Cette femme si aimante, si nonchalante tout à l’heure et dont chaque mouvement trahissait l’abandon, venait de se métamorphoser tout à coup. Le sang demi-sauvage qui coulait dans ses veines s’était allumé soudain, son œil étincelait de courroux, ses lèvres crispées étaient prêtes à vomir l’outrage. Elle vint sur don José le poignard levé, le regard en feu :
– Ah ! traître ! répéta-t-elle, tu me diras d’où te vient ce mouchoir de femme au chiffre entrelacé, ou tu mourras !
Malgré lui, don José avait pâli.
– Ce mouchoir !… dit-il, eh bien ?
– Eh bien ! d’où te vient-il ?
– Mais… il est à moi !
– Tu mens ! c’est un mouchoir de femme avec un C et un S entrelacés.
Don José se remit sur-le-champ de son émotion.
– Un C et un S ? dit-il.
– Oui.
– Eh bien ! tu ne devines pas ?
– Je respire le parfum qui s’en exhale, s’écria la bohémienne d’une voix sombre, et ce parfum trahit pour moi une rivale.
– Tu es folle, dit tranquillement don José.
Fatima leva son poignard.
– Parle ! ou je te tue…
Don José croisa les bras et la regarda en souriant :
– J’ai bonne envie de me taire, dit-il.
– Don José !… don José !… murmura la bohémienne, dont la voix couvait des tempêtes, prends garde ! tu ne me connais point encore… si tu m’as trompée, tu mourras.
Mais don José se prit à rire.
– Tu es folle, dit-il. Ce C et ce S constituent le chiffre de ma cousine : Conception de Sallandrera. J’étais aujourd’hui dans son atelier, j’avais oublié mon mouchoir, elle m’en a offert un…
Le bras levé de la gitana retomba sans force et laissa échapper le poignard, mais la défiance continua à se peindre dans son regard :
– Tu es heureux, dit-elle, d’avoir trouvé cette explication ; elle te sauve la vie.
– Sotte ! répondit don José, l’explication est vraie, et, d’ailleurs, je ne crains pas tes menaces…
– Tu as tort, don José ; le jour où tu m’auras trahie et où j’en aurai la preuve…
– Eh bien ? fit l’Espagnol, qui semblait se jouer du courroux de sa maîtresse.
Elle se rassit auprès de lui, et le regarda si fixement qu’il baissa involontairement les yeux.
– Don José, lui dit-elle, tu ne sais donc pas que le jour où je me suis prise à t’aimer, à renoncer pour toi à ma vie vagabonde, consentant à devenir ton esclave, à me laisser enfermer, à ne vivre que pour toi et par toi, ce jour-là j’ai fait le serment de te faire expirer dans les plus affreux supplices, si jamais une autre femme que moi ou celle que tu dois épouser pour assouvir ton ambition effleurait ses lèvres des tiennes ?
– Je le sais.
– Et me crois-tu femme à trahir mon serment ?
– Non.
Elle le regarda encore.
– Tu es Espagnol, dit-elle ; si infâme que tu puisses être, tu dois croire en Dieu ?
– J’y crois.
– Eh bien ! jure-moi, sur ce Dieu qui n’est pas le mien, que tu ne m’as point trahie…
– Je te le jure.
Le front soucieux de la bohémienne parut se dérider.
– Cependant, dit-elle, j’ai fait un affreux rêve cette nuit.
– Et tu crois aux rêves ?
– Je suis bohémienne.
– Et… que disait ton rêve ?
– Rien. Mais il laissait voir.
– Qu’as-tu vu ?
– Un bal ; un bal où chaque invité portait un costume bizarre, et avait le visage couvert d’un masque.
– Et j’y étais ?
– Oui.
– Après ?
– Tu donnais le bras à une femme.
– Ah !
– Cette femme, tu l’aimais… tu le lui murmurais à l’oreille.
– Alors, dit gaiement don José, cette femme, c’était toi ?
– Non.
– Pourquoi non ?
– Parce qu’elle portait au cou une croix d’or.
– Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ?
– Que ce ne pouvait être moi.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne suis pas chrétienne, et que je ne blasphème pas ta religion.
– Alors, fit don José avec insouciance, ton rêve a menti. Je n’aime aucune femme… ou plutôt, je n’aime que toi.
– Puisses-tu dire vrai, don José !
– Ah ! murmura l’Espagnol d’un ton de dépit, ta jalousie est insupportable, Fatima.
– Je t’aime…
– Moi aussi, que veux-tu encore ?
– Oh ! c’est que, dit-elle avec feu, je voudrais te bien persuader, don José, qu’il y a entre nous un lien indissoluble.
– Notre amour…
– Non, notre crime…
Et Fatima prononça ces mots d’une voix sombre.
Don José tressaillit et se tut.
