XXII

Le lendemain, Rocambole s’éveilla de la meilleure humeur du monde. Il avait une pointe de sourire qui eût fait le bonheur de sir Williams.

– J’ai fait un assez beau rêve, se dit-il, et le diable aidant, je crois que mon rêve deviendra une belle et bonne réalité.

Il prit sur sa table de nuit le manuscrit de Conception et le relut attentivement.

– Il est nécessaire, pensa-t-il, que je m’inspire du caractère de don José.

Puis, quand il eut terminé cette seconde lecture, il se dit :

– Ce don José a du bon, il est assez bien trempé, et si le hasard ne m’avait placé sur son chemin, je crois qu’il roulerait assez bien cette noble famille des Sallandrera. Un peu plus d’esprit, un peu moins de férocité, ce serait un homme accompli.

Rocambole, après avoir fait ainsi l’éloge de son rival, ajouta :

– Mais que va-t-il donc faire chaque soir dans la rue du Rocher ?

Il se prit à rêver un moment, puis il se frappa le front :

– Je suis un niais, se dit-il ; la maîtresse mystérieuse qui le reconduit en lui disant : « À demain ! » n’est autre que la bohémienne dont il est question dans le manuscrit.

Et Rocambole se prit à rire.

– Si cela est, murmura-t-il, je donne un brevet de constance à l’Espagne…

Il sonna, se fit habiller et descendit chez sa sœur la vicomtesse d’Asmolles pour lui demander à déjeuner.

Le faux marquis vivait un peu en garçon, dans son propre hôtel. Il avait paru vouloir respecter la lune de miel de Blanche et de Fabien, et s’il dînait habituellement avec eux, du moins il déjeunait presque toujours en ville.

Cette liberté servait ses plans d’indépendance, et Fabien, plein d’indulgence pour son jeune frère, car le prétendu marquis avait quelques années de moins que lui, Fabien disait à sa femme en souriant :

– Ce pauvre Albert, il a été sevré de Paris si longtemps, et pendant si longtemps il a été l’exécuteur de la volonté des autres, qu’il faut bien lui pardonner quelque chose.

– Oh ! disait Blanche, qui adorait son frère, laissons-le s’amuser… lorsqu’il sera marié, il nous reviendra.

Quand Rocambole entra, la vicomtesse était seule, en toilette du matin, dans sa chambre à coucher. Le jeune homme lui mit au front un baiser fraternel.

– Bonjour, petite sœur, dit-il.

– Bonjour, frère… bonjour, Albert, répondit l’ange avec un doux sourire.

– Où est donc Fabien ?

– Il va rentrer. Il est monté à cheval de bonne heure, ce matin.

– Me donnes-tu à déjeuner, Blanche ?

– Mais sans doute.

– Alors, c’est bien, je m’installe.

Et Rocambole s’assit auprès de la jeune femme, dont il tenait toujours la main.

– Dis donc, Blanche, fit-il après un silence, sais-tu que j’ai vingt-huit ans ?

– Mais oui… Oh ! te voilà vieux, dit-elle, souriant toujours.

– Tu devrais bien me marier…

Blanche rougit un peu, puis elle jeta un regard mélancolique sur celui qu’elle croyait son frère :

– Comment ! dit-elle, déjà ?

– Je m’ennuie.

– Avec nous ? oh ! l’ingrat.

Rocambole prit dans sa main les deux petites mains de la vicomtesse :

– Égoïste ! murmura-t-il, suis-je donc toujours avec toi, petite sœur ?

Blanche rougit de nouveau et se tut.

– Tiens, reprit-il, il est des jours où je serais tenté d’être jaloux de Fabien.

Blanche ne répondit point, car en ce moment Fabien entra.

Les deux jeunes gens se serrèrent la main, puis un laquais annonça que le déjeuner était servi, et la conversation, un instant interrompue, se continua à table :

– Ah çà ! mon cher Albert, dit alors Fabien, sais-tu que j’en apprends de belles sur ton compte ? Peste !

– Hein ! fit Rocambole, que cet exorde étonna quelque peu.

– Tu es amoureux…

– Moi ?

– Parbleu !

– Ah ! je voudrais savoir de qui ?

– La belle question !

– Voyons ! fit Rocambole d’un air niais.

– Connais-tu la rue de Babylone ?

