XXV

Vis-à-vis de don José, lorsqu’elle n’était armée que d’un simple soupçon, la gitana Fatima avait déployé toutes les colères, tous les courroux de la passion. Elle l’avait menacé de son poignard : s’il eût hésité à expliquer l’origine de ce mouchoir, elle l’eût tué. En présence de cet être mystérieux, au contraire, la bohémienne se trouvait frappée de prostration. Pourtant cet homme lui disait :

– Don José te trompe… il t’a donné une rivale, et cette rivale, je te la montrerai dans un bal masqué.

Or, tout cela coïncidait si étrangement avec le rêve de la superstitieuse fille des vieux gitanos, qu’elle ne pouvait plus douter.

Eh bien ! depuis que le soupçon s’était presque changé en certitude, la fureur de la bohémienne avait fait place à une sorte de douloureux abattement. Elle regardait cet homme, elle le regardait avec stupeur, ce mauvais génie qu’elle croyait vomi par l’enfer, et qui venait faire éclater la foudre au-dessus de sa tête, et elle répétait avec une sorte d’effroi :

– Êtes-vous donc Satan lui-même ?

Et le bizarre personnage riait. Cependant, au bout de quelques minutes, son hilarité disparut, son rire se calma, et il reprit ainsi l’entretien :

– Que t’importe, ma petite, que je sois ou non Satan ?

– Oh ! j’ai peur ! fit-elle en essayant de se lever et de fuir.

Il la saisit par la main et la cloua sur un siège.

– Tu as tort, dit-il, d’avoir peur de moi, je suis ton ami.

– Vous ?

– Moi.

– Mais je ne vous ai jamais vu.

– Moi, je te connais depuis longtemps. Et tiens, fit-il avec bonhomie, je vais, si tu le veux, te raconter ton histoire avec don José de point en point.

Elle le regardait, frissonnant toujours.

– Tu es venue à Paris il y a environ un an, poursuivit-il, parce que don José y venait. Il t’avait précédée, du reste.

– C’est vrai, murmura-t-elle.

– Don José t’aimait alors, et il était tellement jaloux qu’il a voulu que tu arrivasses à Paris la nuit.

– C’est vrai.

– Il t’avait préparé ce logement, qui a deux entrées, l’une qui est celle par où il vient et qui donne dans la maison voisine ; il entre par la chambre de madame Coralie, brunisseuse.

– Oh ! c’est vrai encore.

– L’autre, qui est la véritable, l’entrée à deux battants et donne sur l’escalier qui descend place de Laborde.

– Mais d’où savez-vous tout cela ? demanda la gitana.

– Tu vis ici avec une vieille femme qui est ta nourrice, et un nègre qui vous sert de domestique. Ces deux êtres, tu les avais à ton service en Espagne, et ils ont jadis, avant que tu aimasses follement don José, introduit près de toi maint galant cavalier.

– Hélas ! c’est encore vrai, soupira la bohémienne, qui regrettait peut-être, à cette heure où elle se sentait trahie par le seul homme qu’elle eût aimé, sa folle et brillante vie d’autrefois.

– Mais, continua l’inconnu, tous deux sont maintenant vendus à don José et lui sont dévoués jusqu’à la mort.

– Oh ! qu’en savez-vous ?

– Tu le verras plus tard. Depuis un an que tu es ici, jamais tu n’as franchi le seuil de ton appartement, et tout cela par amour pour don José.

– J’en conviens.

– La vieille femme fait la duègne et le bruit court dans le quartier que tu es une pauvre femme malade venue à Paris pour te faire guérir d’un cancer qui te ronge. Or, comme on ne t’a jamais vue, on dit même que tu ne quittes pas ton lit.

La bohémienne écoutait toutes ces révélations d’un air atone et profondément distrait.

– À présent, reprit l’inconnu, en sais-tu assez, dis ?

– Oh ! oui. Je vois que vous possédez tous mes secrets.

– Et quand je t’affirme que don José te trompe, me crois-tu ?

– Peut-être… mais il me faut une preuve.

– Tu l’auras… dans huit jours…

Elle demeurait toujours courbée et anéantie.

– Mais, acheva-t-il avec dédain, je me suis cruellement trompé sur ton compte, ma petite ; tu n’as pas de cœur.

– Moi ! moi ?… fit-elle sur deux tons différents.

– Tout à l’heure, tu voulais tuer don José ; et te voilà maintenant prête à t’évanouir et à fondre en larmes.

Ces mots fouettèrent le sang alourdi de la gitana et réveillèrent en elle tous ces instincts à demi sauvages qui font l’énergie de sa race. Elle se redressa fièrement et regarda l’inconnu en face.

