XXXII

Don José recula stupéfait. La gitana était bien devant lui, le regardant et lui souriant.

– Bonjour, ami, disait-elle, bonjour.

Elle le prit par la main et lui passa un de ses bras autour du cou. La force que cette femme possédait sur elle-même était telle, que don José n’eut pas l’ombre d’un soupçon. Comment Fatima était-elle vivante ? C’était pour lui une énigme. Mais à coup sûr, Fatima, si elle avait couru un danger de mort, ne pouvait lui en attribuer la cause. Comment eût-il pu supposer que cette femme lui avait juré une haine à mort alors qu’elle venait à lui, souriante, les bras tendus, l’amour dans les yeux ? Fatima, cependant, si elle se maîtrisait si merveilleusement elle-même, avait froidement et minutieusement examiné don José. La pâleur, le trouble de l’Espagnol ne lui avaient point échappés.

– Voilà un homme qui me prend pour un fantôme, s’était-elle dit sur-le-champ. Il est venu ici pour voir mon cadavre, et il recule en me retrouvant vivante.

Mais le sourire n’abandonna point ses lèvres un seul instant.

– Comme tu es pâle ! lui dit-elle, ma chère âme, que t’est-il donc arrivé ?

– Pâle ? dit don José ému ; mais tu es folle, ma Fatima bien-aimée… ne sais-tu donc pas qu’il me suffit de te voir pour que mon sang afflue à mon cœur, et que j’éprouve chaque soir une indomptable émotion en entrant ici ?…

– Oh ! dit Fatima, je vois bien que tu m’aimes, mon José.

Puis, à son tour, il parut la regarder attentivement et lui dit :

– Mais c’est toi qui es pâle…

– Tu crois ?

– Ah ! tu es blanche comme cette statue…

Et il lui montrait un joli biscuit placé sur la cheminée.

– C’est que j’ai mal dormi… ou plutôt…

Don José la regardait avec l’attention d’un médecin étudiant un cas inouï dans les fastes de la science.

– Ou plutôt, j’ai trop dormi, acheva-t-elle. Ce marasquin m’a fait un mal horrible.

– Bah !

– J’ai cru que j’allais mourir…

Don José jugea convenable de manifester une sorte d’effroi.

– Tiens, reprit-elle, j’ai souffert comme lorsque ma mère autrefois, quand j’étais enfant, me faisait prendre de l’opium à dose insuffisante. J’avais un cauchemar horrible.

– Ah ! fit don José, tu as pris de l’opium ?

– Oui, pendant mon enfance, tous les soirs. J’en prends même encore.

– Pourquoi ?

– C’est une habitude chez nous autres, les gitanos.

– Singulière habitude !…

– On dit que c’est un contre-poison.

Et Fatima regarda don José. Don José demeura impassible.

– Bah ! dit-il, tu crois ?

– Tous les gitanos en prennent. Le poison est, parmi nous, d’un si fréquent usage, que nous nous défions les uns des autres et prenons toutes nos précautions.

Don José crut avoir le secret de la presque résurrection de Fatima.

– Et bien ! lui dit-il avec calme, si tu as été malade la nuit dernière, au lieu de t’en prendre au marasquin que je t’ai apporté, tu peux en accuser cette affreuse drogue orientale.

– C’est possible, fit-elle avec une naïveté si bien jouée que don José en fut dupe, aussi je n’en prendrai plus.

– Tu me le promets ?

– Mais sans doute ; ne fais-je pas tout ce que tu veux, mon cher amour ?

– Ah ! murmura don José en riant, nous ne sommes donc plus jalouse ?

– Non.

– Bien vrai ?

– Mais tu le vois, je suis raisonnable à présent, je vois que tu m’aimes.

– Oh ! certes…

– Et je suis persuadée que tu n’aimes que moi ; tu me le jures, du reste, n’est-ce pas ?

– Sans doute. Cependant, ajouta don José, c’est précisément parce que je t’aime et n’aime que toi que je vais prendre ce soir une liberté extraordinaire.

Et don José se leva.

– Comment ! dit-elle d’un ton boudeur, tu me quittes déjà ?

– Oui, mon enfant.

– Mais, pourquoi ?

– Parce que je suis attendu chez mon oncle le duc de Sallandrera.

– Par Conception ? fit-elle d’un ton railleur.

Don José haussa les épaules. Puis il embrassa la gitana.

– À demain… dit-il.

