XXVII

Le lendemain, don José sortit une heure plus tôt de chez Fatima, rentra chez lui pour changer de costume, et, à l’heure dite, il se trouva sur le trottoir de la rue Godot-de-Mauroy. Il y était depuis environ dix minutes lorsqu’un fiacre vint à passer et s’arrêta tout près de lui. En même temps, un homme montra sa tête à la portière et dit en espagnol :

– Suivez-moi !

Don José s’approcha et regarda cet homme. Mais il avait une grande barbe et un chapeau rabattu sur les yeux, qui semblaient se cotiser pour dissimuler entièrement les traits de son visage.

– Montez, dit l’inconnu.

Don José monta, et à peine fut-il assis dans le fiacre, que son guide lui dit :

– Il faut vous laisser bander les yeux.

– Où me menez-vous donc ? demanda l’hidalgo.

– Chez une jeune et jolie femme.

– Mais… où ?

– Bon ! dit l’inconnu, qui parlait assez purement l’espagnol, bien qu’à son accent il fût aisé de reconnaître qu’il n’était point né en Espagne, si on voulait vous dire où l’on vous conduit, on ne vous banderait pas les yeux.

– C’est juste, pensa don José.

Et il se laissa bander les yeux sans résistance aucune.

Alors le fiacre repartit, et don José comprit qu’il roulait avec une rapidité peu commune aux voitures de cette espèce. Comme don José n’avait point la connaissance parfaite de Paris que possédait Henri de Mauroy, le héros de Balzac ; comme, en outre, il ne connaissait point les œuvres de l’illustre écrivain et ne pouvait, par conséquent, y puiser des inspirations, il n’eut pas l’idée de compter combien de fois le véhicule tournait à gauche et à droite, ce qui, jusqu’à un certain point, aurait pu indiquer la route qu’il suivait et le quartier où on le conduisait. Tout ce qu’il comprit, c’est que le trajet était long, car il demeura près de trois quarts d’heure à côté de son guide, qui gardait le plus profond silence.

Enfin, le fiacre s’arrêta.

– Descendez et donnez-moi la main, lui dit-on, toujours en langue espagnole.

Il obéit, se laissa entraîner, sentit qu’il marchait sur du sable, tandis que l’air vif de la nuit le fouettait au visage, et il en conclut qu’il traversait un jardin.

Au bout d’une centaine de pas, son guide l’avertit qu’il rencontrait un escalier. En effet, il gravit une trentaine de marches environ, puis il trouva un tapis sous ses pieds, comprit qu’il traversait un salon, et enfin le guide lui dit :

– Arrêtez-vous là. Puis il le fit asseoir et ajouta : Ôtez votre bandeau.

Don José enleva le foulard qu’il avait sur les yeux et demeura fort étonné. Il se trouvait dans un joli salon dont chaque meuble, chaque objet, chaque détail d’ornementation, semblait trahir une femme pour propriétaire. Il s’y trouvait seul, car l’homme à la grande barbe avait disparu comme par enchantement.

– L’aventure est passablement romanesque, pensa don José, si la femme est véritablement jolie…

Il n’acheva pas, car une portière glissa sur sa tringle et Banco se montra à ses regards éblouis.

La blonde fille des portiers espagnols avait pensé qu’un peu de romantisme dans son costume ne gâterait rien au rôle qu’elle s’apprêtait à jouer. Elle avait donc revêtu la jupe courte écarlate, le corsage de velours noir à broderies et le petit shospska des Polonaises de Cracovie, le tout parsemé de beaux diamants et agrémenté de superbes fourrures. Depuis dix-huit mois qu’elle avait accepté la protection du prince K…, Banco avait appris la Russie et la Pologne sur le bout du doigt et elle s’était bien juré de finir ses jours dans quelque beau château aux environs de Varsovie.

Un Parisien, un véritable Athénien de Paris, eût flairé le théâtre et déshabillé Banco d’un regard pour lui restituer ses véritables vêtements et sa classification sociale exacte ; mais don José était espagnol ; il ne connaissait que superficiellement notre monde et surtout certaines femmes de notre monde ; entre Conception, qu’il voulait épouser, et la gitana, qui avait été jusque-là son unique amour, il n’avait pu qu’entrevoir, et par conséquent fort mal juger toutes ces grandes dames de contrebande qui prennent le nom de la rue où elles sont nées et deviennent la comtesse de Tronchet ou la baronne de Saint-Lazare. Don José pouvait, à la rigueur, prendre une comédienne du boulevard pour une reine de Hongrie. Banco avait donc touché juste, peut-être sans le savoir.