« Hum ! pensa Rocambole, que sait-il ? » Puis, tout haut :

– Mais oui, c’est là que demeure un Espagnol de ma connaissance.

– Le duc de Sallandrera ?

– Oui.

– Lequel duc a une fille.

– Mademoiselle Conception, dit Rocambole, qui jugea convenable de rougir un peu et de manifester l’embarras d’un collégien à sa première contredanse.

– Allons ! reprit Fabien, sois franc, nous sommes en famille.

– Je le crois.

– Conviens que tu es amoureux de mademoiselle Conception.

– Mais… non… fit Rocambole avec hésitation.

– Bah ! on t’y rencontre tous les jours… Au reste, je ne vois pas un grand mal à cela. Le duc est de noble roche, et il est fort riche, sa fille est jolie…

À ces derniers mots, la vicomtesse lorgna son frère du coin de l’œil :

– C’est donc pour cela, dit-elle, que tu me priais tout à l’heure de te marier ?

– Mais, continua Fabien, on voit tous les jours à l’hôtel Sallandrera un jeune Espagnol, un cousin nommé don José…

– Le fiancé, dit Rocambole.

– Peut-être…

– Alors vous voyez bien que vous vous trompez tous deux, car je ne suis point assez fou pour aimer une femme aux trois quarts mariée déjà…

– Bah ! les mariages se défont… qui sait ?

Et Fabien en resta là ; mais Rocambole comprit que, le cas échéant, il aurait dans son beau-frère le vicomte d’Asmolles un puissant auxiliaire pour arriver jusqu’à mademoiselle Conception de Sallandrera et obtenir sa main.

Rocambole quitta sa sœur et son beau-frère vers deux heures de l’après-midi et alla passer son après-midi à son club, où il dîna.

Le soir, à neuf heures, il passa rue de Surène, où il changea de costume et se trouva, à dix, à l’angle de la rue de Ponthieu. Comme l’avant-veille, il vit sortir don José enveloppé dans son manteau. Don José prit de nouveau le chemin de la place Laborde et disparut dans l’allée noire qui portait le numéro 3 de la rue du Rocher. Comme le jour précédent, Rocambole attendit. Au bout d’une heure, don José ressortit et s’éloigna d’un pas rapide.

– Voyons, se dit Rocambole, qui avait coutume d’analyser les faits et d’en chercher la cause première, si cet homme qui vient là chaque soir déguisé et s’en va au bout d’une heure, cache une maîtresse dans cette maison, pourquoi la quitte-t-il si vite ? Craint-il la visite nocturne du duc de Sallandrera ? C’est peu probable… Redoute-t-il que mademoiselle Conception ne le fasse épier ? Assurément non, car il ne doit rien craindre de la femme qui sait son infamie, et qu’il compte traîner à l’autel, comme un bourreau traîne le patient au supplice. Il y a donc un nouveau mystère dans tout cela, et, bien évidemment, don José ne revient pas à son hôtel pour y rester. Rocambole se fit toutes ces réflexions en suivant don José de loin.

L’hidalgo, à onze heures un quart, rentra chez lui. Mais il ne ferma point si vivement la porte que le faux marquis de Chamery n’eût eu le temps d’apercevoir au fond de la cour une voiture attelée qu’il reconnut sur-le-champ. C’était le dog-cart de don José, dont il avait remarqué l’optique lumineuse des lanternes.

– Bon ! se dit-il, notre homme va sortir encore.

« Je ne sais pas si j’aurai le temps de te suivre, pensa-t-il, car mademoiselle Conception m’attend à minuit, mais je saurai toujours quelle est la direction que tu prends.

Et Rocambole calcula que bien certainement don José dépouillerait son manteau, sa casquette et sa grande barbe s’il sortait en voiture et que les dix minutes nécessaires à cette métamorphose lui permettraient, à lui Rocambole, de chercher un véhicule. Il courut donc à la remise la plus proche, se jeta dans un coupé, et revint rue de Ponthieu juste au moment où le dog-cart sortait.

– Suis cette voiture, dit-il à son cocher ; cent sous de pourboire.

Le coupé était attelé d’un reste de cheval anglais à qui une haute ration d’avoine conservait encore ses jambes de six ans. Rocambole ne perdit donc pas de vue un seul instant le dog-cart, qu’il vit descendre les Champs-Élysées, la rue Royale, prendre le boulevard, et s’arrêter à l’angle de la rue Godot-de-Mauroy. Là don José descendit, renvoya son équipage, et se prit à arpenter le trottoir ; mais Rocambole avait sa montre sous les yeux, et il était près de minuit.

