Lorsque Fatima avait repoussé don José, lorsqu’elle s’était enfuie, c’est qu’elle avait eu peur d’elle-même. Son amour et sa fureur avaient alors atteint leur paroxysme. Mais quelques minutes suffirent à lui rendre son calme et sa raison. La fille des bohémiens, l’implacable gitana n’aimait déjà plus don José, elle le haïssait mortellement, et elle le condamna ce soir-là, comme il l’avait condamnée lui-même. Le sourire revint bientôt à ses lèvres, son cœur cessa de battre avec violence.
– Oh ! don José, pensa-t-elle, j’ai vécu six années ensevelie dans mon amour pour toi, je vais vivre désormais enveloppée dans ma haine jusqu’au jour où je pourrai voir ma rivale appuyée sur ton bras. Ce jour-là tu mourras !…
Et elle leva la main pour donner plus de solennité à son serment. Elle s’attendait à voir reparaître ce personnage mystérieux qui, chaque soir, semblait surgir de terre à l’heure où don José s’en allait. Mais, on le sait, Rocambole était alors chez don José. Fatima attendit en vain : celui qu’elle croyait être Satan lui-même ne vint pas. Elle se mit au lit et s’endormit, précisément à l’heure où don José mettait un poignard dans la main du nègre. La nuit s’écoula.
Fatima se réveilla le lendemain au contact d’un rayon de soleil. Sa vieille nourrice était auprès d’elle, rangeant divers objets par la chambre.
– C’est bizarre, pensa la bohémienne, mon père n’est point venu.
Elle demeura enfermée dans son boudoir tout le jour, espérant le voir apparaître d’un moment à l’autre. Mais la journée s’écoula. Cependant, vers le soir, elle se souvint des recommandations de l’homme à la polonaise.
– Regarde, lui avait-il dit, chaque jour, sous le vase de Chine de la cheminée.
Fatima souleva le vase. Un billet était sur le socle, et ce billet, qu’elle déplia, disait en langue bohémienne :
« Mets trois grains d’opium dans les aliments de ta nourrice. Il faut qu’elle dorme cette nuit comme si elle était morte. Don José ne viendra pas ce soir. Couche-toi de bonne heure, mais prends garde de t’endormir et ferme ta porte au verrou. »
Fatima brûla le billet, puis elle ouvrit un petit coffret en bois de santal qui renfermait des parfums orientaux, y prit un morceau de pâte noirâtre qu’on nomme du hatchis et l’introduisit dans une grosse figue sèche qu’elle prit dans une assiette sur un guéridon. En vraie fille des pays chauds, Fatima mangeait des figues et des raisins secs toute la journée. Puis elle sonna. La nourrice arriva et Fatima demanda à dîner. Comme elle sortait pour obéir, la gitana lui jeta la figue. Et la vieille femme gourmande la mangea en remerciant.
Le dîner de la gitana lui fut apporté sur une petite table ronde. Elle y toucha à peine, tant elle était préoccupée de ce qui allait arriver. Car bien certainement il se passerait quelque chose d’extraordinaire chez elle, la nuit suivante, puisque l’inconnu lui annonçait que don José ne viendrait pas. Quelques minutes après, le nègre entra, apportant un billet de don José.
Don José écrivait :
« Fatima, mon amour, le duc de Sallandrera, mon oncle, donne un grand dîner ce soir. Je ne puis me dispenser d’y assister, et ne pourrai te voir. Mais mon cœur est près de toi.
« Tu as été souffrante la nuit dernière ; si tu voulais être raisonnable, tu te coucherais de bonne heure. »
– Mon père sait tout ! pensa la superstitieuse fille des bohémiens.
Quand elle eut achevé son repas, Fatima fit enlever la table, renvoya la nourrice et se mit au lit, pour obéir aux prescriptions du billet trouvé sous le vase de Chine.
Mais avant de se glisser sous ses couvertures, elle alla prudemment pousser les verrous de la porte, précaution qu’elle ne prenait jamais. Au même instant, et avant qu’elle n’eût soufflé la bougie, elle entendit un léger bruit, à l’angle de la cheminée. Tournant alors les yeux, elle vit le tableau de Zurbaran tourner sur lui-même comme une porte… En même temps, l’homme à la polonaise et aux cheveux jaunes parut.
Fatima, qui ignorait l’existence de cette cachette, comprit alors que c’était par là que son mystérieux protecteur s’était déjà introduit dans le boudoir.
Rocambole appuya un doigt sur ses lèvres :
– Tais-toi ! lui dit-il.