Et il sortit du boudoir. Mais elle passa son bras nu sur le sien et le reconduisit jusqu’à l’antichambre, comme à l’ordinaire. Là, Fatima l’arrêta.

– Voici, dit-elle, que je redeviens folle.

– Toi ?

– C’est-à-dire jalouse…

– Mais jalouse de qui ? de quoi ? jalouse à quel propos ? demanda-t-il.

– Je n’en sais rien…

Et elle tira de sa ceinture ce petit poignard damasquiné qui ne l’abandonnait jamais. Don José, ébloui, en vit briller la lame à la clarté d’un flambeau que la gitana avait placé sur une table voisine.

– Tiens ! lui dit-elle avec un emportement subit, il est des instants où j’ai comme la conviction que tu me trompes… et il me prend des tentations de te tuer…

En prononçant ces derniers mots, en levant et brandissant ce poignard, la gitana était sincère. Elle avait oublié un moment et les sages avertissements de son mystérieux et nocturne visiteur et l’infamie de don José. Son amour s’était réveillé, mais son amour jaloux, furieux, cet amour qui se savait trompé… et un moment elle faillit tuer don José. Mais cet emportement n’eut que la durée d’un éclair.

– Je suis folle ! dit-elle, va-t’en !

Et elle jeta son poignard… Puis elle s’enfuit brusquement et ferma la porte du boudoir.

– Oh ! oh ! murmura don José en s’en allant, j’aurais pu te pardonner, bien que j’eusse promis ta vie, Fatima ; mais je vois que décidément tu finiras par me tuer, un jour ou l’autre, et il est bon que je prenne les devants. Et don José s’en alla, ruminant un nouveau projet dans sa tête.

Zampa trahissait son maître au profit de Rocambole. Mais Zampa était loin de posséder le premier mot du secret de ce dernier, qu’il avertissait, jour par jour, du reste, des moindres actions de don José.

La veille, Zampa avait rencontré aux Tuileries, tranquillement assis au pied de la statue de Spartacus, l’homme à la polonaise et aux cheveux jaunes, et il l’avait instruit du projet que don José allait mettre à exécution le soir même.

– Ah ! ah ! lui avait dit Rocambole, c’est toi qui fournis le poison ?

– Mais oui.

– Et le contre-poison ?

– L’un ne va pas sans l’autre.

L’homme aux cheveux jaunes avait alors manifesté une sorte de joie à laquelle Zampa s’était lourdement trompé. Persuadé qu’il était que Rocambole agissait pour le compte de la princesse polonaise, follement éprise de don José, Zampa s’imagina que celui-ci se réjouissait de la mort prochaine d’une rivale.

– Tiens !… dit l’homme aux cheveux jaunes, c’est un amoureux bien trempé, ton maître.

– Vous trouvez ?

– Il tue sa maîtresse qu’il n’aime plus, par amour pour celle qu’il aime.

– Heu ! heu !… fit Zampa.

– Comment ! n’est-ce pas là le vrai motif ?

Zampa secoua la tête.

– Quel est-il donc ?

– Mon maître a peur de Fatima. Elle l’a menacé de le tuer.

– Bah !… une femme…

– Une femme qui a trois bandits de frères qui la débarrasseront de don José sur un simple signe d’elle.

– Alors, c’est différent, murmura Rocambole continuant à se montrer fort satisfait de la résolution de don José.

Puis il questionna Zampa avec une grande bonhomie sur le poison et le contre-poison dont allait se servir don José, et finit par dire :

– Si tu veux me vendre un peu de tout, je te le paierai bien vingt-cinq louis.

– Je le veux bien, dit Zampa.

– Oh !… fit naïvement l’homme aux cheveux jaunes, c’est uniquement pour plaire à ma maîtresse. Elle sera si enchantée de savoir que Fatima va mourir, qu’elle fera l’essai du poison sur un animal quelconque.

Rocambole fit briller aux yeux du valet un chiffon de cinq cents francs qu’il tira de son portefeuille, et, comme à cette heure don José était absent de chez lui, il monta dans un fiacre avec Zampa, et tous deux se rendirent rue de Ponthieu.

– Maintenant, dit Rocambole lorsqu’il fut possesseur de la poudre noire et de la poudre blanche, tu m’attendras ici demain.

– Ici !… chez mon maître ?

– Oui, à dix heures et demie ; je monterai par le petit escalier.