– Si don José ne me reconnaît pas, s’était-elle dit, ou du moins s’il ne m’a jamais vue, ce qui est probable, car moi je l’ai aperçu l’autre jour pour la première fois de ma vie, je me poserai en Polonaise.

En effet, à la vue de cette jolie comtesse, dont les cheveux blonds, le teint rose, le costume pittoresque semblaient annoncer une fille des brumeuses contrées septentrionales, don José demeura convaincu qu’il était en présence d’une femme de qualité et la salua jusqu’à terre. Cet homme, plein d’audace quand il s’agissait de servir son ambition, même par un crime ; cet homme, qui n’avait reculé devant rien, était timide, et se sentait rougir sous le regard d’une femme.

– Je le tiens, pensa Banco, à qui le trouble subit de l’Espagnol n’échappa point, et qui comprit qu’elle avait affaire à ce que, dans le monde interlope, on appelle un homme qui n’est pas très fort.

Elle invita don José, par un geste gracieux, à s’asseoir, puis elle lui dit en français, langue que les Polonais et les Russes parlent, on le sait, comme leur langue maternelle :

– Je vous demande mille pardons, seigneur, d’avoir ainsi abusé de votre liberté.

– Madame… balbutia don José, qui continuait à la trouver fort belle.

– Don José, poursuivit-elle, on vous a conduit ici les yeux bandés, parce que vous ne pouvez, vous ne devez jamais savoir où vous êtes et qui je suis.

Il la regardait toujours et ne trouvait pas un mot à dire. Elle prit à sa ceinture une jolie petite montre émaillée et la consulta.

– Mon Dieu ! dit-elle, comme le temps passe… je n’ai réellement plus qu’une heure à vous donner, et j’ai cependant bien des choses à vous dire…

– Une heure ! fit don José, qui trouvait, en effet, que c’était bien peu pour admirer cette ravissante créature.

– Hélas ! soupira-t-elle, dans une heure, il me faudra rejoindre mon tyran…

– Votre tyran ?

– Je veux dire mon mari.

Don José fit la grimace.

– Écoutez, monsieur, poursuivit Banco avec assurance, afin de vous expliquer mon étrange conduite, il faut que vous sachiez à peu près qui je suis.

– Je vous écoute, madame, répondit don José fort intrigué de la tournure à demi solennelle que semblait prendre cet entretien.

– Allons-y gaiement ! pensa la folâtre fille, donnons-nous des aïeux et des parchemins.

Et elle dit tout haut avec une nuance de tristesse :

– Ah ! monsieur, dans mon pays, nous autres filles de qualité, nous n’épousons jamais l’homme que nous aimons…

– C’est à peu près ainsi partout, répondit don José, qui songea que sa cousine, mademoiselle Conception de Sallandrera, le haïssait mortellement et que, cependant, elle serait forcée de l’épouser, lui don José.

Banco poursuivit :

– Je suis la fille d’un prince polonais général au service de la Russie. Je suis mariée à un prince russe, général comme mon père. La politique a été le seul mobile de mon mariage. Il entre dans les vues de la Russie d’allier la noblesse russe à la noblesse polonaise. J’ai dix-sept ans ; mon mari en a soixante-trois. C’est un homme brutal et dur, profondément égoïste et qui s’est porté sur moi, dans de honteux et stupides accès de jalousie, aux violences les plus inouïes.

– Le misérable ! murmura don José.

– Depuis un an que j’habite Paris, on ne m’a vue nulle part, et il ne me laisse point sortir. Si j’avais un amant, il me tuerait…

– Mais, interrompit don José, n’avez-vous donc jamais songé à vous soustraire à un pareil tyran ?

– Si, répondit-elle, et c’est pour cela que vous êtes ici.

Ces mots embarrassèrent un peu don José.

L’Espagnol trouvait la prétendue princesse merveilleusement belle, et il lui avait suffi de la regarder pour que l’amour de six années, qu’il ressentait pour la gitana, s’évanouît ; mais don José n’était ni sentimental, ni chevaleresque, et il n’oubliait point qu’il devait épouser Conception, et succéder au duc de Sallandrera dans ses biens et dignités. Cependant il demeura impassible et répondit à Banco :

– J’attends vos ordres, madame.

