M. Octave.
Roland prit cette lettre et l’examina avant de l’ouvrir.
L’écriture lui était inconnue, mais elle était allongée et menue, et trahissait une main de femme.
Roland rompit le cachet et courut à la signature. La signature était absente.
Il lut :
« Si monsieur Roland de Clayet est ce que l’on croit, ce qu’il paraît être, c’est-à-dire un jeune et hardi chevalier, digne du nom qu’il porte et de l’amour qu’il a inspiré, à son insu sans doute, il ne refusera pas d’obéir aux prescriptions suivantes :
« Il rentrera chez lui vers onze heures du soir, fera seller son cheval et gagnera la barrière de l’Étoile. Là, il prendra l’avenue de Saint-Cloud et la suivra jusqu’à Passy.
« Une fois à Passy, il gagnera la rue de la Pompe et il attendra… »
– Eh bien ! s’écria M. Octave, que te disais-je ?
– C’est étonnant ! murmurait Roland.
– Tu le vois, c’est elle.
– Mais ce n’est point son écriture.
– Es-tu bête ?… Est-ce qu’elle n’a pas une femme de chambre pour écrire ces lettres-là ?
– C’est juste.
Et Roland sonna.
– Connais-tu la rue de la Pompe, à Passy ?
– Oui, monsieur.
– Connais-tu l’écriture de la soubrette dont tu me parlais tout à l’heure ?
– Un peu, je crois, dit Germain d’un air de fatuité, et je crois que la péronnelle s’est permis d’écrire à monsieur…
Germain désigna la lettre du doigt, et dès lors Roland ne douta plus. C’était Baccarat qui lui écrivait et lui donnait un rendez-vous.