Don Pedro était si faible, si abattu, qu’il ne put d’abord proférer un seul mot.
Il s’assit sans mot dire et demanda à boire, tandis qu’on s’assurait que le sang qui le couvrait ne provenait que de blessures légères qui n’étaient, à vrai dire, que des contusions.
Il fut un grand quart d’heure à recouvrer la parole. Ce ne fut qu’alors qu’il nous fit le récit suivant :
– Je me suis égaré dans la montagne. Comme la nuit approchait, j’ai cherché à m’orienter pour retrouver mon chemin et n’ai pu d’abord y parvenir. Un filet de fumée, que je voyais monter à travers les arbres, m’a fait croire à une habitation et je me suis mis à marcher dans cette direction. Au lieu d’une maison j’ai trouvé un four à chaux qui brûlait, et, autour de ce four, trois hommes aux costumes étranges, le visage barbouillé de suie et de charbon. Je leur ai demandé mon chemin.
– Qui es-tu ? m’ont-ils répondu.
– Je me nomme don Pedro d’Alvar, je suis le neveu du duc de Sallandrera et j’habite la Grenadière.
Ces hommes se sont pris à ricaner, puis ils se sont rués sur moi, et l’un d’eux, me saisissant à l’improviste et usant d’une force herculéenne, m’a renversé sous ses pieds, puis il m’a appuyé son genou sur la poitrine :
– Ah ! s’est-il écrié en ricanant, tu te nommes don Pedro d’Alvar ?
Et je les ai entendus rire et blasphémer. Puis, comme j’essayais de soutenir contre eux une lutte inégale, il m’ont roué de coups et m’ont meurtri le visage, l’un surtout, qui cherchait à m’écorcher avec ses ongles. J’ai senti mon sang couler, puis j’ai entendu l’un d’eux qui disait :
– Il saigne, voilà le moment !
Et, tout aussitôt, j’ai senti qu’on me plaçait sur le visage quelque chose de froid et de gluant qui m’a couvert les yeux, fermé la bouche et enlevé la respiration… Je me suis évanoui, à demi étouffé. Lorsque je suis revenu à moi, les hommes avaient disparu, je n’étais plus au bord du four à chaux, mais bien à la porte de la Grenadière.
Quand don Pedro eut terminé cet étrange récit, mon père me chercha des yeux et jeta un grand cri.
J’étais immobile et roide sur mon siège, privée de sentiment. Je venais de comprendre que l’application du masque fatal, dont la gitana avait parlé à son amant, venait d’être faite sur l’infortuné don Pedro. C’était là, on le devine, la cause de mon évanouissement.
Je passai huit grands jours avec le délire, mêlant dans mes paroles incohérentes les noms de don José et de la gitana, et les mots de masque de poix et de maladie mortelle. Ni mon père, ni ma mère, ni don Pedro ne purent rien comprendre, mais don José devina que j’avais son secret. Un matin, je vis l’assassin tranquillement assis à mon chevet. Il était seul.
– Ma pauvre Conception, me dit-il avec un sourire, vous avez été bien malade, et vous avez dit, dans votre délire, de bien étranges choses.
– Arrière, assassin ! m’écriai-je.
– Assassin ? fit-il avec calme, que me chantez-vous donc là ?
– Assassin ! répétai-je avec terreur.
– Ah çà, fit-il, mais vous êtes donc folle ?
– Oh ! non, répondis-je.
– J’ai tout entendu… un soir… il y a un an… dans les jardins…
Il parut fort étonné.
– Qu’avez-vous donc entendu ?
– L’histoire du père, le masque de poix, la gitana, répétai-je avec terreur.
– Vous avez rêvé, me dit-il.
Et comme je le regardais avec épouvante, avec horreur, il me considéra froidement et me dit :
– Voulez-vous que, à mon tour, je vous dise une histoire ?
J’étais pétrifiée de tant d’audace et gardais un morne silence.
– Écoutez, poursuivit-il, vous me traitez d’assassin. Savez-vous bien que votre père a assassiné le mien après avoir, à l’âge de treize ans, assassiné mon grand-père don Pedro d’Alvar ?
J’ignorais alors le premier mot de toute cette funeste histoire que je viens de transcrire, et les paroles de don José me jetèrent en un étourdissement tel, en une prostration si affreuse, que je n’eus ni la force de le démentir, ni le courage de lui imposer silence. Alors cet homme, dont la voix était railleuse et impitoyable, comme si elle fût venue de l’enfer, cet homme osa me raconter ce drame lugubre, dont le premier acte s’était déroulé dans les murs du château de Sallandrera et le second à l’Escurial. Il ne me fit grâce d’aucun détail.
Et je l’écoutai, moi, muette d’effroi, les cheveux hérissés, en proie à une horrible et douloureuse angoisse. Quand il eut fini, il me regarda longtemps de son œil de reptile qui semblait me fasciner.