– Monsieur, reprit Banco avec un aplomb merveilleux, je suis polonaise et j’ai été nourrie par une bohémienne. C’est vous dire que, en France, je passerais pour une femme superstitieuse.

Don José sourit.

– Mais moi, poursuivit-elle, j’ai une foi profonde, aveugle dans les prédictions de certaines gens pour qui l’avenir n’a pas de mystère.

– Ah ! vous croyez ? dit don José.

– Oui, fit-elle avec un air de profonde conviction.

Il s’assit auprès d’elle et lui demanda :

– Que vous a-t-on prédit ?

– Un jour en Pologne, il y a de cela six ans, vous le voyez, j’étais encore enfant, une vieille femme vint frapper à la porte du château paternel et demanda l’hospitalité. Cette femme disait la bonne aventure ; elle me prit la main, en examina les lignes et les dispositions et me dit :

« – Pauvre enfant ! vous serez bien malheureuse un jour… un homme à barbe blanche, venu du pôle, vous maltraitera comme la fille d’un serf, et vous lui appartiendrez comme une esclave.

« Et comme je frissonnais, elle ajouta :

« – Mais, un jour, il vous emmènera vers le pays tempéré, qui est tout au bout de l’Europe, à l’Occident, et votre sort changera, ou du moins il dépendra de vous que votre liberté vous soit rendue.

« – Et comment ? demandai-je.

« La bohémienne fronça le sourcil, examina de nouveau les lignes de ma main et répondit enfin :

« – Dans le pays tempéré qui borne l’Europe à l’Occident, l’homme du pôle, l’homme à la barbe blanche continuera à vous maltraiter ; à peine vous laissera-t-il apercevoir la lumière du soleil. Un jour, pourtant, il consentira à vous emmener avec lui dans son droski, à la condition que vous aurez le visage caché et que les chevaux iront au triple galop. Alors vous rencontrerez, dans votre course, un homme à cheval. Cet homme, né sous le soleil, dans un pays que l’eau baigne par trois côtés, jettera sur vous un regard curieux. Alors il dépendra de vous, pauvre enfant, qu’il devienne votre libérateur.

« – Mais comment ? m’écriai-je, vivement impressionnée par les paroles de la bohémienne.

« – Si cet homme vient à vous aimer sans savoir votre nom, ni le lieu que vous habitez, ni le nom de celui qui vous tiendra en son pouvoir, il est écrit dans la destinée que le tyran mourra.

« Et la sorcière ne voulut point s’expliquer davantage.

« Elle me jeta un regard de compassion, baisa ma main et quitta le château.

Banco s’arrêta un moment. Elle avait abaissé sur don José ses grandes paupières et laissé tomber sur lui son plus magnétique regard.

– Étrange histoire, murmura don José, prédiction plus étrange encore !

– Oh ! vous allez voir, dit-elle. (Et elle reprit :) Un jour, cet hiver, au mois de janvier, la terre était couverte de neige et le soleil resplendissait. Par les croisées de ma chambre, j’apercevais les arbres du jardin de notre hôtel, et leur parure blanche me rappelait ma Pologne bien-aimée. Quelques pauvres oiseaux voletaient de branche en branche et se réchauffaient à ce pâle rayon de midi. Moi, je les regardais, les yeux pleins de larmes amères. Mon mari entra.

« – Qu’avez-vous ?… me dit-il, et pourquoi pleurez-vous ?

« – Je pleure en regardant cette neige, qui me rappelle mon pays, répondis-je, et ces oiseaux qui sont libres comme je l’étais autrefois.

« – Eh bien ! me dit-il, puisque vous avez si grande envie de sortir, ne pleurez plus. Je vais vous emmener au bois de Boulogne dans mon droski, que je conduirai moi-même. J’ai reçu quatre chevaux de l’Ukraine que je veux essayer.

« Je poussai un cri de joie et je sautai au cou de mon tyran.

« – Mais, me dit-il, à une condition, c’est que vous prendrez votre voile le plus épais. Je ne veux pas qu’on vous voie.

Banco s’arrêta encore, examinant don José. Don José écoutait avec une certaine curiosité, et ne paraissait pas se douter qu’il pût être question de lui.

– Voyons, lui dit la jeune femme, rassemblez vos souvenirs.

