XLIV

Quelques heures après une longue et mystérieuse conversation avec sir Williams, Rocambole descendit de voiture rue de Surène et gagna cet entresol où, depuis la veille, la sœur naturelle de Baccarat était prisonnière, sous la surveillance de son valet de chambre. La pauvre courtisane de bas étage, l’étudiante du Quartier latin, le matin, en s’éveillant dans la jolie chambre à coucher de Rocambole, crut avoir fait un rêve et le continuer.

Le valet de chambre entra, l’appela madame et lui demanda ses ordres.

À quoi la jeune femme, stupéfaite, répondit naïvement :

– J’ai bien faim.

Le valet s’inclina, sortit et revint cinq minutes après portant une petite table couverte d’un déjeuner délicat et confortable, accompagnée d’une bouteille de vieux vin.

Rebecca – c’était le nom qu’elle avait dit à Rocambole –, sa stupéfaction passée, se prit à manger avec avidité. Lorsque Rocambole arriva, elle avait une pointe d’ivresse qui se traduisait par une sorte de gaieté triste, un regard brillant, effronté même. Sous ses haillons, cette femme avait encore la beauté un peu amaigrie mais rayonnante de Baccarat.

« Qu’on mette à cette mendiante, pensa Rocambole en entrant, les cachemires de la comtesse Artoff et l’illusion sera complète. »

– Bonjour, mon enfant, lui dit-il d’un ton dégagé en lui serrant la main à l’anglaise, comment vas-tu, ce matin ?

– Bien, très bien… C’est très bon genre, chez vous, répondit-elle.

– Tu trouves ?

– Et si j’avais un logement pareil… je vous aimerais de tout mon cœur.

– On va te le donner.

– Celui-ci ? fit-elle avec la joie naïve d’un enfant à qui on promet un jouet.

– Non, un pareil.

Elle crut qu’il se moquait d’elle et le regarda avec défiance.

– Allons, dit-il, viens avec moi.

– Mais où ?

– Voir ton appartement.

– C’est donc vrai ?

– Parbleu !

Le faux marquis avait compris que la robe usée, les chaussures éculées, le chapeau fané et le vieux tartan de Rebecca nécessitaient une réforme radicale ; en conséquence, il avait fait emplette, dans un magasin de confection, d’objets propres à la métamorphose qu’il voulait accomplir. Un domestique avait apporté des paquets dans lesquels se trouvaient ces objets, qu’il avait déposés dans le cabinet de toilette. Rocambole invita gracieusement Rebecca à s’habiller. Celle-ci disparut pendant quelques instants et revint toute parée de cette défroque, qui par hasard se trouvait assez bien ajustée à sa taille.

Le soi-disant neveu de sir Williams lui jeta alors un grand châle sur les épaules, la prit par la main et lui dit :

– Viens, ta voiture est en bas.

– Ma voiture ? fit-elle.

– Parbleu ! je ne veux pas que tu ailles à pied.

– Je crois que je rêve, murmura la jeune femme.

Il y avait, en effet, à la porte de la maison, un joli coupé bleu, attelé d’un cheval gris, avec un cocher en livrée noire, sans galons au chapeau ni au pardessus.

Rocambole y fit monter Rebecca, s’assit auprès d’elle et dit au cocher :

– À Passy, rue de la Pompe.

Vingt minutes après, le coupé s’arrêta devant une jolie petite maison entre une cour microscopique et un jardin anglais de trente pieds carrés, avec des murs en brique rouge et des croisées cintrées en pierre blanche.

– Ta maison, dit Rocambole en mettant pied à terre et offrant son bras à l’étudiante, n’est pas grande…

– Ma maison !…

– Mais tu la trouveras confortable.

Et il conduisit Rebecca émerveillée, jusque dans un vestibule en marbre noir et blanc, garni de jardinières et d’arbustes en caisses, à l’extrémité duquel un petit escalier déroulait ses marches en spirale et montait au premier étage.

Là, le marquis fit entrer sa nouvelle protégée dans un salon en Boule et palissandre, dont un épais tapis à rosaces rouges sur un fond blanc couvrait le sol, dont les murs étaient tendus d’une étoffe perse de même couleur, et où une main d’artiste semblait avoir disposé, rangé chaque objet et accumulé de beaux bronzes, des tableaux de prix et des chinoiseries d’un goût parfait.

