Il y avait huit jours environ que Banco, déguisée en princesse polonaise mariée à un général russe, recevait chaque soir la visite de don José, qui du reste lui plaisait infiniment. Depuis quinze jours, don José aimait Banco et n’aimait plus la gitana. Chaque soir il se trouvait sur le trottoir de la rue Godot-de-Mauroy ; un instant après le fiacre passait, s’arrêtait, l’homme à la grande barbe se montrait à la portière, le faisait monter près de lui et lui bandait les yeux. Ce mystère plaisait à l’hidalgo. Pour rien au monde, il n’eût voulu arracher son bandeau pendant le trajet, ni savoir le vrai nom de la prétendue Polonaise, qui pour lui s’appelait Olga.
Un soir, don José ne s’aperçut point, en sortant de chez lui, qu’il était suivi. Un homme, au costume bizarre, à la chevelure blonde, et que, seule peut-être la bohémienne Fatima aurait pu reconnaître marchait derrière lui à cent pas de distance, les mains dans les poches de sa houppelande à brandebourgs.
Cet homme, tandis que don José s’arrêtait à l’angle de la rue Godot-de-Mauroy, s’embusqua un peu plus loin dans la rue, et leva les yeux en l’air, comme un amoureux qui regarde une fenêtre aimée dont les rideaux ont un muet langage, et se promena à petits pas, sur le trottoir opposé à celui qu’avait choisi don José.
Le mystérieux personnage ne perdait pas don José de vue. Il vit arriver le fiacre dès l’entrée du boulevard, et, à un mouvement de l’Espagnol, il devina que c’était là ce qu’il attendait.
En effet, la portière s’ouvrit, don José monta. Mais au moment où le fiacre allait continuer son chemin, une voix cria : « Hé ! cocher ! cocher ! » En même temps, l’homme à la houppelande s’approcha sans façon, et, avant que le cocher eût eu le temps de pousser son cheval, il mit la main sur la lanterne qu’il ouvrit :
– Vous me permettrez bien, dit-il, d’allumer mon cigare ?
– Allons, dépêchons-nous, répondit le cocher d’un ton de mauvaise humeur.
– On y va.
Et l’inconnu parut se hâter ; mais il eut le temps de jeter un rapide coup d’œil dans le fiacre, où il vit l’homme à la grande barbe ; sur le cocher, dont les traits demeurèrent gravés dans son esprit, et enfin sur les lanternes de la voiture, qui portaient un imperceptible numéro accompagné de ce nom : Brion, loueur de chevaux et de voitures, rue Basse-du-Rempart.
C’était tout ce que l’inconnu voulait probablement savoir. Il se rejeta en arrière.
– Merci… bon voyage, cria-t-il.
Puis, regardant le fiacre s’éloigner…
– Il est évident, se dit-il, que voilà un cheval qui marche un bon train, et que ce fiacre devait être un fiacre de contrebande.
Et, peu soucieux de la direction que prenait le véhicule, satisfait sans doute de son rapide examen, il remonta le boulevard jusqu’à la Madeleine et gagna la rue de Surène.
Ce personnage, on l’a deviné, n’était autre que notre ami Rocambole. Rocambole avait appris, à l’école de sir Williams, cet art merveilleux des transformations. Il possédait le talent de changer d’âge et de physionomie comme il changeait de costume. Il aurait fallu être sorcier ou magicien pour reconnaître dans ce personnage, plutôt vieux que jeune, à mise excentrique, à tournure étrange, l’élégant marquis de Chamery, qui montait un cheval arabe le matin même, et avait rencontré au Bois don José, avec lequel il avait échangé le plus gracieux des saluts. Tout en marchant et regagnant cet entresol de la rue de Surène, où il allait changer de costume, Rocambole se disait :
– Je sais déjà que don José va tous les soirs rue du Rocher, où il cache sa maîtresse. Maintenant, je sais encore qu’en sortant de la rue du Rocher il rentre chez lui, ressort et vient attendre ce faux fiacre au coin de la rue Godot-de-Mauroy. Je sais, en outre, que le cheval, la voiture et le cocher, sont de chez Brion. À merveille !…
Et Rocambole alla se déshabiller.
Le lendemain, vers onze heures du matin, le dog-cart de M. le marquis de Chamery s’arrêta à la porte du loueur. Rocambole, en costume du matin, redingote boutonnée, pantalon gris, chapeau de castor et gants de chamois, entra dans la cour et demanda à voir le maître de l’établissement. Il se disait chargé par une vieille parente de province, qui venait à Paris pour suivre un procès important, de louer une voiture au mois. Le marquis se fit montrer plusieurs coupés bas, plusieurs paires de chevaux, examina le tout en connaisseur et finit par apercevoir, au milieu des voitures qu’on nettoyait, une sorte de fiacre qu’il reconnut tout de suite pour être celui de la veille dans lequel était monté don José.
En même temps il envisagea le cocher occupé à en brosser les coussins, et il le reconnut pareillement.
– Tiens, dit-il en montrant le fiacre, vous avez là une singulière voiture.