– Vous vous trompez toujours, dit-elle, et vous ne savez pas qui je suis…

– Une femme, une femme faible et aimante… dit-il avec un sourire de mépris.

Mais déjà l’œil de la bohémienne lançait des flammes, déjà son brun visage se couvrait de cette pâleur nerveuse qui annonce une résolution prise à l’instant même et qui va devenir immuable.

Elle retroussa l’une de ses manches et montra son beau bras musculeux et arrondi comme un bras d’athlète :

– Tenez, dit-elle, j’ai la peau fine, n’est-ce pas ? et pour mettre un baiser sur ce bras, plus d’un beau gentilhomme de Séville ou de Grenade aurait vendu son bien…

– En effet, ricana l’inconnu, je conçois que, pour s’en faire un collier l’espace d’une heure, on puisse accomplir des folies.

– Eh bien ! continua-t-elle, cette peau fine et transparente et ces veines bleues cachent des muscles d’acier, et je vous jure que le jour où il se lèvera sur la poitrine de don José, armé d’un stylet, il saura l’y enfoncer jusqu’au manche.

Elle prononça cette menace froidement et avec un tel accent de résolution, que l’inconnu ne douta point un seul moment qu’elle hésitât à l’accomplir.

– À la bonne heure ! dit-il. Te voilà telle que tu étais autrefois.

– Prouvez-moi que don José me trompe, dit-elle, et je tuerai don José.

– Fais-m’en le serment, je te croirai.

La bohémienne éleva solennellement les deux mains et dit :

– Il est une foi mystérieuse qui ne ressemble ni à celle des chrétiens, ni à celle des musulmans. Les gitanos mes pères m’ont élevée dans ce culte que le reste des hommes ignore, mais auquel nous, les bohémiens, nous, les parias du monde, toujours chassés et toujours victorieux, nous croyons avec ferveur. Jamais un gitano n’a juré par ce culte sans qu’il ait tenu religieusement son serment – ce serment dût-il l’entraîner à la mort… Eh bien ! sur la foi de mes pères, au nom de cette divinité qu’il nous est défendu de révéler à ceux qui n’obéissent point à ses lois, je jure que je poignarderai don José là où je le rencontrerai avec ma rivale.

– C’est bien, dit l’inconnu, je crois à ton serment.

– Et maintenant, fit-elle, j’attends cette preuve…

– Tu l’auras. Seulement, toi la fille des bohémiens tu dois savoir que la vengeance ne marche qu’accompagnée d’une vertu silencieuse qu’on nomme la prudence.

– Je le sais.

– Celui qui veut se venger doit se taire.

– Je me tairai.

– Conserver le sourire aux lèvres et la joie dans les yeux…

– Tandis que la haine est au cœur. Oh ! soyez tranquille, je lui sourirai et l’abreuverai de mes caresses.

– Fatima, dit encore l’inconnu, nul ne m’a vu pénétrer ici, nul ne sait le chemin par où je suis venu. Je reviendrai te voir.

– Quand ?

– Dans trois jours.

– Et m’apporterez-vous la preuve ?

– Je te dirai au moins où tu pourras l’avoir.

– C’est bien. Je compte sur vous.

– Oh ! attends, ma petite, je n’en ai point fini de mes conseils et de mes recommandations, dit-il en souriant.

– Qu’est-ce encore ?

– Je le répète, méfie-toi de ta vieille nourrice et de ton nègre comme tu te défierais d’un ennemi mortel.

– Pourquoi ?

– Tu le sauras ; mais je ne puis te le dire aujourd’hui.

L’inconnu se tourna vers la cheminée et posa la main sur une potiche de Chine.

– Tu vois ce vase ?

– Oui.

– Eh bien ! chaque soir, à l’heure où tu attendras don José, soulève-le, tu trouveras dessous un billet renfermant mes instructions.

La gitana marchait d’étonnement en étonnement ; mais sa stupeur fut au comble lorsque l’inconnu lui dit :

– Je vais te quitter… seulement tu ne dois pas plus savoir par où je m’en vais que par où je suis venu.

Il tira de sa poche un grand foulard rouge et le jeta sur la tête de la gitana :

– Il faut que tu te laisses bander les yeux.

– Faites, dit-elle avec soumission.

Il mit le foulard en deux doubles, l’ajusta sur les yeux de Fatima et le lui noua solidement derrière la tête.

– Compte sur tes doigts jusqu’à cent cinquante, dit-il. Après, tu pourras enlever le bandeau.

