XXXIX

Le lendemain du grand bal donné par le général C… et sa femme, le marquis de Chamery déjeunait au Café de Paris, cet établissement qui a disparu aujourd’hui, et qui, pendant trente années, a vu s’asseoir tour à tour à ses tables l’aristocratie européenne, sinon universelle. Quatre ou cinq jeunes gens du monde et de la société du marquis étaient assis aux tables voisines de la sienne. Rocambole déjeunait seul.

– Dites donc, Chamery, dit en entrant un joli jeune homme blond à fine moustache, qui rencontrait le marquis à la salle d’armes depuis deux mois environ, vous étiez au bal du général C…, hier ?

– Oui, répondit Rocambole en détachant l’aile de son perdreau, et vous ?

– Comment ! vous me demandez cela de ce ton tranquille et indifférent.

– Dame !… pourquoi vous le demanderais-je autrement ?

– Mais vous ne savez donc rien ?

– Je sais que le bal était fort beau, très original, très pittoresque.

– Et… c’est tout ?

– Je sais encore que madame C… qui s’est démasquée un moment, était plus belle que jamais.

– Ah çà ! s’écria le jeune homme blond, d’où sortez-vous donc, mon cher ?

– Je sors de mon lit, où je me suis mis ce matin à trois heures.

– Hein ! vous avez quitté le bal à trois heures ?

– Non, à deux.

– Alors, je comprends.

– Et moi, dit Rocambole, je ne comprends plus.

– Je veux dire que je ne suis plus étonné que vous ne sachiez rien.

– Mais que dois-je savoir ?

– Ce qui s’est passé au bal.

– Voyons, dit Rocambole avec le plus grand sang-froid, l’hôtel a-t-il brûlé ?… madame Cs’est-elle évanouie ? une flamme aurait-elle embrasé sa robe ?

– Pis que cela, mon cher.

– Alors, dit Rocambole, je ne vois plus qu’un événement possible.

– Ah ! voyons ? firent les autres amis du marquis de Chamery.

– Le général, qui est jaloux comme un comédien, aura fait une scène à quelque petit jeune homme tournant à sa femme un compliment.

Le jeune homme blond haussa les épaules.

– Non, cher ami, dit-il, vous avez la candeur d’un marin et la naïveté d’un homme qui se laisse enrosser par un ami. On vous vendrait un cheval de fiacre pour uneficelle.

– Mais enfin, s’écrièrent à la fois Rocambole et les autres jeunes gens, expliquez-vous donc, Max – le jeune homme blond s’appelait Max –, et finissons-en.

– Moi, ajouta Rocambole, je suis, comme vous dites, trop naïf pour deviner. Si vous avez un cheval à me vendre ne vous gênez pas, mon ami.

Le jeune homme salua.

– Vous savez, dit-il, qu’au bal de madame C…, il y avait beaucoup d’Espagnols ?

– Cela devait être. Le général est très à la mode parmi ses compatriotes.

– Vous connaissez probablement, certainement même, le duc de Sallandrera ?

– Oui, dit le marquis ; la duchesse est en visite avec ma sœur, la vicomtesse d’Asmolles.

Rocambole parlait de sa sœur avec un laisser-aller et cette candeur que le jeune homme blond avait qualifiés de maritimes.

– Est-ce du duc que vous voulez parler ? reprit-il.

– Non ; mais le duc a un neveu ?

– Ah ! c’est un ami du marquis, je le connais ; c’est un grand jeune homme brun et olivâtre, fort beau, du reste, mais insolent et niais. Il monte à cheval comme un cocher et conduit un tilbury comme un cuistre qui fait du genre.

– C’est bien cela.

– Il se nomme don José, dit Rocambole.

– Précisément.

– Est-ce qu’il était au bal ?

– Pour son malheur.

– Comment ! que lui est-il arrivé ?

– Un accident assez grave. Il est mort.

– Bah ! d’un coup de sang ?

– Non, d’un coup de poignard.

– Au bal ?

– Mais oui… après votre départ… à trois heures du matin.

– Messieurs, dit gravement Rocambole, je crois que Max est fou ou légèrement ébriolé ; ou bien encore, il est allé voir représenter Gustave III, et il en a rêvé, à ce point qu’il continue son rêve. Est-ce qu’on donne des coups de poignard à Paris ? Est-ce que c’est au milieu d’un bal…

– Messieurs, répondit froidement le jeune homme blond, tandis qu’on le regardait avec étonnement, j’ai l’honneur de vous répéter que don José est mort cette nuit d’un coup de poignard.

– Au bal ?

– Au bal.

– Ma parole d’honneur, dit Rocambole, je demande des détails… et beaucoup.

– On n’en a point, ou presque point.

– Par qui a-t-il été tué ?

– Par une femme.

– Une femme jalouse ?