– Écoute, poursuivit-elle, jusqu’au jour où mon amour pour toi m’a rendue criminelle, tu as été libre de m’abandonner à l’heure où tu ne m’aimerais plus ; mais ce jour-là, le jour où j’ai trempé mes mains dans le sang de ton frère pour t’assurer sa fiancée, ce jour-là, vois-tu, don José, tu m’as appartenu tout entier, et pour toute ta vie. Le crime est une chaîne indissoluble.
– Fatima, dit don José en haussant les épaules, parle-moi donc de ton amour, et non point de ce que tu appelles notre crime.
Et comme elle courbait le front et se taisait, don José poursuivit :
– D’ailleurs, ce crime dont tu parles ici, ni toi ni moi ne l’avons commis.
– Mais nous l’avons dicté.
– Ce sont tes frères ; tes frères à qui j’ai promis cent mille ducats sur la dot de ma future femme.
– C’est vrai, dit Fatima, mes frères sont de misérables bandits sans foi ni loi, qui tuent pour de l’argent.
– Seulement, observa don José en ricanant, ils savent se faire payer cher.
– J’en conviens ; mais, ajouta-t-elle, revenant à ses soupçons jaloux, le jour où je t’aurai désigné à leur poignard, ils ne se feront point payer ta mort.
Don José se leva et la baisa au front.
– Vous êtes folle, ma Fatima bien-aimée, dit-il, et vous m’outragez.
– Moi ?
– Sans doute, puisque vous doutez de mon serment.
– Oh ! pardonne-moi, dit-elle, mais j’avais toujours cru à mes rêves.
– Eh bien ! à l’avenir tu n’y croiras plus. Je t’aime et n’aime que toi.
– Bien vrai ? interrompit-elle avec un reste de défiance et cherchant à lui retourner l’âme avec son regard.
– Foi d’hidalgo !
Il s’enveloppa dans son manteau, remit sa fausse barbe et enfonça sa casquette sur ses yeux :
– Adieu ! dit-il, il est minuit… Il prend fantaisie quelquefois, tu le sais, à mon oncle, le duc de Sallandrera, de monter chez moi en sortant de son club. À demain.
– Adieu, dit-elle, en le reconduisant jusqu’à la porte du salon.
Et comme il lui prenait une dernière fois la main et allait s’esquiver, elle le rappela :
– Donne-moi ce mouchoir, dit-elle.
– Quelle folie !
– Je le veux.
Don José hésita.
– Mais tu veux donc me faire croire qu’il te vient d’une femme aimée ! s’écria-t-elle avec colère.
Il lui tendit le mouchoir :
– Prends, dit-il, je dirai à Conception que je l’ai perdu.
La bohémienne s’empara du mouchoir comme une tigresse allonge sa griffe sur une proie ; puis, de ses ongles effilés et roses, elle le mit en pièces et en laissa dédaigneusement tomber les lambeaux sur le tapis.
Don José ne sourcilla pas.
– Maintenant, lui dit-elle, va-t’en. À demain. Mais souviens-toi que nous nous appartenons l’un et l’autre comme des esclaves, et que tu mourras si tu me trahis.
Don José s’en alla, murmurant à part lui : – Oh ! si cette femme que je n’aime plus ne possédait pas mon secret… si elle ne suspendait point sur ma tête le poignard de ses frères…
Et il quitta la rue du Rocher, ivre de rage, car le mouchoir que Fatima venait de mettre en lambeaux n’appartenait point à Conception. Don José avait menti !
Fatima demeura sur le seuil de ce couloir par où don José venait de disparaître, jusqu’à ce qu’elle eût cessé d’entendre le bruit de ses pas. Puis elle revint, traversa de nouveau le salon et voulut rentrer dans son boudoir. Mais elle recula étonnée et jeta une exclamation étouffée. Un homme était devant elle… Un inconnu qui semblait surgir de terre – car le boudoir n’avait qu’une issue – et qui la regardait fort tranquillement, tenant le poignard que Fatima avait abandonné tout à l’heure. Ce poignard était la seule arme que la bohémienne possédât.
– Qui êtes-vous ? lui dit-elle vivement et obéissant à un sentiment de terreur.
– Un ami.
– Un ami ! vous ?
– Moi.
– Que me voulez-vous ?
– Vous parler de don José.
Et l’inconnu, d’un geste à la fois poli et impérieux, la pria de fermer la porte du boudoir.
Les yeux de cet homme brillaient d’une sorte d’éclat fascinateur dont, malgré elle, la gitana subit l’ascendant. Cette nature altière venait d’être domptée par un regard. Elle ferma la porte et lui dit :
– Parlez… je vous écoute.
– Oh ! dit l’inconnu, c’est un peu long… mais enfin nous y arriverons.