Rocambole alla rue de Surène essayer ce contre-poison qui devait sauver Fatima, et il en fit l’expérience sur deux petits épagneuls qu’il acheta en route à un marchand de la rue Tronchet, l’un des épagneuls était mort foudroyé ; l’autre, qui avait avalé la poudre blanche, n’avait éprouvé aucun malaise. On sait ce qui était arrivé.

Cependant don José revenait le lendemain, vers dix heures et demie, tout effaré, rue de Ponthieu. Il revenait de chez Fatima qu’il avait trouvée pleine de vie, à sa grande stupéfaction ; de chez Fatima, qui, de nouveau, l’avait menacé de son poignard. Zampa croyait à la mort de la bohémienne. En voyant entrer don José, il se dit : – Mon maître a un cœur de lièvre. Il n’aura pu supporter la vue du cadavre de sa maîtresse.

Zampa se trompait.

– Fatima est vivante, lui dit don José.

– Vivante !…

Et Zampa se fit répéter le mot.

– Mais c’est impossible ! s’écria-t-il, je suis sûr de ma drogue.

Don José lui raconta alors que la bohémienne lui avait dit touchant l’usage qu’elle faisait de l’opium. Mais Zampa n’était pas homme à se payer de semblables raisons. Si Fatima vivait, c’est qu’elle avait pris du contre-poison, et Zampa ne douta plus un moment que celui qu’il avait vendu à l’homme aux cheveux jaunes n’eût été pris par la bohémienne. Ce fut pour lui un trait de lumière.

– Diable ! pensa-t-il, est-ce que je me serais enfoncé comme un niais, et mon homme ne serait-il point l’agent de Fatima elle-même ?

Et Zampa, qui avait la prudence du serpent, parut ajouter foi à la version de l’opium, et il dit à son maître :

– Eh bien ! il faudra essayer autre chose. On verra…

– Oh ! oui, on verra… murmura don José, qui frissonnait en pensant que la gitana pourrait le faire assassiner au premier jour, si elle découvrait sa trahison.

Cependant, son agitation ne lui fit point oublier son rendez-vous accoutumé. Le fiacre passait tous les soirs à onze heures et demie rue Godot-de-Mauroy.

Don José dépouilla sa grande barbe, changea de costume et ressortit.

Deux minutes après, Zampa entendit frapper discrètement à la porte qui donnait sur l’escalier de service. Il ouvrit ; l’homme à la polonaise entra. Zampa le salua avec la servilité d’un homme qui sait à qui il a affaire.

– Hé ! hé ! mon drôle, dit Rocambole, tandis que Zampa prenait un flambeau et le conduisait au salon, on voit bien, aux cérémonies que tu me fais, que ta tête ne tient pas fortement sur tes épaules.

Bien que Rocambole fût souriant et bonhomme, en parlant ainsi, Zampa eut le frisson et fut mal à son aise. Rocambole se carra au coin du feu, dans le fauteuil de don José, et se prit à lorgner l’ameublement et les tentures du salon. Zampa se tenait debout devant lui, dans une attitude embarrassée.

– Voyons, n’as-tu rien à me dire ? interrogea Rocambole.

– La gitana n’est pas morte.

– Je le sais.

– Ah ! fit Zampa, je ne m’étais donc pas trompé ?

– En quoi ?

– Vous lui avez donné le contre-poison.

– Peut-être…

Zampa regarda son interlocuteur avec défiance.

– Je crois que vous me roulez, dit-il.

– Hein ? fit Rocambole avec hauteur.

– Au lieu d’agir pour la princesse…

– J’agis pour moi, dit froidement Rocambole, et mes affaires ne te regardent pas. Contente-toi de faire ton métier. Je te paie, sers-moi.

Zampa s’inclina.

– Maintenant, poursuivit l’homme aux cheveux jaunes, ton maître va revenir.

– Oh ! dans une heure ou deux…

– Non, tout de suite.

Zampa le regarda étonné.

– Tu vas me cacher… là… dans ce cabinet. Où donne-t-il ?

– Dans le corridor.

– Peut-on entendre ?

– Tout ce qui se dit ici.

– C’est bien.

Et Rocambole alla ouvrir la porte d’un cabinet de toilette qui avait une issue sur l’antichambre, et il dit à Zampa :

– Quoi qu’il arrive, tu obéiras ponctuellement à ton maître.

– Ma parole d’honneur ! murmura le valet, voici qui se complique étrangement. Je commence à n’y plus rien comprendre.

– C’est inutile, dit Rocambole, qui entendit la réflexion du valet.