Puis il lui fit signe de se lever et de venir à lui. Elle sauta pieds nus sur le tapis, qui assourdit le bruit de sa chute, et l’homme à la polonaise la prit par la main et l’entraîna dans la cachette. Le Zurbaran reprit sa place accoutumée et Fatima se trouva dans l’obscurité.
– Tais-toi, répéta Rocambole, et retiens ton souffle si tu le peux.
La bohémienne avait en lui une foi si aveugle, qu’elle lui obéissait avec la docilité d’un enfant.
La cachette que don José avait fait pratiquer dans l’épaisseur du mur et dans laquelle on descendait par une trappe ouverte à l’étage supérieur – cette cachette, disons-nous, formait comme un corridor étroit et long qui régnait tout à l’entour d’une partie de l’appartement de Fatima. C’est-à-dire qu’il tournait autour du boudoir, du salon et d’une chambre occupée par la nourrice. Chaque pièce était mise en communication avec elle par un trou à hauteur d’homme ; trou très petit, ayant à peine la dimension de l’œil et dissimulé habilement. Dans le boudoir, on le sait, il s’ajustait au cadre du portrait. Dans la chambre de la nourrice, il était dissimulé par les rideaux du lit. Ce fut à ce dernier trou que Rocambole conduisit la gitana.
– Regarde ! lui dit-il, indiquant un rayon lumineux qui venait se briser aux parois de la cachette.
On entendait des chuchotements et des voix étouffées dans la chambre de la nourrice.
Fatima colla son œil au trou, et voici ce qu’elle vit :
La vieille femme était assise sur son lit, et le nègre avait roulé devant elle deux grandes malles dans lesquelles il entassait pêle-mêle des robes, des vêtements d’homme, en un mot, tout ce qui constituait leurs nippes à tous deux. Ce déménagement fortuit étonna quelque peu la bohémienne.
– Tu es sûre du dévouement de ta nourrice, n’est-ce pas ? lui souffla Rocambole à l’oreille.
– J’y ai cru jusqu’à présent, murmura-t-elle tout bas.
– Ainsi que de celui du nègre ?
– Oui, certes.
– Eh bien ! écoute leur conversation, ricana l’homme à la polonaise, et tu verras.
Fatima colla son oreille au trou, comme elle y avait mis son œil.
La vieille femme et le nègre parlaient à mi-voix le langage corrompu du peuple de Grenade et de l’Andalousie.
– Narcisse, murmurait la nourrice, sais-tu que le cœur me bat, rien que d’y penser ? Ma pauvre Fatima !…
– Bah ! répondit le nègre, la maîtresse est jeune. Vaut mieux mourir jeune que vieux…
– Mourir ! pensa Fatima, qui fit un brusque mouvement.
– Écoute ! dit Rocambole dans l’ombre, écoute donc, ma fille…
Narcisse poursuivit, tout en continuant à faire ses malles :
– Quand on est belle comme la maîtresse, il vaut mieux mourir jeune !
– Et pourquoi ? demanda la nourrice en essuyant des yeux parfaitement secs.
– Parce qu’on tient à sa beauté, et que, ainsi, on n’a pas la douleur de lui survivre et de voir arriver les rides et les cheveux blancs.
– Tu parles bien, Narcisse…
La nourrice, qui paraissait avoir subi de la part du nègre une sorte de corruption, se mit alors à l’aider dans la confection des paquets.
– Avec l’or de don José, continua celui-ci, nous retournerons en Espagne… Mais il ne faudra pas y rester, Namouna… les frères de la maîtresse pourront savoir la vérité un jour ou l’autre.
– Et où irons-nous ?
– À Lisbonne. Nous nous marierons… nous serons riches.
La nourrice fit un geste d’assentiment.
– Tu as pris les bijoux, n’est-ce pas ?
– Tout ce que j’ai trouvé dans le salon. Mais je n’ai pas osé rentrer dans le boudoir, elle ne dort pas encore ; on voit de la lumière par-dessous la porte.
– C’est bon, c’est bon, je les prendrai, moi ; je n’oublierai rien, sois tranquille !
– Mais comment allons-nous faire ?
– Moi je vais emporter les malles par le corridor qui mène à la maison de la rue du Rocher. La brunisseuse n’y est pas, c’est aujourd’hui samedi ; tu sais qu’elle ne rentre jamais ce jour-là.
– Et moi ?
– Toi, tu descendras un peu plus tard par le grand escalier. Tu trouveras au coin de la rue la voiture dans laquelle je mettrai les malles. Le cocher est retenu depuis ce matin.