La gitana obéit, compta scrupuleusement, puis arracha son bandeau. Le boudoir était vide, l’homme étrange avait disparu.

– C’est le diable ! répéta la superstitieuse jeune fille en levant les mains au ciel.

Le lendemain, vers dix heures, comme don José allait venir, selon son habitude, Fatima se souvint de la recommandation du mystérieux personnage.

Elle souleva le vase de Chine. Un petit papier était dessous. Ce papier, plié d’une façon que la gitana reconnut sur-le-champ pour être celle des bohémiens qui plient une lettre, était écrit à l’encre rouge et couvert de signes bizarres et indéchiffrables pour toute autre que pour elle. C’était l’écriture et le langage des bohémiens d’Espagne. Ce papier renfermait, en outre, un petit paquet de la grosseur d’une noisette, soigneusement cacheté à la cire.

Voici ce que contenait le billet : « Avale, sous peine de mort, la poudre renfermée dans ce paquet. »

La bohémienne rompit le cachet de cire et trouva sous son pli une pincée de poudre blanchâtre et soyeuse au toucher comme de la fécule.

Malgré les termes impérieux du billet et la menace de mort qu’il renfermait, peut-être eût-elle hésité à obéir ; mais c’était une fille d’Espagne, et, de plus, une bohémienne, c’est-à-dire un être superstitieux pour qui le surnaturel avait un charme indicible.

– Il est évident, se dit-elle, que c’est le diable que j’ai vu, le diable qui m’écrit et m’envoie cette poudre… Dans quel but ?… Je ne sais ; mais il est bien certain que le diable me protège, puisque je suis gitana et qu’il est le seul Dieu que nous adorons dans l’ombre. Nos aïeules sont allées au sabbat et se sont livrées à lui… peut-être même suis-je son enfant ?

Et ce mélange bizarre de corruption et de crédulité naïve, cette fille qui ne croyait pas à Dieu pour croire au diable, versa la pincée de poudre blanche dans un verre qu’elle emplit d’eau.

La poudre ne tarda point à se dissoudre sans que l’eau perdît rien de sa transparence. Alors la bohémienne porta le verre à ses lèvres et le vida d’un trait. Presque au même instant, un bruit se fit dans le salon.

– Voici don José, pensa-t-elle.

Elle jeta le billet dans le feu, puis elle courut à la porte du boudoir, qu’elle ouvrit. C’était, en effet, don José. L’Espagnol était souriant et calme. Il enlaça la jeune femme de ses deux bras et lui mit comme la veille un baiser au front.

– Bonjour, ma Fatima, lui dit-il de sa voix la plus caressante.

Fatima eut un horrible battement de cœur. Elle croyait maintenant à la trahison de don José comme à la lumière du soleil, et elle fut tentée de passer ses bras autour du cou de l’infâme pour l’étouffer. Mais elle songea aux recommandations de celui qu’elle prenait pour le diable et que, sa superstition aidant, elle finissait par croire son père. Et son visage demeura calme et souriant. Don José dépouilla alors son manteau, et Fatima vit apparaître un flacon poudreux garni d’osier qu’il plaça sur la cheminée.

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.

– Cela, c’est une surprise que je te ménageais, répondit-il ; c’est un flacon de marasquin que j’ai reçu d’Espagne ce matin même.

– Oh ! du marasquin, fit-elle avec une joie enfantine, la liqueur de notre pays bien-aimé !

Don José prit alors dans ses doigts le gland de soie qui pendait à côté d’une glace et il sonna. Le nègre qui servait, ou plutôt qui surveillait la gitana, parut.

– Apporte-nous des verres, dit don José, car j’en veux boire aussi, moi, ajouta-t-il joyeusement.

Avant d’aller plus loin, faisons un pas en arrière et suivons don José au moment où la veille, vers minuit, il quittait la rue du Rocher et retournait chez lui.

On le sait, don José demeurait rue de Ponthieu, au numéro 3, et les fenêtres de son appartement donnaient sur l’avenue des Champs-Élysées.

Don José était sorti de chez Fatima la rage dans le cœur. Don José n’aimait plus la bohémienne, dont il avait été, du reste, follement épris pendant plusieurs années. Depuis deux mois, don José avait un autre amour au cœur, et cet amour, qu’il menait de front avec ses projets d’ambition, l’occupait assez pour le lasser à tout jamais de la frénétique tendresse de Fatima. Mais, il le savait, la gitana n’était point cette maîtresse parisienne avec laquelle il est si facile de rompre. C’était une fille indomptable et sauvage, qui se considérait comme liée à lui pour toujours, qui pour lui avait abandonné sa vie errante et folle, qui pour lui était devenue criminelle. Cette femme avait son secret, cette femme pouvait, au jour de l’abandon, le traiter d’empoisonneur et d’assassin… Cette femme, dans un accès de jalousie, était capable de le tuer. Elle l’en avait menacé tout à l’heure, et ses menaces avaient si vivement impressionné don José, qu’il rentra chez lui tout tremblant, mais déjà méditant un nouveau forfait.