– Je ne puis pourtant pas, dit-il, faire attendre une Sallandrera. Demain je prendrai mieux mes mesures et je saurai ce que cet hidalgo vient chercher sur ce trottoir.

À minuit moins quelques minutes, mademoiselle Pépita-Dolorès-Conception de Sallandrera attendait le faux marquis de Chamery. Elle était seule dans son atelier de peinture. Cette vaste pièce, à peine éclairée par un flambeau placé dans un coin, avait une physionomie étrange et fantastique. C’était, à l’œil, un vague pêle-mêle de lumières et d’ombres, de grandes figures immobiles semblant se détacher en relief de leurs cadres, de groupes et de blanches statues disséminées çà et là, de tentures sombres ou éclatantes. Puis, au milieu de tout cela, cette jeune fille vêtue de noir, aussi pâle, aussi triste que ces figures de marbre éparses autour d’elle, et qui semblait leur emprunter leur morne immobilité.

C’était pourtant, comme on avait pu le voir par son manuscrit, une noble et forte créature, une belle âme pleine de maturité et de candeur à la fois, que la fille du duc de Sallandrera. Elle avait été élevée comme une Romaine : elle se sentait, à l’heure du danger, le noble courage de s’adresser au seul homme qui, elle en avait la persuasion, hélas ! pût la sauver en l’arrachant à l’assassin don José. Et cependant, une démarche semblable à celle qu’elle avait tentée la nuit précédente et qu’elle allait renouveler, lui coûtait énormément, la rendait toute tremblante et réveillait en elle toutes les pudeurs, toutes les craintes, toutes les alarmes de la jeune fille timide et pure. Mais elle avait foi en Rocambole ; elle voyait en lui le seul, l’unique protecteur que lui offrît le hasard.

Rocambole lui était apparu comme un sauveur, pour la première fois ; depuis, l’habile aventurier, noblement drapé dans son nom pompeux, s’était toujours montré à la hauteur de son rôle. Tour à tour timide, empressé, respectueux, parfois l’œil brillant de fierté et d’audace, il avait su se poser dans l’esprit de Conception comme un de ces hommes dont l’amour fait des héros et qui ne reculent devant aucun obstacle.

Pourtant, en suivant du regard la marche de l’aiguille qui marquait l’heure au cadran d’une grande pendule Louis XIV adossée à l’un des murs de l’atelier, Conception avait un horrible battement de cœur. Il lui semblait qu’elle accomplissait une action coupable en recevant ainsi, à pareil moment, un homme qui n’était ni son fiancé, ni son parent, ni même son ami, selon le monde. Comme minuit allait sonner, le négrillon souleva une ample portière qui masquait l’entrée de l’atelier… Conception sentit tout son sang abandonner ses veines et affluer précipitamment à son cœur. Elle n’eut point la force de se lever. M. le marquis de Chamery entra… Il entra d’un pas lent et grave, du pas de l’homme qui, par avance, accepte une haute et solennelle mission. Puis il prit la main que Conception tout émue lui tendait, et il l’effleura respectueusement de ses lèvres.

Le négrillon avait disparu.

Conception n’avait point la force de parler. Elle était toute tremblante devant cet homme qui, maintenant, possédait les terribles et tristes secrets de sa famille.

Rocambole devina la cause de cette émotion à laquelle elle était en proie. Il tira le manuscrit de sa poche et le tendit à la jeune fille.

– Brûlez cela, mademoiselle, lui dit-il avec tristesse, ces pages ne resteront gravées dans ma mémoire que le temps nécessaire pour vous sauver…

Elle reprit le manuscrit et le jeta vivement dans le feu.

– Merci, dit-elle, vous êtes un homme d’honneur et j’ai eu raison de croire en vous.

– Mademoiselle, reprit Rocambole, hier, lorsque vous n’étiez à mes yeux qu’une jeune fille belle, entourée, heureuse, j’eusse donné ma vie tout entière pour obtenir la faveur de m’asseoir là, près de vous, l’espace de quelques minutes… pardonnez-moi, mais je vous aimais…

Conception tressaillit, et le rouge de la pudeur envahit son front.