– Que c’est beau ! dit l’étudiante.

Du salon, le marquis la fit passer dans une chambre à coucher.

Elle était tendue en velours bleu, couleur destinée à faire valoir l’éclat d’une femme blonde.

Rocambole fit asseoir la jeune femme sur une bergère :

– Voilà la chambre à coucher, dit-il. C’est ici que tu recevras, le matin.

Puis il sonna.

Une femme de chambre, presque aussi jolie qu’une soubrette de vaudeville, montra son minois futé et rose sur le seuil.

– Madame a sonné ? demanda-t-elle.

– Oui, dit le marquis. Ta maîtresse veut s’habiller. Elle attend ce matin ses couturières.

Et le marquis mit un baiser sur le front de Rebecca, et lui dit :

– Maintenant que tu es chez toi, je vais te laisser installer.

– Comment, dit-elle, vous partez ?

– Oui, mais je reviendrai ce soir… Tu me donneras à dîner.

Le premier moment de stupéfaction passé, la sœur de Baccarat avait bien vite pris son parti de tout ce luxe, quelque inouï, quelque inusité qu’il fût pour elle. Dans certaines classes de la vie parisienne, de pareilles et subites métamorphoses sont communes. Telle misérable créature qui, la veille, logée au sixième, s’est endormie rêvant au suicide, trouve le lendemain un second étage meublé en palissandre et un coupé.

Rebecca, voyant que Rocambole était tout à fait sérieux, avait fini par se dire :

– Il paraît que j’ai mis la main sur un homme comme il faut, et qui ne regarde pas à la dépense. Puisqu’il veut me couvrir de cachemires, je ne vois pas pourquoi je le contrarierais.

Au moment de franchir le seuil de la porte, le marquis se retourna.

– Tu sais, dit-il, que tu as une cuisinière, une femme de chambre, un cocher et deux chevaux. Adieu, petite…

– Adieu, mon petit homme, répondit la sœur de Baccarat, persuadée que Rocambole s’était épris d’elle.

Rocambole quitta, à pied, la maison de la rue de la Pompe, et descendit jusqu’aux quais pour y trouver une voiture de remise.

– Où va monsieur ?

– Rue de Surène, d’abord, et ensuite rue de Ponthieu, répondit-il au cocher.

Précédons notre héros de quelques minutes, et pénétrons, avant lui, dans l’appartement où, trois jours auparavant, don José avait fait sa toilette de bal, sans se douter que c’était sa toilette de mort.

Le cadavre, on s’en souvient, avait été transporté non au domicile du défunt, mais à l’hôtel de Sallandrera.

Zampa, le valet confident, avait attendu son maître toute la nuit, et avait fini, le jour venu, par aller à l’hôtel Sallandrera. Là, il avait appris la catastrophe.

– Oh ! oh ! dit-il, mon inconnu a joué un beau jeu ; je devine à peu près tout, maintenant.

Zampa était retourné rue de Ponthieu, puis, là, il s’était adressé ce petit discours :

– Si mon maître eût vécu, je fusse devenu son intendant. Mon maître mort, que dois-je faire ? Un bandit vulgaire ne manquerait pas de dévaliser le défunt et de faire main-basse sur tout ce qu’il trouverait. Mais, moi, je suis plus honnête, ou, du moins, je ne suis pas si maladroit. Quand j’aurai emporté huit ou dix mille francs d’ici, quelques bijoux, vendu les trois chevaux qui sont à l’écurie, en serai-je plus avancé ? J’aurai risqué les galères pour quinze ou vingt mille francs. C’est peu. J’aime mieux attendre… D’abord le duc de Sallandrera pleurera si bien don José, qu’il est capable de me prendre en amitié rien que parce que je l’ai servi. Or, l’amitié du duc c’est presque la fortune. En second lieu…

Ici Zampa s’interrompit et faillit méditer.

– En second lieu, reprit-il enfin, si don José est mort et si j’ai, sans savoir pourquoi d’abord, coopéré à son trépas, c’est qu’il était gênant pour quelqu’un. Ce quelqu’un est bien certainement, je n’en puis douter à présent, un soupirant à la main de mademoiselle Conception. Or, comme j’ai le secret dudit quelqu’un, il ne peut manquer de m’utiliser.