– Eh bien ! me dit-il enfin, vous voyez bien, ma chère Conception, que nous sommes une famille de meurtriers ; et que, même en admettant que votre absurde histoire de la gitana et du masque de poix eût quelque fondement, vous auriez mauvaise grâce à me le reprocher.
Je fis un dernier geste de répulsion.
– Oh ! acheva-t-il avec un infernal et froid sourire, écoutez-moi bien maintenant, ma chère Conception, vous allez savoir ce que j’ai résolu. Mon père, en apprenant que le vôtre avait tué le sien, l’a frappé au visage et l’a contraint à se battre avec lui…
Je me pris à frissonner.
– Or, continua-t-il, votre père ignore que j’ai le secret de la mort du mien, et comme je vous aime, pour peu que vous soyez sage et raisonnable, il l’ignorera toujours et continuera à m’appeler son fils. Mais si, au contraire, vous alliez parler de cette histoire de la gitana, si vous aviez la folie de prétendre que j’ai voulu faire assassiner don Pedro, ce qui, du reste, est une calomnie, car il se porte on ne peut pas mieux et n’a plus aucune trace des violences de ces endiablés charbonniers, oh ! alors, ma chère Conception, pour couper court à toutes ces explications désagréables, j’irais trouver le duc et lui planterais un poignard dans le cœur, en lui rappelant qu’il a tué mon père…
Et, en prononçant ces derniers mots, don José se leva, me prit la main que j’essayai de lui arracher, la porta impudemment à ses lèvres, et s’en alla.
On le voit, cet homme venait d’assassiner son frère et il faisait de la vie de mon père l’enjeu de mon silence. Il fallait me taire.
Cependant, et bien qu’il fût évident que les trois charbonniers qui avaient maltraité don Pedro n’étaient autres que les frères de la gitana, l’infortuné jeune homme avait oublié cette funeste aventure. Un mois, puis deux, s’écoulèrent, et aucun symptôme alarmant ne vint se manifester et me faire croire que le masque empoisonné eût produit son effet. Déjà je commençais à croire que j’avais injustement accusé don José, lorsque, vers la fin du troisième mois, la gaieté naturelle de don Pedro parut s’altérer, son visage pâlit peu à peu. Insensiblement il se trouva en proie à un malaise général, bientôt suivi d’une tristesse mortelle… Un matin, en s’éveillant, il aperçut que ses lèvres étaient enflées et violacées. En même temps, il se plaignit de violentes douleurs aux ongles des pieds et des mains.
Mon père, alarmé de ces différents symptômes, envoya chercher un très habile médecin de Grenade. Le médecin accourut et fronça aussitôt le sourcil à la vue de tous ces symptômes du mal mystérieux. Cependant, il parut hésiter longtemps à se prononcer, n’osant interrompre le malheureux don Pedro. Celui-ci semblait, au contraire, ne se préoccuper nullement des premières atteintes de ce mal.
Le médecin, après un long et minutieux examen, déclara que don Pedro avait une simple fièvre, dont la violence déterminait tous ces désordres. Mais il prit mon père à part et lui dit tout bas :
– Ce jeune homme est perdu…
– Perdu ! s’écria mon père.
– Oui, il est atteint d’un mal aujourd’hui fort rare, d’un mal horrible dont le Moyen Âge semblait avoir emporté le secret avec lui.
– Mon Dieu ! Mais quel est ce mal ?
– La peste lépreuse.
Et le médecin décrivit minutieusement tous les symptômes, tous les ravages de ce mal incurable, prédisant, ainsi que l’avait fait la bohémienne, que don Pedro succomberait au bout de trois ou quatre années, après avoir donné l’épouvantable spectacle d’une putréfaction vivante.
– Mais ! s’écria le duc, n’y a-t-il donc aucun remède ?
– Aucun. Le mal est trop avancé déjà.
Mon père ne comprenait pas où don Pedro avait pu contracter cette horrible maladie, et le médecin lui-même se perdait en conjectures, lorsqu’on se souvint de la rencontre que l’infortuné jeune homme avait fait quelque temps auparavant des charbonniers qui lui avaient couvert le visage d’un masque de poix.
Ce fut un trait de lumière pour le docteur. Il expliqua fort nettement comment le mal avait dû être inoculé. Il devenait évident que don Pedro avait été victime d’un crime affreux, crime dont le mobile fut incompréhensible pour tous, excepté pour moi, hélas !
Don José, le soir même de ce jour, me prit à part et me dit :
– Vous aimez votre père, Conception ?
Je le regardai avec horreur.
– Puisque vous l’aimez, me dit-il d’un ton de menace, faites qu’il vive le plus longtemps possible…
Et il me tourna le dos.
On dissimula pendant quelque temps à don Pedro la gravité de son état. Puis une heure vint où il ne fut plus permis de lui cacher la vérité… Seulement la science prétendit que l’influence du voisinage de la mer pourrait, jusqu’à un certain point, entraver la marche rapide du mal.