Pour se rendre chez la bohémienne, don José employait, comme on l’a vu, des précautions minutieuses. Il rentrait d’abord ouvertement, en voiture, mis comme à l’ordinaire. Puis, une fois chez lui, il s’affublait de ses vêtements d’ouvrier et s’appliquait une grande barbe noire qui lui donnait une certaine ressemblance avec un ouvrier carrossier qui demeurait dans la maison, où il occupait une mansarde. Ensuite, au lieu de redescendre par le grand escalier, ce qui l’eût contraint à passer devant la loge de la concierge, il sortait par la cuisine de son appartement et prenait l’escalier de service qui aboutissait dans la cour, qu’il traversait pour sortir. À son retour, il rentrait de la même manière, traversant de nouveau la cuisine, où l’attendait son valet de chambre. Ce valet mérite quelques lignes de silhouette, car il était plutôt le confident que le serviteur de son maître : Zampa, c’était son nom, était un Portugais que don José avait pris à son service dans une circonstance assez singulière.

Quatre années auparavant, don José se trouvait à Madrid, habitant tout seul le vaste hôtel de Sallandrera. Le duc et sa famille étaient alors au petit castel de la Grenadière. L’hôtel de Sallandrera donnait sur une place où avaient lieu les exécutions capitales. Un matin, le jeune Espagnol fut éveillé par une sourde rumeur, et, en se mettant à sa croisée, il aperçut le garrotta, cet instrument de supplice usité en Espagne, qui dressait son fatal pivot et son collier de fer au milieu d’un concours immense de peuple. L’échafaud avait été élevé si près de l’hôtel, que de la plate-forme un homme agile pouvait s’élancer sur le rebord des croisées du rez-de-chaussée. Ce fut à une de ces fenêtres que don José, qui était friand de cet horrible spectacle, alla se placer, pour n’en laisser échapper aucun détail. Peu après on vit apparaître le patient. C’était Zampa.

Zampa était condamné à mourir pour avoir assassiné une vieille femme et sa servante, qui habitaient une maison isolée sur la route de Madrid à l’Escurial, à la seule fin de les voler ensuite, ce qu’il allait faire, quand un détachement de soldats qui passait par hasard l’arrêta et le conduisit en prison. Don José prit une lorgnette et se prit à considérer le condamné. C’était un jeune homme de taille moyenne, qui paraissait doué d’une grande souplesse et d’une vigueur peu commune, au front bas et fuyant, au regard indécis, aux lèvres minces et cruelles dans leur expression dédaigneuse.

Zampa monta sur l’échafaud d’un pas assez ferme ; mais lorsqu’il eut aperçu le collier de fer destiné à l’étouffer et la chaise sur laquelle on l’allait faire asseoir, la peur de la mort le prit et il se mit à trembler de tous ses membres. En même temps, une pâleur livide s’empara de lui et son sourire fanfaron disparut ; mais en même temps aussi son regard désespéré aperçut la fenêtre où se tenait don José ; ce regard mesura la distance, et l’espoir ardent d’échapper au supplice pénétra soudain dans l’âme du condamné en lui rendant toute son énergie et toute sa vigueur. Au moment où le bourreau s’emparait de lui pour l’asseoir sur la chaise fatale, Zampa fit un effort héroïque, rompit les liens qui lui attachaient les bras, mordit le bourreau, qui jeta un cri de douleur, renversa ses deux aides, bondit comme un tigre et, passant par-dessus la tête de don José, tomba dans l’hôtel de Sallandrera. Avant que le bourreau, ses aides, la foule entière et don José lui-même fussent revenus de leur surprise, le condamné avait disparu.

Les domestiques étaient tous aux fenêtres, laissant ainsi l’hôtel désert à l’intérieur. Quand don José, revenu de sa stupeur, se retourna pour chercher des yeux le patient, il ne vit plus rien. La porte de la salle basse où il se trouvait seul, et que le patient avait dû traverser, était ouverte. La force armée cerna l’hôtel et l’envahit ; on le fouilla de fond en comble inutilement. Le condamné s’était évanoui comme une vision.

Share on Twitter Share on Facebook