– Oui, sa maîtresse.

– Mais il allait se marier.

– Bah !…

– Avec mademoiselle de Sallandrera, sa cousine… et il avait une maîtresse !

– Ô candeur du marin !… murmura Max, le jeune homme blond.

– Encore, sait-on quelque chose ?

– On sait que cette femme s’est introduite dans le bal, couverte d’un domino, soigneusement masquée ; qu’elle a suivi don José, lequel faisait la cour à une seconde maîtresse.

Rocambole, qui portait un morceau de blanc de perdreau à ses lèvres, laissa brusquement retomber sa fourchette.

– Comment ! s’écria-t-il, elles étaient deux ?

– Tout autant.

– Et il allait se marier ! Peste ! quel don Juan que cet hidalgo.

– Donc, poursuivit le narrateur, elle a suivi don José, dans les jardins… là, tandis que celui-ci était à genoux… aux genoux de l’autre…

– Mais quelle était cette autre ?

– Ah ! dit le conteur, qui ménageait ses effets, attendez donc que je vous dise quelle était la première.

– C’est juste !

– Une belle fille brune, aux yeux ardents, à la peau dorée, une bohémienne d’Espagne amenée à Paris par don José. Au moment où elle allait frapper, paraît-il, elle a rejeté son domino et a dit à l’infidèle, en lui apparaissant démasquée et couverte de la basquine rouge et de son corset noir de gitana : « Me reconnais-tu, infâme ? »

– Et elle l’a frappé ?

– C’est-à-dire que don José n’a poussé qu’un cri. Il est mort sur le coup.

– Mais, dit un des auditeurs, c’est le théâtre de l’Ambigu transporté par le général C… C’est un mélodrame que vous nous racontez là ?

– Ah ! continua le narrateur, la comparaison est plus forte que vous ne pensez.

– Allons donc !

– Madame Guyon n’a jamais été plus belle que cette bohémienne brandissant son poignard et s’écriant : « Je suis vengée ! »

– Mais on l’a arrêtée, je suppose ?

– Sur-le-champ. On l’a entourée, accablée de questions… Un moment on a cru qu’elle était folle ; mais tout à coup on l’a vue pâlir, chanceler, elle a jeté un cri étouffé et elle est tombée à la renverse.

– Évanouie ?

– Non, morte !

– Messieurs, s’écria Rocambole, c’est une mort de trop pour la vraisemblance de ce récit ! Si nous ne faisons arrêter sur-le-champ et conduire à Charenton notre ami Max, vous verrez qu’il tuera, en vingt minutes de récit, tous les invités du général. J’ai bien fait de m’en aller de bonne heure. Sans cela, j’étais sûr de mon affaire.

Le jeune homme blond fronça le sourcil.

– Mon cher marquis, dit-il, la plaisanterie est charmante ; mais regardez-moi bien… je vous assure que tout ce que je dis est vrai, et je parie cent louis.

– Mais c’est inouï, cela, murmuraient les autres jeunes gens ; c’est une page empruntée aux Crimes célèbres !…

– Tout à fait, dit Rocambole. Cependant Max a un accent de vérité…

– J’ai vu, dit le jeune homme, de mes yeux, le cadavre de don José qu’on emportait d’une part, et celui de la gitana, morte subitement, et qu’on a couchée sur un canapé, dans le grand salon rouge.

– Mais de quoi est-elle morte, celle-là ?

– Un médecin, qui se trouvait au nombre des invités, a constaté qu’elle venait de succomber à l’action foudroyante d’un poison très subtil, très actif, et qu’elle a dû prendre quelques minutes avant de frapper don José.

– Elle s’est fait justice elle-même, dit Rocambole avec calme.

– C’est probable. Maintenant que vous voyez l’effet du drame, l’épouvante et la consternation des invités, le tumulte qui a régné pendant une heure au milieu de ces trois cents personnes, dont plusieurs étaient couvertes des éclaboussures du sang de don José, écoutez la partie comique.

– Comment ! il y a du comique ?

– Mais oui, comme dans tous les drames.

– Qu’est-ce donc encore ?

– Je vous ai dit que don José était aux pieds d’une autre maîtresse ?

– Oui.

– Parbleu ! puisque vous étiez au bal, vous l’avez remarquée bien certainement.

– Comment était-elle déguisée ?

– En paysanne russe.

– Couverte de diamants ?

– À la lettre.

– Et elle est arrivée en compagnie d’une autre dame, dans un droski attelé de quatre chevaux blancs comme la neige ?

– C’est cela.

– Eh bien ! qui donc était-ce ? je parie pour une vraie Russe… mais princesse…

– Non, dit Max, et je vous donne la chose en mille… La jeune femme s’est évanouie, tandis que don José tombait. On s’est empressé auprès d’elle, on l’a démasquée… et on a reconnu… Oh ! non, interrompit Max, il est inutile que je vous fasse attendre, vous ne le devineriez jamais… on a reconnu… la fille du portier de la maison.