Don Pedro, qui déjà ne pouvait plus marcher, et dont le visage tuméfié était couvert d’un voile épais, dut être transporté à Cadix. Une maison isolée au bord de la mer lui était destinée. Deux médecins furent attachés à sa personne.
La veille de son départ, don Pedro voulut être seul avec mon père et don José.
Le noble jeune homme prit dans ses mains la main de son assassin et le regarda avec tendresse :
– Mon cher oncle, dit-il en s’adressant au duc, vous savez si j’aime mon frère, vous savez si j’aime Conception…
Don José et mon père tressaillirent.
– Conception était ma fiancée, poursuivit-il, au temps où j’avais encore visage d’homme. Eh bien ! à cette heure où la mort est proche, laissez-moi vous faire une prière, mon cher oncle.
– Parle, mon enfant…
Mon père prononça ces mots d’une voix éteinte, il pleurait.
Don Pedro poursuivit avec fermeté :
– Don José hérite de moi ; jurez-moi, mon oncle, que vous en ferez le mari de Conception après ma mort.
– Je le jure… murmura mon père.
Don José pleura, sanglota, prodigua à son frère les noms les plus doux, et don Pedro partit pour Cadix persuadé que don José donnerait volontiers sa propre vie pour racheter la sienne.
Le lendemain du départ de don Pedro, mon père me prit à part et me raconta ce qui s’était passé entre lui et ses neveux. J’éprouvai un mouvement d’indignation qu’il me fut impossible de maîtriser. Don José avait acheté mon silence sur son crime en me menaçant de tuer mon père, mais il n’avait point acheté ma main.
– Non, non ! m’écriai-je, je n’épouserai point don José !
– Il le faut, me dit mon père.
– Je le hais ! m’écriai-je.
Mais alors je vis mon père pâlir ; ses yeux s’emplirent de larmes.
– Il faut donc, murmura-t-il, que je t’avoue le secret et le remords de ma vie !…
Et mon père me répéta cette longue et funeste histoire que je savais déjà ; il m’avoua ce double meurtre qui avait empoisonné son existence ; puis il se mit à genoux devant moi et me supplia de lui permettre de s’acquitter ainsi envers les enfants de son malheureux frère don Ramon.
Que pouvais-je faire ? Je consentis à tout et me résignai à devenir la femme de don José, après que don Pedro aurait rendu le dernier soupir. Quelques mois après, de graves affaires d’intérêt appelèrent mon père à Paris. Nous y passâmes un hiver ; puis, le printemps arrivé, nous achetâmes l’hôtel que nous habitons, rue de Babylone.
Don José était demeuré en Espagne.
La joie que j’éprouvais, au milieu de mes douleurs, d’être séparée de ce monstre, fut pour beaucoup dans la prolongation de notre séjour à Paris. Mon père et ma mère m’idolâtraient ; ils consentirent à y passer une année encore, puis une autre.
Mais alors don José arriva. Il arriva, voici un an environ, sûr que son malheureux frère n’avait plus longtemps à vivre, et il venait veiller sur sa fiancée.
Depuis un an je subis chaque jour la présence de ce monstre, ses hommages importuns, ses galanteries odieuses, et l’heure approche, mon Dieu ! où, si une main protectrice ne m’est tendue, il me faudra devenir sa femme !
Là s’arrêtait le manuscrit de mademoiselle Conception de Sallandrera.
– Eh bien ! mon oncle, dit Rocambole, que penses-tu de tout cela ?
La physionomie de l’aveugle était rayonnante. Il demanda par un geste l’ardoise et le crayon. Puis il écrivit ces mots :
– Continuer demain à épier don José.
Rocambole les effaça sur-le-champ.
– Est-ce tout ? demanda-t-il.
L’aveugle écrivit :
– Aller demain au rendez-vous de mademoiselle Conception de Sallandrera.
– Et puis ? fit Rocambole.
– Et lui promettre, continua le crayon de sir Williams, que dans quinze jours elle sera libre.
– Mais comment ?
L’aveugle haussa les épaules :
– Je ne sais pas, sembla-t-il dire. Puis il se frappa le front.
Ce dernier geste signifiait :
– Mais je trouverai.
Rocambole avait foi en sir Williams.
– Bonsoir, mon vieux, lui dit-il, dors bien, si tu peux, et à demain.
Il laissa l’aveugle, qui se mit au lit, grâce aux soins de son valet de chambre, qui se présenta au premier coup de sonnette.
Rocambole avait eu soin de mettre le manuscrit de Conception dans sa poche.
Puis il descendit lui-même dans son appartement, dégusta un excellent puros, but un verre de malaga et se coucha.
Une heure après, M. le marquis de Chamery dormait d’un profond sommeil, rêvait qu’il épousait mademoiselle Conception de Sallandrera et devenait grand d’Espagne.