Puis il attacha sur lui ce regard terne et froid qui décelait un homme résolu :

– Si tu étais superstitieux, tu pourrais croire que je suis le diable, car je sais ce que tu penses…

Zampa tressaillit et pâlit.

– Tiens, poursuivit Rocambole, voici ce que tu viens de te dire : don José va revenir. Cet homme est là, enfermé. Cet homme est l’ennemi de don José, et il a mon secret. Je vais le livrer à don José, et, à nous deux, nous le tuerons. Ne nie pas… j’ai lu dans ta pensée, dans ton regard, acheva impérieusement Rocambole.

– C’est vrai, murmura Zampa fasciné par cet œil calme et dominateur.

Et le Portugais tomba à genoux.

– Eh bien ! dit Rocambole qui tira de sa poche un revolver américain, écoute-moi bien maintenant, avant que tu n’aies dit un mot à ton maître, tu seras mort.

– Je me tairai.

– Et si, par impossible, il m’arrivait malheur, demain matin une personne, qui m’attend et qui ne me verrait pas revenir, porterait ton dossier au parquet du procureur impérial.

– Ah ! vous m’en direz tant, murmura le Portugais retrouvant toute la fanfaronnerie du crime, que je suis bien forcé de vous être dévoué.

– Je te pardonne, répliqua Rocambole en riant. À ta place, j’eusse pensé comme toi.

Et ces deux hommes, faits pour se comprendre, échangèrent un regard et un sourire. Puis Rocambole s’enferma dans le cabinet de toilette.

Presque aussitôt après, un coup de sonnette se fit entendre. C’était don José qui rentrait. Don José revenait, en proie à une vive agitation. Il avait attendu vingt minutes sur le trottoir de la rue Godot-de-Mauroy, et le fiacre n’était point venu. Vingt fois, il avait consulté sa montre, ne comprenant rien à ce retard. Enfin, un valet en livrée avait passé près de lui, l’avait toisé avec défiance, puis s’était décidé à l’aborder.

– Vous êtes don José ? lui avait-il dit.

– Oui… Que me veux-tu ? avait répondu l’Espagnol surpris.

Le valet lui avait remis une lettre sans mot dire et s’était éloigné. Au comble de l’étonnement, don José était allé se placer sous le réverbère au coin de la rue, puis il avait brisé le cachet de la lettre, et il avait reconnu une écriture de femme, allongée et menue.

Évidemment, c’était elle qui écrivait. Cette lettre était écrite en anglais, langue que don José parlait et écrivait.

Voici ce qu’elle contenait :

« Vous m’avez trompée. Rien n’est changé rue du Rocher : ne cherchez point à savoir comment je l’ai appris… c’est mon secret… Je sais que ma rivale est heureuse… c’est à moi de mourir.

« Ne venez plus attendre cette voiture qui vous amenait auprès de moi… à moins que vous ne teniez votre serment… »

Cette lettre fut un coup de foudre pour don José. Mais, en même temps, elle fut l’arrêt de mort de la gitana. Évidemment il ne reverrait la Polonaise que si Fatima mourait. Et don José, hors de lui, revint rue de Ponthieu, bien décidé à faire assassiner la bohémienne.

Il montra cette lettre à Zampa.

– Ma foi ! dit le valet, je n’ai pas de conseil à donner à Votre Excellence.

– Mais si, au contraire, parle !… ordonna don José.

– Eh bien ! il faut que Votre Excellence choisisse de Fatima ou de la princesse.

– Mon choix est fait ; je l’aime…

– Alors que Fatima meure.

– Mais comment ?

– Ah ! dame !… répondit Zampa, je ne sais pas… Ma drogue n’a plus de vertu.

– Le poignard…

– C’est plus sûr, et l’opium ne l’empêche pas d’entrer.

– Alors prépare-toi, je paierai.

– Oh ! dit Zampa, ça me répugne, à moi… mais Narcisse s’en chargera.

– Narcisse ?

– Parbleu !

Narcisse était ce nègre qui servait Fatima de concert avec sa nourrice.

– Va le chercher.

Zampa s’inclina et sortit.

Une heure après, il revint suivi du nègre, et entre ces trois hommes la mort de Fatima fut résolue.

Quand Narcisse, à une heure du matin, quitta don José et la rue de Ponthieu, lorsque l’Espagnol fut couché, Zampa voulut ouvrir à Rocambole. Mais Rocambole avait disparu.

– Décidément, murmura le Portugais, cet homme pourrait bien être le diable lui-même.

Share on Twitter Share on Facebook