– Y seras-tu ?
– Non, je remonterai par la rue du Rocher.
– C’est drôle, murmura la nourrice en portant la main à son front, j’ai la tête lourde.
– C’est que tu as peur.
– Oh ! non, mais il me semble que j’ai sommeil.
– Bah ! tu dormiras en voiture ; il faut que nous soyons loin de Paris au point du jour.
Et Narcisse, dont Fatima ne perdait ni une parole ni un geste, Narcisse chargea une des malles sur son épaule et l’emporta.
– Eh ! eh ! dit tout bas Rocambole, il me semble qu’on te dévalise. Qu’en penses-tu ?
Fatima serra sa main avec une violence nerveuse qui attestait son agitation et son angoisse.
– Mais que veulent-ils donc faire de moi ? demanda-t-elle.
– Attends, tu verras.
La vieille femme continuait à tenir une de ses mains sur son front.
– J’ai la tête bien lourde… bien lourde… répétait-elle.
Et elle se jeta sur son lit. Mais Narcisse revint quelques minutes après et elle se redressa.
– La voiture est-elle au coin de la rue ?
– Oui, dit le nègre. Et il chargea le reste des paquets.
– Tu vas descendre, dit-il. Seulement, attends quelques secondes. Si la maîtresse sonnait… si elle ne dormait pas encore…
– Oui… j’attendrai… balbutia la vieille femme, dont le nègre ne remarqua pas l’état d’affaissement.
Et il s’en alla.
Mais déjà la nourrice avait fermé les yeux et les foudroyants effets du hatchis se faisaient sentir.
– Avant que Narcisse soit remonté, dit alors Rocambole, elle dormira.
Et il reprit Fatima par la main et la fit rentrer dans le boudoir.
– Maintenant, lui dit-il, ouvre ta porte, pousse les verrous et conduis-moi chez la vieille.
Fatima obéit, ne sachant encore ce que Rocambole voulait faire. Elle le conduisit jusqu’à la chambre où, déjà, la vieille femme dormait profondément, en proie aux hallucinations de l’opium.
Alors Rocambole la prit dans ses bras comme il eût fait d’un fardeau des plus légers, et il la chargea sur son épaule de la même façon que Narcisse avait chargé les malles. Puis, suivi de la gitana ébahie, il revint avec elle dans la chambre à coucher.
– Déshabille-la, lui dit-il, et mets-la dans ton lit.
Fatima ne comprenait pas encore. Cependant elle obéit.
En quelques secondes, la vieille femme fut déshabillée et placée dans le lit de la bohémienne.
– À présent, souffle ta lumière, ordonna l’homme à la polonaise.
Fatima éteignit le bougeoir placé sur la table de nuit, et la chambre à coucher ne fut plus éclairée que par les reflets incertains du feu qui achevait de se consumer dans la cheminée.
Rocambole ramena les draps et les couvertures sur le visage de la nourrice.
– Ah ! je comprends, dit la bohémienne : mais il verra bien que ce n’est pas moi…
– Tu te trompes, il n’y verra pas du tout. Ne sais-tu donc pas que les nègres n’assassinent jamais que dans les ténèbres ?
Rocambole avait rapporté autrefois cette expérience d’Amérique. On prétend, en effet, aux États-Unis, que le nègre a peur de rencontrer le regard de sa victime, ce qui le pousse à toujours frapper dans l’ombre.
Rocambole jeta un manteau sur les épaules de la jeune femme, puis il l’enveloppa dans les rideaux des croisées et s’y cacha avec elle. Le feu continuait à jeter une vague clarté dans la chambre. On entendit alors des pas dans le salon. C’était Narcisse qui revenait.
Narcisse était allé tout droit à la chambre de la nourrice, ne l’avait plus trouvée et avait pensé sur-le-champ qu’elle était descendue.
– Elle a eu peur, se dit-il… et puis elle aimait encore sa maîtresse.
Et Narcisse se glissa sur la pointe du pied jusqu’à la porte de la chambre à coucher, qu’il ouvrit sans bruit.
Fatima et son protecteur retenaient leur haleine.
Le nègre s’arrêta un moment sur le seuil et prêta l’oreille.
Dans le lit, la nourrice dormait toujours et on entendait sa respiration bruyante.
– Comme elle dort ! ricana le nègre.
Il fit un pas vers le lit, et Fatima, qui, du fond de l’embrasure de la croisée, le suivait du regard, vit briller la lame d’un poignard, sur laquelle tomba un reflet du foyer. Le nègre s’avançait toujours vers le lit.