– Rassurez-vous, mademoiselle, reprit le faux marquis d’un ton si noble et si persuasif qu’il remua les fibres les plus secrètes du cœur de Conception ; rassurez-vous, ce n’est point aujourd’hui, ici, à pareille heure, alors que vous m’apparaissez isolée et sans appui, que j’oublierai un seul instant le respect profond qui vous est dû.

Il fléchit un genou devant elle et poursuivit :

– Voulez-vous m’accepter pour ami, pour frère, pour défenseur ?

– Oh ! oui, dit-elle avec expansion.

– Eh bien ! écoutez-moi alors…

Et la physionomie de Rocambole devint soucieuse et grave, tandis que son regard, par une opposition bizarre, exprimait en même temps une froide hardiesse.

Il reprit :

– Don José est un vil assassin, un de ces hommes qui ne reculent devant aucune extrémité.

– Aucune, dit tristement Conception.

– Il a fait assassiner son frère… Il tuerait votre père comme il vous l’a dit, si vous osiez vous ouvrir à M. le duc.

– Oh ! il le ferait, répéta Conception avec l’accent de la conviction.

– Et cependant, poursuivit Rocambole, dans quinze jours vous aurez quitté Paris avec votre famille et lui… Vous irez à Cadix recevoir le dernier soupir de cet infortuné don Pedro, et…

Conception porta la main à ses yeux et Rocambole vit jaillir une larme au travers de ses doigts.

– Et, acheva le faux marquis de Chamery, dans un mois vous serez sa femme.

– Horreur ! murmura la jeune fille.

Rocambole reprit alors sa main et la pressa affectueusement.

– Mais cela ne sera pas, dit-il, j’en fais le serment sur la cendre de mes pères ; cela ne sera pas, parce que vous avez eu le courage de m’appeler à votre aide, mademoiselle.

– Ah ! sauvez-moi, sauvez mon père, murmura-t-elle, et vous aurez ma reconnaissance.

– Si vous êtes heureuse, je le serai…

Rocambole était décidément à la hauteur de son rôle chevaleresque et le baronnet sir Williams lui-même en eût été émerveillé.

– Maintenant, continua-t-il, ne me questionnez pas, mademoiselle, ne me demandez pas comment j’effacerai don José du livre de votre vie, comment ce misérable, que l’honneur d’un noble nom protège vis-à-vis des lois, sera châtié pour ses crimes.

Conception frissonna :

– Mon Dieu ! dit-elle, allez-vous donc le tuer ?

Un triste sourire glissa sur les lèvres du marquis de Chamery.

– Hélas ! dit-il, faut-il donc vous répéter le secret de mon cœur… Je vous aime… Et si je tuais don José en duel, ne serait-ce point creuser entre vous et moi un abîme rempli de sang ?

– C’est vrai, murmura-t-elle en courbant le front.

– Mais, continua Rocambole, si je ne tue pas don José, si je ne suis pas la main vengeresse qui frappe, je serai la pensée inexorable qui ordonne et condamne. Don José prononcera lui-même son arrêt de mort.

– Que dites-vous ? s’écria Conception.

– Écoutez, acheva le faux marquis, si dans huit jours on vous rapporte, à l’hôtel Sallandrera, don José mort ou mourant, n’accusez personne de son trépas, personne, si ce n’est la justice divine qui atteint tôt ou tard les empoisonneurs et les meurtriers. Maintenant, adieu, mademoiselle, vous ne me reverrez que le jour des funérailles de don José.

Rocambole baisa respectueusement la main que lui tendait la jeune fille toute frissonnante, et se retira. Elle le reconduisit jusque sur le seuil de l’atelier, et y demeura jusqu’à ce que le bruit de ses pas se fût perdu dans l’éloignement.

– Ma parole d’honneur ! murmura Rocambole en s’en allant, je me suis passablement avancé avec cette innocente jeune fille ; si mon honorable ami sir Williams ne vient à mon aide, je ne sais comment je ferai pour qu’on rapporte un soir, à mademoiselle Conception, don José mort ou mourant. Bah ! le génie de sir Williams est là ! ajouta-t-il avec une conviction qui disait tout ce qu’il y avait de fanatisme dans sa croyance en l’homme qui avait guidé ses premiers pas dans la carrière du crime.

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