Ce raisonnement était si juste, que Zampa demeura fort tranquillement dans l’appartement de son maître, pleura pendant trois jours, chaque fois que, rentrant ou sortant, il passait devant le concierge, et manifesta une douleur si vive que, pendant la cérémonie funèbre, tandis qu’on descendait le corps de don José dans un caveau provisoire, le duc de Sallandrera, qui devait s’évanouir en quittant l’église, aperçut le valet de chambre de son neveu versant d’abondantes larmes et se soutenant à peine.

Cette douleur, Zampa l’espéra, pourrait lui rapporter beaucoup dans l’avenir.

Or, depuis trois jours, Zampa, que la justice avait constitué le gardien des scellés apposés dans l’appartement, continuait en attendant des nouvelles de ce mystérieux inconnu qui l’avait acheté et possédait son secret, à soigner les chevaux et à veiller à tout.

Mais trois jours s’étaient écoulés. Personne n’était venu. Le duc de Sallandrera était parti le matin même sans régler la condition future de Zampa autrement qu’en le laissant provisoirement rue de Ponthieu.

– J’ai peut-être fait une bêtise ! commençait-il à penser. Le duc est capable de m’oublier, l’inconnu de ne pas revenir. J’aurais dû me payer moi-même de mes soins.

Zampa se faisait précisément cette réflexion pleine de regrets, lorsqu’il entendit le coup de sonnette d’un visiteur.

Et il courut ouvrir.

Ce personnage que Zampa avait déjà vu plusieurs fois, que la bohémienne Fatima avait pris pour le diable, l’homme enfin à la polonaise à brandebourgs, aux cheveux filasse, à la barbe rouge, était sur le seuil.

Zampa le salua jusqu’à terre.

– Es-tu seul ? lui dit le nouveau venu d’un ton d’autorité.

– Tout seul.

Rocambole entra.

– Ferme ta porte, ajouta-t-il.

Zampa poussa les verrous et suivit son visiteur jusqu’au salon, où celui-ci se jeta négligemment sur un canapé.

– Voyons, dit-il, causons.

Zampa demeura respectueusement debout.

– Tu es un garçon intelligent ? poursuivit Rocambole.

Zampa s’inclina.

– Tu dois comprendre à demi-mot ?

– Souvent.

– Et même sans demi-mot ?

– Quelquefois.

– Pourrais-tu me donner des notions exactes sur la mort de don José ?

– Hé ! hé ! dit Zampa, je trouve la question amusante.

– En quoi ?

– En ce que vous me demandez ce que vous savez mieux que moi.

– Bah !

– Du moins, c’est ce que je crois.

– Eh bien ! va… dis toujours.

– Don José est mort du coup de poignard de la gitane Fatima.

– Après ?

– Le poignard, c’est vous qui l’avez emmanché, j’imagine.

– C’est possible. Sais-tu pourquoi ?

– Je m’en doute.

– Voyons.

– Don José est mort parce qu’il devait épouser mademoiselle Conception.

– Possible encore.

– Or, continua Zampa, si ce mariage vous contrariait, c’est que, évidemment, vous êtes l’instrument…

– Ah ! l’instrument…

– Dame !… fit Zampa avec impatience, je ne suppose pas que ce soit vous qui vouliez épouser mademoiselle Conception.

– C’est vrai, ce n’est pas moi, dit Rocambole.

– Donc vous êtes l’instrument de quelqu’un qui songe à l’épouser.

– Assez, dit Rocambole ; je vois que tu es un garçon d’esprit.

– Vous êtes bien bon.

– Et que tu as clairement jugé la situation. Aussi allons-nous peut-être pouvoir nous entendre.

– Je l’espère… dit Zampa, qui se posa en homme résolu à se vendre cher.

– Mon bel ami, dit froidement l’homme à la polonaise, vous oubliez toujours que nous savons par cœur l’histoire de Zampa le condamné à mort.

Zampa tressaillit.

– Et que nous pouvons l’envoyer à l’échafaud, si bon nous semble.

– Cependant, fit humblement Zampa, j’espère que vous serez raisonnable.

– Dis généreux. Nous payons bien.

Zampa salua.

– Tu voulais être intendant du mari de mademoiselle Conception, n’est-ce pas ?

– J’y avais songé.

– Tu le seras…

Zampa salua de nouveau.

– Seulement, poursuivit l’homme à la polonaise, il faut, pour quelque temps encore, être valet de chambre.