Un fou rire accueillit cette révélation.

– Ne riez pas, messieurs, dit Max gravement. Vous en serez amoureux quelque jour, l’un ou l’autre… Cette femme, dont l’amour a tué don José, cette fille de portier, qu’on a prise pour une vraie princesse et qui a fait, pendant la nuit, vis-à-vis à trois marquises sérieuses, à une baronne authentique, et qui a valsé avec un ambassadeur, est tout simplement la plus belle fille du Paris galant… Vous la connaissez tous… au moins de vue.

– Son nom ?

– Banco.

– Parbleu ! dit Rocambole, elle a une loge à l’Opéra.

– Et elle grignote un prince russe vrai. Je m’explique le droski, les chevaux blancs, les diamants…

– Eh bien ! c’est la fille du concierge de l’hôtel du général C…, articula Max lentement.

– Ceci, dit froidement le faux marquis de Chamery, me paraît moins extraordinaire que son introduction au bal.

– Vous avez raison.

– Et je me demande comment…

– Ah ! mais, attendez donc, dit le jeune homme blond. Laissez-moi vous raconter l’histoire avec tous ses détails.

– Voyons.

– Banco s’est donc évanouie au moment où don José tombait inanimé et sanglant.

– Bien…

– L’assassinat avait eu lieu dans le jardin qui était, vous le pensez bien, moins éclairé que les salons. D’abord, on n’a rien deviné, rien compris. On a vu don José tomber après avoir poussé un cri, puis deux femmes, dont l’une était évanouie. Les danseurs qui parcouraient les jardins étant accourus, se sont sur-le-champ divisés en trois groupes. Le premier s’est emparé de la femme évanouie et s’est empressé autour d’elle ; le second a arrêté la gitana.

– Et le troisième, dit Rocambole, a pris don José et l’a transporté quelque part.

– Dans les salons, sur un lit. Or, poursuivit le narrateur, parmi les personnes qui entouraient Banco, aucune ne la connaissait. Pendant près d’une demi-heure elle a été l’objet des soins de personnes à peu près étrangères à la maison. Vous sentez bien qu’on l’avait transportée dans un salon, sur un canapé, et que quelques dames, autant par curiosité que pour lui donner de l’air, s’étaient empressées de la démasquer. Après avoir respiré des sels, la jeune femme, dont la merveilleuse beauté, du reste, avait fait sensation tout autant que son riche costume, a fini par ouvrir les yeux et jeter autour d’elle des regards fort étonnés. Il lui a fallu quelques minutes pour se rendre compte du lieu où elle était. C’est alors qu’un jeune homme qui avait ôté son masque s’est approché et a étouffé un cri de surprise.

« – C’est impossible ! a-t-il murmuré à l’oreille d’une dame.

« – Impossible ! lui a-t-on demandé. Que voulez-vous dire ?

« – Connaissez-vous cette dame ?

« – Non. C’est une Russe, dit-on.

« – Alors, elle ressemble à s’y méprendre…

« Le jeune homme n’a point achevé. Un autre danseur est venu. Celui-là a dit sans hésiter :

« – Mais c’est Banco !

« Ce nom de Banco a parcouru la foule, excité des murmures et est parvenu jusqu’au général. Le général, frappé de ce nom étrange, est arrivé à son tour…

– Et il a reconnu la fille de son portier ?

– Non, c’est le père qui a reconnu sa fille… Le concierge avait quitté sa loge un moment pour venir annoncer que le cadavre de don José était parti dans une voiture fermée, accompagné par deux domestiques et un cousin de madame C… Il a entendu prononcer le nom de Banco, il s’est approché comme les autres – et je vous assure que cette reconnaissance a eu son côté tragi-comique. Le père est devenu pâle de colère ; la fille lui a ri au nez. Pendant un moment même, la stupéfaction a été si grande, le scandale produit par la présence de cette femme au milieu du monde, si immense, que toutes les bouches sont demeurées closes. Le père de Banco a voulu prendre sa fille par le bras et la faire sortir. Mais elle a continué de lui rire au nez.

« – Allez donc ouvrir votre porte, papa, lui a-t-elle dit avec effronterie. Le cordon vous réclame.

« Ces derniers mots ont produit une réaction sur le général, déjà si ému du meurtre inexplicable de don José.

« Il a retrouvé son sang-froid, arrêté d’un geste le concierge, qui, indigné, allait faire à sa fille un mauvais parti, et, s’approchant de Banco, il lui a dit avec calme :

« – Mademoiselle, avant que je vous fasse conduire hors de chez moi, veuillez nous expliquer votre présence ici.