– Trop de lumière ! murmura-t-il, justifiant ainsi l’opinion de Rocambole.
Une flammèche qui se détacha du foyer jeta tout à coup une éphémère et vive lueur dans la chambre. À cette clarté, Narcisse vit que la tête de la dormeuse était enfouie sous les draps, alors il n’hésita plus. Il se glissa avec la lenteur prudente d’un reptile, marchant sur ses pieds et ses mains jusqu’au bord du lit, puis il se dressa vivement et leva le bras…
Rocambole et Fatima, muets et immobiles, virent ce bras s’abaisser rapidement. Puis ils entendirent un soupir… Le nègre avait frappé juste et d’une main assurée. La nourrice, atteinte par le poignard de Narcisse dans la région du cœur, était morte sans s’éveiller et sans pousser un cri.
Alors le nègre jeta son poignard et tira vivement les rideaux du lit, toujours obéissant à cette crainte superstitieuse que la victime pouvait ouvrir un œil mourant et l’attacher sur lui, auquel cas, d’après les croyances de son pays, il mourrait lui-même tôt ou tard assassiné. Et les rideaux tirés, ne redoutant plus ce regard de malheur, il se baissa vers le foyer, y prit un tison, souffla dessus, lui arracha quelques étincelles et s’apprêta à allumer la bougie placée sur la table de nuit, afin de mieux dévaliser la chambre à coucher. Mais soudain une main robuste, une main de fer l’étreignit à la gorge, tandis qu’une autre ramassait le poignard ensanglanté, et lui appuyait la pointe sur la poitrine.
Le nègre épouvanté voulut se débattre et jeter un cri.
– Tais-toi ! lui dit une voix impérieuse et sourde.
En même temps, le nègre vit les rideaux de la croisée s’écarter et un dernier reflet du foyer lui montra Fatima, qu’il croyait avoir tuée, debout devant lui et le regardant avec mépris.
– Ce n’est pas moi que tu as assassinée, misérable !… c’est Namouna.
Rocambole appuyait toujours la pointe du couteau sur la poitrine du nègre.
– Grâce ! balbutia-t-il, ivre de terreur.
– Veux-tu vivre ?
Et Rocambole appuya plus fort.
– Oui, grâce ! grâce, hurla l’assassin.
– Parle, alors, et dis la vérité.
– Je te dirai tout !… murmura le nègre, aussi lâche que féroce.
– Qui t’a ordonné de tuer ta maîtresse ?
– Don José.
– L’affirmerais-tu en justice, si tu avais promesse de la vie ?
– Oui, je le jure.
– Tu entends, n’est-ce pas ? dit Rocambole se tournant vers Fatima.
Fatima écoutait, muette de douleur et de rage.
– Don José, poursuivit Rocambole, ne t’a-t-il pas donné un mouchoir ?
– Oui…
– Où est ce mouchoir ?
Le nègre le tira de sa poche et le tendit à Rocambole.
Celui-ci dit à Fatima :
– Allume un flambeau, il faut y voir clair.
La gitana obéit. Alors Rocambole lui montra un joli mouchoir de batiste brodé, portant des armoiries.
– Tiens, dit-il, c’est le mouchoir de ta rivale.
Fatima voulut s’en saisir et le mettre en pièces. Mais Rocambole l’arrêta.
– Que voulais-tu faire de ce mouchoir ? demanda-t-il au nègre.
– Le tremper dans le sang et le porter à don José.
Rocambole prit le mouchoir, écarta les rideaux du lit, souleva les draps couverts de sang et imbiba le mouchoir.
– À présent, dit-il au nègre, si tu veux vivre, si tu ne veux pas être poursuivi, tu iras porter ce mouchoir à don José et tu lui diras que le coup est fait. Ensuite tu prendras la fuite… Mais prends garde ! si tu n’accomplis pas ponctuellement ma volonté, si tu dis un mot de plus que ceux que je t’ordonne de répéter, je t’envoie à l’échafaud.
– J’obéirai, murmura le nègre, ivre de terreur.
Alors Rocambole dit à la gitana :
– Habille-toi, prends tes bijoux et tout ce que tu as de précieux ici.
– Où me conduisez-vous ?
– Tu le sauras plus tard… viens !
Dix minutes après, Fatima et son mystérieux protecteur quittaient l’appartement de la rue du Rocher.
En même temps, le nègre trouvait Zampa au coin de la place de Laborde et lui remettait le mouchoir.
– Le coup est fait, disait-il.
Et il prenait la fuite.