– Je le serai.

– Précisément un de nos amis, qui nous gêne, et auprès duquel nous voulons mettre une personne sûre, a besoin d’un valet de chambre. C’est M. le duc de Château-Mailly.

– Je le connais de vue.

– Un duc de trente-deux ans, assez riche pour se laisser voler.

– Il le sera, dit effrontément Zampa.

– Très bien ; le mot est simple, mais joli.

Et Rocambole se leva.

– Demain tu te présenteras, ajouta-t-il, chez le duc, avec une lettre de recommandation.

– De qui ?

– De mademoiselle Conception. Je te l’enverrai par la poste.

Et Rocambole s’en alla et retourna rue de Surène, où il redevint marquis de Chamery.

– Germain, dit-il à son valet, je vous chasse.

– Monsieur me chasse ! s’écria Germain stupéfait. Aurais-je déplu à Monsieur ?

– Non.

– Mais… alors…

– Et je double vos appointements.

Le valet écarquilla ses yeux et crut que son maître se moquait de lui.

– Je vous chasse et je vous recommande à un de mes amis.

Le valet s’inclina.

– Un fat que je veux corriger en le mystifiant, acheva Rocambole, sûr de la fidélité de son valet.

– Serait-ce M. Roland de Clayet ? demanda insolemment le domestique.

– Précisément.

Et Rocambole prit une plume et écrivit :

« Mon cher Roland,

« Vous m’avez ce matin, à table, témoigné tout le chagrin que vous éprouviez de la perte de votre groom, qui, en votre absence, s’est enfui après avoir couronné Fra-Diavolo, votre cheval bai.

« Je veux vous faire un cadeau, vous donner une perle, mieux que cela, tous les trésors d’Ali-Baba, mis en lingots et coulés dans la peau d’un seul homme.

« Je vous donne un valet qui répond au nom de Germain, joue les barons vis-à-vis des grisettes, porte des lettres comme on ne sait plus les porter, courtise les femmes de chambre dont les maîtresses ont des bontés pour son maître, ment bien à l’occasion, ne rougit jamais, a une teinte de littérature, a servi une femme auteur, vole modérément et ne décachète les lettres que dans les occasions sérieuses.

« Je vous l’envoie, et suis persuadé qu’avant quinze jours il vous aura introduit par la porte secrète dans l’hôtel de vos nouvelles amours, où il est homme à se ménager des intelligences.

« Ma main dans la vôtre,

« Marquis DE CHAMERY. »

Rocambole plia le billet et le remit à Germain.

– Tu reviendras demain, dit-il, je te donnerai tes instructions.

– Monsieur peut compter, répliqua le valet de chambre, que son ami sera roulé avec art.

À six heures précises, le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery descendit de son phaéton, rue de la Pompe, à Passy, à la porte de la petite maison où il avait, le matin même, conduit la sœur naturelle de Baccarat.

Rebecca avait déjà fait peau neuve. Elle s’était souvenue de quelques rapides et lointains jours d’opulence, et avait, comme on dirait rue Tronchet ou rue Saint-Lazare, retrouvé son aplomb. Déjà elle savait se faire servir.

Rocambole trouva un dîner délicat, sobrement truffé avec du moët frappé et du bordeaux chauffé au degré voulu.

– À propos, lui dit-il en se mettant à table, je parie que tu t’imagines que je vais devenir ton… comment dirais-je ?… ton ami ?

– Mais dame ! répondit-elle avec le sourire effronté de ses pareilles, et se versant un verre de champagne, vous en avez bien le droit, il me semble.

– Tu crois ?

– Quand on fait les choses comme vous…

– Eh bien ! tu te trompes.

– Hein ! s’écria-t-elle étonnée, que voulez-vous donc faire de moi ?

– Une femme comme il faut… bien posée dans le monde…

– Ah çà, dit Rebecca en riant, est-ce que vous seriez un philanthrope se donnant pour mission de ramener dans le sentier de la vertu les pauvres femmes égarées sur la grande route du vice ?

– Pas précisément, mais je veux te rendre digne du nom que tu vas porter désormais.

– Tiens ! vous me donnez un nom ?

– Sans doute.

– Et… je m’appelle ?

– Tu t’appelles maintenant la comtesse Artoff, c’est-à-dire Baccarat, articula lentement Rocambole.

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