Fatima le regardait avec une sorte de stupeur, qui prenait tout autant sa source dans ses dehors et sa physionomie étrange, que dans la manière incompréhensible, et pour ainsi dire mystérieuse, dont il s’était introduit chez elle. En effet, jamais poète allemand perché tout en haut d’une ruine féodale, auprès d’un nid de cigogne, n’avait rêvé un plus bizarre héros de légende. Cet homme était plutôt grand que petit. Son visage avait cette couleur blafarde et pâle qu’obtiennent certains acteurs de théâtre, avec des effets de lumière habilement ménagés ; des cheveux d’un blond ardent descendaient à profusion sur ses épaules, et une barbe de même couleur, inculte et touffue, couvrait sa poitrine. D’épais sourcils également blonds donnaient à son regard je ne sais quoi de mobile et d’indécis qui étonnait.
Cet homme était-il grimé, ou bien avait-il son visage ordinaire ? Le plus habile observateur n’aurait certes pu trancher la question. Ce visage ne portait l’empreinte définitive d’aucun âge. Était-ce un vieillard ? Était-ce un jeune homme ? Mystère !
Quant à son costume, il était plus extraordinaire encore et ne sortait bien certainement ni de chez Babin, ni de chez Moreau. Il était vêtu d’un pantalon collant enfermé dans une botte à revers, mais une botte usée, salie, éculée, et qui semblait attester la pauvreté de son propriétaire. Une vieille houppelande marron à brandebourgs était croisée sur sa poitrine. Quant à sa coiffure, elle consistait en une casquette de peau de renard à visière longue et qui lui servait d’abat-jour.
Sans la botte à revers, on eût dit un de ces vieux usuriers de Francfort qu’on voit apparaître dans les maisons de jeu des bords du Rhin, où ils viennent changer gratis à la banque ces mêmes monnaies dont ils font ensuite payer le change aux étrangers sur le pied de vingt-cinq ou trente pour cent. Si ce n’eût été la casquette et la houppelande, on aurait pu croire à un vieil étudiant allemand.
Tandis que Fatima considérait ce personnage qui, pour elle, avait tout le fantastique d’une apparition, ce dernier attacha sur elle un regard profond et lui dit :
– Vous vous nommez Fatima !
– Oui, répondit-elle.
– Vous êtes la maîtresse de don José ?
Elle tressaillit et le regarda de nouveau :
– Le connaissez-vous donc ?
– Je connais la femme qu’il aime et pour l’amour de qui il vous trahit.
Ces mots firent bondir Fatima comme une lionne qui entend siffler la balle des chasseurs, et ses deux yeux brillèrent comme deux lames d’épée qu’on brandit au soleil.
– Vous mentez ! s’écria-t-elle.
Mais l’inconnu la tint clouée sous son regard morne et continua :
– Attendez donc, Fatima, quand je vous aurai dit ce que don José et vous croyez seuls savoir… vous ajouterez peut-être quelque foi à mes paroles…
Et Fatima, domptée mais frémissante, murmura de nouveau :
– Parlez… je vous écoute…
– Fatima, reprit l’inconnu, don José a un frère…
La gitana tressaillit.
– Ce frère se nomme don Pedro.
– Le connaissez-vous aussi ? fit-elle en tremblant.
– Peut-être… il se meurt… il sera mort dans quinze jours.
La gitana courbait le front, étreinte sans doute par le remords.
– Attendez, poursuivit l’étrange personnage, il meurt empoisonné, miné d’un mal horrible qui lui a été inoculé violemment…
Cette fois la gitana leva les yeux sur l’inconnu et le regarda avec épouvante.
– Vous savez cela ? dit-elle.
– Je sais que, don José et vous, êtes les assassins de don Pedro.
Cette fois, la terreur domina chez la gitana tout autre sentiment.
– Oh ! grâce ! grâce ! dit-elle, comme si cet homme qui l’accusait lui fût apparu pour être le vengeur de don Pedro, grâce ! je l’aimais !
Mais l’inconnu se mit à rire.
– Ces choses-là ne me regardent point, dit-il, et peu m’importe que don Pedro se meure ou soit mort… ne craignez rien, Fatima…
– Que voulez-vous donc alors ? fit-elle un peu rassurée.
– Ne disais-tu pas tout à l’heure à don José…
– Comment ! vous étiez là ?
– Qu’importe ! je le sais. Ne lui disais-tu pas : « Don José, don José, si tu me trompes jamais, tu mourras !… »
– Oui, je le disais.
– Le pensais-tu ?
– Je le jure.
– Eh bien ! dit en ricanant l’inconnu, si tu es femme à tenir ton serment, je te montrerai don José donnant le bras à ta rivale.
– Mais où ? mais quand ? demanda Fatima frissonnante de jalousie et de courroux.
– Dans huit jours, au milieu d’un bal masqué.
– Ô mon rêve ! murmura la bohémienne bouleversée, je l’ai vu dans mon rêve !
Et regardant cet homme avec effroi :
– Mais vous êtes donc Satan ? lui dit-elle.
– Peut-être.
Et il laissa bruire entre ses lèvres un éclat de rire réellement infernal.