– Moi, madame ?…

– Ne vous souvenez-vous point avoir vu passer aux Champs-Élysées, par une belle et froide après-midi du mois de janvier, un attelage russe de quatre chevaux gris de feu aux crinières blanches, ornées de clochettes, emportant une voiture placée sur un traîneau ?

Banco se souvenait très bien être sortie en droski avec son Russe. Seulement, le reste de l’histoire était dû à son imagination.

– En effet… dit don José… je crois me souvenir.

– Ah !

– Oui… au mois de janvier.

– Oh ! dit Banco, vous m’avez regardée…

– Vous croyez ?

– J’en suis sûre.

– Eh bien ?

– Comment ! vous ne comprenez pas ?

– Mais… il me semble…

– Une partie de la prédiction de la bohémienne s’était accomplie, dit Banco. L’homme du pôle, à la barbe blanche…

– C’est votre mari ?

– Oui.

– Et le cavalier né sous le soleil ?

– C’était vous.

– Moi ?

– Oh ! je vous remarquai bien, malgré la vitesse de nos chevaux ; j’entendis deux personnes à cheval qui dirent, en croisant notre droski et vous regardant :

« – Voilà l’Espagnol le plus riche que Paris ait encore vu.

« – Comment se nomme-t-il ? demanda l’un des cavaliers.

« – Don José d’Alvar, répondit l’autre.

– Oh ! oh ! pensa don José, est-ce qu’elle voudrait me faire assassiner son mari ?

Banco poursuivit :

– Soudain la prédiction de la sorcière me revint en mémoire. Comprenez-vous, maintenant ?

Et Banco prit l’attitude d’une pauvre femme qui, depuis trois mois, a ressenti les premières atteintes de ce mal mystérieux qu’on nomme l’amour. Et son silence fut plus éloquent que ses paroles. Aussi l’Espagnol se tint-il, l’espace d’une seconde, le raisonnement suivant :

– Voilà une femme fort belle et qui me plaît fort. Ne pas l’aimer serait un crime de lèse-beauté. Je vais donc me laisser aller à cette jolie intrigue. J’aurai toujours le temps de réfléchir, le jour où elle me demandera de la débarrasser de son mari…

Et don José lui dit :

– Madame, si la bohémienne a dit vrai, si mon amour doit tuer le tyran, espérez, car je vous aime…

– Oh ! fit-elle avec un sourire mélancolique, pas encore…

– Je vous aime, je vous jure.

– Mais peut-être… plus tard…

Et elle ne retira point ses mains, qu’il tenait dans les siennes.

Tout à coup une pendule sonna une heure du matin. La jeune fille tressaillit et parut vivement alarmée.

– Mon Dieu ! dit-elle, partez…

– Déjà ?

– Il le faut… il va venir… c’est l’heure où il rentre.

– Mais… vous reverrai-je ?

– Oui.

– Quand ?

– Demain, ici. Comme aujourd’hui, vous attendrez rue Godot-de-Mauroy.

– J’y serai.

– Partez ! partez !… répéta-t-elle avec l’accent de la terreur.

Elle prit le bandeau que don José avait posé sur un siège.

– Vous le savez, dit-elle, il faut, pour obéir aux prédictions de la bohémienne, que vous ne sachiez pas où vous êtes, ni qui je suis, ni le nom de mon mari.

– Soit, dit-il.

Et il se laissa bander les yeux.

Une minute après, l’homme à la longue barbe revint, échangea un regard avec la jeune femme, s’approcha de don José et lui dit à l’oreille : « Venez ». Puis il lui fit descendre l’escalier, traversa le jardin et regagna le fiacre, qui partit au grand trot. Arrivé rue Godot-de-Mauroy, le conducteur de don José lui enleva son bandeau et lui dit :

– Descendez… À demain.

Don José mit pied à terre, et le fiacre continua sa route. L’hidalgo s’en alla à pied par le boulevard et les Champs-Élysées jusque chez lui.

Zampa l’attendait. Don José n’avait pour son valet de chambre que très peu de secrets. Il lui fit donc part de son aventure et lui demanda son avis.

Zampa écouta son maître avec beaucoup d’attention.

Quand il eut fini :

– Tout cela, dit-il, me semble romanesque, et si Votre Excellence était libre, ce serait à merveille.

– Ne le suis-je donc pas ?

– Et Fatima ? dit Zampa.

– Ah diable ! murmura don José, qui devint tout rêveur. Bah !… je verrai. La Polonaise me plaît, et j’y retournerai demain et tous les jours.

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