« – Monsieur, répondit Banco, vous m’avez fait l’honneur de m’inviter.

« – Vous ? fit le général avec dédain.

« – C’est-à-dire que don José, votre ami, m’a apporté ce matin une invitation.

« Ces mots furent un trait de lumière pour la femme du général. Elle se souvint parfaitement que don José lui avait, la veille, fait un conte à propos d’une princesse russe.

– Banco était donc réellement la maîtresse de don José ? demanda le faux marquis de Chamery, qui paraissait fort intéressé par le récit de Max.

– Il paraît que oui… pourtant elle le nie… et, d’après ses explications, don José a joué un rôle de dupe.

– Bah !

– Il est mort avant d’avoir recueilli le bénéfice de sa petite lâcheté. Il était devenu très amoureux de Banco. Banco lui a promis son cœur en échange de l’invitation au bal. Mais don José étant mort, l’invitation, vous le pensez bien, a été gratuitement acquise par Banco.

– Naturellement, dit Rocambole. Enfin, qu’est-il advenu de tout cela ?

– Il est advenu que je suis parti au moment de cette explication.

– Et vous n’en savez pas davantage ?

– Non. Cependant je puis vous affirmer qu’une heure après la mort de don José, tout le monde avait fui.

– Ceci est facile à concevoir.

– Ma foi, dit le marquis de Chamery, qui se leva après avoir payé et jeté sa monnaie au garçon, je vais aller porter ma carte chez le général, et ensuite à l’hôtel de Sallandrera.

Rocambole serra la main à ses nouveaux amis et se dirigea vers la porte. Mais, sur le seuil de la première marche, il se retourna :

– Mon cher Max, dit-il, pardonnez-moi une dernière question.

– Faites, mon cher.

– Est-ce que vous ne venez pas de vous moquer de moi ?

– Comment l’entendez-vous ?

– Tenez, au moment où je me suis levé, il m’est venu un soupçon.

– Lequel ?

– Que vous aviez voulu nous mystifier et nous envoyer porter nos cartes chez des morts qui se portent à merveille.

– Mon cher, répondit Max, permettez-moi un seul mot. Si je subissais, moi, la mystification dont vous parlez, je me battrais à outrance. Et je n’ai nulle envie de me battre avec vous.

– Pardonnez-moi, dit Rocambole, tout cela est si extraordinaire…

Et il salua et sortit.

– Ce garçon-là, dit Max après son départ, est d’une simplicité antique.

– Ce n’est pas lui qui présentera jamais dans un bal du monde la fille d’un portier, ajouta un des habitués du Café de Paris.

– Et ce n’est pas lui, acheva un troisième, qui poignardera ou sera poignardé. Il est doux comme une jeune fille qui cherche un mari.

Si le baronnet sir Williams eût entendu cette apologie de son élève, il aurait bien certainement ri dans sa barbe, qu’il laissait pousser pour dissimuler les horribles coutures de son visage.

Tandis qu’on causait toujours de ces tragiques événements dans le grand salon du Café de Paris, le marquis de Chamery courait à l’hôtel du général C… et y déposait sa carte.

La cour de l’hôtel était, du reste, pleine de monde. Depuis le matin, la nouvelle de la catastrophe avait couru dans tout Paris, et les cartes de condoléances pleuvaient chez le général, lequel, du reste, ne recevait pas.

Lorsque Rocambole arriva, les gens de justice en sortaient. Un commissaire de police, une délégation du parquet, étaient venus se livrer à une minutieuse enquête sur le meurtre. Le corps de la gitana allait être soumis à une autopsie. On avait retrouvé dans le jardin le flacon que la bohémienne avait vidé d’un trait.

La gitana était, du reste, exposée dans une salle basse de l’hôtel, et le prétendu marquis de Chamery put la voir. Le visage était devenu bleuâtre comme celui d’un cholérique et tellement contracté qu’elle était méconnaissable.

– Pauvre fille ! murmura Rocambole avec une émotion des plus convenables. Et il ajouta à part lui : – Si on te reconnaît, toi, pour t’avoir vue rue du Rocher, tu auras de la chance, car je ne t’aurais pas reconnue, moi.

Et il s’en alla, rencontra une voiture et se fit conduire rue de Babylone, à l’hôtel de Sallandrera.

La porte cochère ne s’ouvrit pas devant lui.

Le suisse, en grand deuil, se montra sur le seuil de la petite porte et dit :

– Monsieur le duc et madame la duchesse ne reçoivent pas, monsieur.

– Même leurs amis ?

– Personne… Mais vous recevrez une lettre de faire part. C’est demain qu’auront lieu les funérailles de don José.

Rocambole tendit sa carte et s’en alla.

– Je gage, dit-il, qu’avant ce soir j’aurai des nouvelles de Conception.

Allons causer un peu avec sir Williams.

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