– En effet, répondit le loueur, c’est un ancien fiacre.
– À quoi diable cela peut-il servir ?
– Ma foi, monsieur, je n’en sais trop rien. Seulement, il m’est loué mille francs pour un mois et ne sort que trois heures par jour.
– Trois heures par jour ?
– Par nuit.
– Et quel est donc l’original ?…
– Un monsieur qui a une grande barbe, ne parle jamais, a payé d’avance et n’a point voulu dire son nom.
– Mais enfin où va-t-il ? demanda le marquis avec indifférence.
– Ah ! voilà ce que le cocher ne veut pas dire, car on lui a promis un billet de cinq cents francs s’il était discret.
– Paris est le pays des excentriques, murmura Rocambole.
Et il s’en alla sans rien conclure relativement au coupé et à la paire de chevaux.
Une heure après son départ, un nouveau personnage se présenta rue Basse-du-Rempart.
Celui-là n’arrivait point en voiture du matin, il n’était pas marquis… C’était un simple palefrenier… un palefrenier d’origine britannique, dont les cheveux étaient d’un rouge carotte, la mine rouge, le nez enluminé… Sa culotte noisette montrait la corde, sa veste d’écurie était luisante aux coudes et son cône graisseux avait des rubans tout fripés. Il se présenta, baragouinant un mauvais français et demanda à être occupé.
Le loueur lui dit :
– Voyons ce que vous savez faire !
John, ainsi se nommait le palefrenier, s’empara d’un cheval anglais et sur-le-champ se mit à le panser avec cette habileté, cette science, ces notions d’hippiatrique qui caractérisent les Anglais.
À une heure de l’après-midi, John s’en alla prendre son repas dans un petit restaurant situé rue Neuve-des-Mathurins, où les cochers du voisinage et ceux du loueur mangeaient tous les jours. Il avait déjà fait la connaissance de celui qui, le matin, nettoyait le fiacre mystérieux. Entre cochers et palefreniers, la connaissance est bientôt faite, et de la connaissance à l’intimité il n’y a d’intervalle qu’une ou deux bouteilles de vin. Le cocher de fiacre se nommait Quentin. John offrit à Quentin une bouteille cachetée. Quentin paya une cerise à l’eau-de-vie. John commanda du café et des liqueurs et se prit à tutoyer le cocher. En sortant du restaurant, ils étaient amis intimes. Alors, sans aucun préambule, John perdit son accent britannique et dit au cocher :
– On t’a promis un billet de cinq cents ?
– Hein ?
– Je dis qu’on t’a promis cinq cents francs, répéta John.
– Pourquoi ?
– Pour ne pas dire où tu vas tous les soirs avec ton fiacre.
– Qui t’a dit ?
– Ça ne fait rien. Je le sais.
– C’est vrai. J’aurai un billet de cinq.
– Bah ! dit John, tu le dirais bien si on te donnait deux cents francs de plus.
– Pardieu !
Alors, le palefrenier prit dans la poche de sa veste d’écurie un petit portefeuille, l’ouvrit et montra des billets de banque au cocher ébloui.
– Mon bonhomme, lui dit-il alors, changeant de ton et de manières, veux-tu gagner mille francs ?
– Certainement.
– Mille francs, dont cinq cents à compte.
– Mais oui… allez.
– Il faut ce soir me céder ta place, je veux conduire le fiacre.
Le cocher était un peu gris déjà ; le mot magique de mille francs acheva de l’éblouir.
– Tout ce que vous voudrez, dit-il.
John le fit entrer dans un café, ils se placèrent à l’écart dans un coin, et le cocher donna au palefrenier anglais tous les renseignements qu’il possédait :
À savoir, que chaque soir, à onze heures, il quittait la rue Basse-du-Rempart et s’en allait rue de Castiglione, que là, l’homme à la grande barbe montait dans le fiacre, lequel prenait alors la rue Neuve-des-Petits-Champs et venait passer rue Godot-de-Mauroy. Là, le fiacre s’arrêtait encore. Un monsieur qui stationnait sur le trottoir y montait. Alors, l’homme à la grande barbe lui bandait les yeux.
– Oh ! oh ! pensa John, qui ignorait ce détail.
Puis le fiacre se dirigeait vers le nord, montait la rue de Clichy, sortait de Paris, traversait les Batignolles et allait s’arrêter devant une jolie petite maison de campagne située à Asnières, à gauche du pont du chemin de fer. Là, l’homme à la grande barbe faisait descendre l’homme aux yeux bandés, le prenait par la main et entrait avec lui dans le jardin. Quelques minutes après, le premier revenait chercher l’homme aux yeux bandés, le premier revenait seul, rentrait dans le fiacre et attendait environ une heure. Au bout de ce temps, il retournait chercher l’homme aux yeux bandés, le ramenait à Paris et le laissait sur le trottoir où il l’avait pris deux heures plus tôt.
C’était là tout ce que savait le cocher. Mais cela suffisait à celui qui venait de l’interroger.