XXXVIII

Quand le coupé de remise atteignit les hauteurs du quartier Beaujon et ne fut plus qu’à une faible distance de l’hôtel du général C…, Rocambole fit arrêter.

Ensuite, remettant à Fatima la carte de la prétendue baronne Arleska, il lui dit :

– Tu vas entrer seule dans le bal, tu montreras cette carte en entrant et tu te glisseras dans les salons. Je t’y rejoindrai dans quelques minutes.

Et Rocambole descendit.

Le coupé continua sa route ; le cocher avait reçu l’ordre d’arrêter devant le perron de l’hôtel, d’y déposer la jeune femme et de ressortir ensuite de la cour. Il était payé.

Le faux marquis de Chamery traversa à pied le faubourg Saint-Honoré et trouva au coin de la rue de Berry une grande calèche fermée, aux panneaux armoriés, attelée de deux magnifiques irlandais alezan brûlé. C’était la voiture de gala de M. le marquis Albert-Honoré-Frédéric de Chamery.

Le marquis fit un signe.

Un grand laquais pendu aux étrivières descendit aussitôt et vint respectueusement abaisser le marche-pied.

– À l’hôtel du général C…, dit le faux marquis.

La calèche partit au grand trot et arriva dans la cour au moment où le coupé en ressortait après avoir déposé la gitana sur la première marche du grand escalier.

Minuit sonnait. À ce moment-là, plus de trois cents invités encombraient déjà les salons, qui retentissaient du fracas mélodieux d’un orchestre composé de plus de soixante musiciens.

Les laquais qui gardaient l’entrée des salons commençaient à ne plus jeter les yeux sur les cartes que montraient les convives en arrivant. La gitana tendit la sienne, et l’on s’effaça devant elle.

Le faux marquis de Chamery monta lestement, et entra sur les pas de Fatima.

Presque au même instant, un carrosse entrait dans la cour. C’était celui du duc de Sallandrera. Un homme et deux femmes en descendirent.

Rocambole, qui s’était retourné au bruit et venait de s’arrêter sur le seuil du premier salon, reconnut à un détail mystérieux de toilette, qui ne devait sans doute être reconnu que par Banco, don José donnant le bras à la plus grande de ces deux femmes.

Cette femme, Rocambole le pensa, ne pouvait être que la duchesse de Sallandrera.

Conception était plus petite que sa mère.

Don José et les deux femmes étaient, du reste, soigneusement masqués. Tous trois avaient pris des dominos.

Au moment où ils passaient devant le marquis de Chamery, enveloppé, comme on sait, dans un domino noir, celui-ci prit le bras de la gitana, laquelle s’était arrêtée un moment, éblouie par le bruit et les lumières qui l’environnaient.

– Tiens ! lui dit-il tout bas, en lui désignant l’Espagnol, voilà don José.

La gitana frémit sous son domino et tourmenta le manche de son poignard.

– Oh ! calme-toi, lui dit Rocambole dans la langue des bohémiens, que certainement personne, chez le général, ne devait comprendre, ce n’est pas elle…

Et il montrait la duchesse, à qui don José continuait à donner le bras.

– Qui est-ce donc ?

– C’est sa future belle-mère, murmura le faux marquis d’un ton railleur…

– Et… l’autre ?

– C’est Conception.

– Eh bien ! dit la gitana d’une voix sourde, Conception ne sera jamais mariée !

– Bah !

– Don José mourra avant l’heure de ses noces.

– Ceci est possible et je le crois, mais… elle en épousera un autre… plus tard…

Et Rocambole murmura à part lui :

– Ce sera moi.

La gitana et son conducteur traversèrent les salons sur les pas de don José.

– Mais où est-elle ? demanda Fatima, que les soupirs de la valse, l’éclat des lumières, le bruit qui se faisait autour d’elle, commençaient à griser.

– Je te la montrerai tout à l’heure… à son bras…

– Et je l’entendrai lui parler d’amour ?

– Oui.

Don José marchait toujours, causant avec la duchesse.

Conception donnait le bras à sa mère.

– Mon cher enfant, disait la duchesse à don José, je viens à ce bal le cœur serré.

– Pourquoi, ma tante ?

– Parce que je songe que notre pauvre don Pedro est mourant, peut-être mort, à cette heure.

– Ah ! chassez ces noires idées, ma tante. Don Pedro vit encore…

– C’est-à-dire que son agonie se prolonge… pauvre enfant !…

– Ma tante, murmura don José d’une voix émue, et tout bas, vous allez faire un mal affreux à Conception.

La pauvre mère tressaillit.

– Ne savez-vous pas, continua don José, toujours à voix basse, que si nous venons au bal, si nous courons les fêtes, c’est pour étourdir sa douleur ?

– C’est vrai… soupira la duchesse.

À cette heure, les jardins, dans lesquels on descendait par un escalier de marbre blanc sur lequel un grand salon, situé au midi, donnait par trois portes-fenêtres, venaient d’être ouverts aux invités.

On dansait avec plus d’enthousiasme et de frénésie que jamais, et cependant, les allées ombreuses, les charmilles sombres commençaient à se peupler de danseurs fatigués et cherchant le grand air.

La duchesse et Conception en firent le tour, accompagnées de leur cavalier. Mais don José était sur les épines. Il brûlait d’impatience de les quitter pour retrouver sa prétendue princesse polonaise.

Au détour d’une allée, ils rencontrèrent un cavalier et une femme, tous deux déguisés, mais dépourvus de masques. C’étaient le maître et la maîtresse de la maison.

Le général avait endossé un domino.

Sa belle et jeune compagne était délicieuse sous les coiffes et les dentelles d’une Normande du pays avranchais.

La duchesse et Conception les abordèrent et se firent reconnaître.

Ce fut un prétexte pour don José. Il s’esquiva et regagna les salons.

Pourtant l’Espagnol aurait dû avoir moins de hâte de rejoindre la femme mystérieuse dont il était épris depuis quelques jours. N’allait-il pas bientôt devenir l’époux de Conception ?

Mais don José était un de ces hommes qui veulent avant tout satisfaire leurs passions et leurs caprices. Il aimait Banco, mais il ne renonçait point à épouser Conception. Or, le matin même, don José était chez lui occupé à faire préparer son travestissement pour le bal du général C…, lorsque Zampa était entré apportant une lettre.

Cette lettre, dont les nombreux timbres de la poste attestaient le long voyage, était encadrée de noir, et portait la date de Cadix.

Don José tressaillit, et son regard étincela d’une joie féroce.

Il rompit le cachet et lut :

« Señor don José,

« Quand la fatale nouvelle vous parviendra, votre malheureux frère don Pedro aura été descendu dans les caveaux funéraires de sa noble famille. Le pauvre jeune homme a rendu son âme à Dieu la nuit dernière à deux heures du matin, après de longues et terribles souffrances supportées avec un stoïcisme antique et une résignation chrétienne.

« Il est mort en prononçant votre nom et celui de la señora Conception.

« Préparez, señor, le duc et la duchesse à cette triste nouvelle, etc., etc.

La lettre était signée :

« MANOËL,

« Médecin au service de S. Exc. le duc de Sallandrera et attaché à la personne de feu don Pedro d’Alvar. »

– Manoël est un imbécile ! dit don José en haussant les épaules et mettant la lettre dans sa poche.

Et, renouvelant le mot impie et cruel du maréchal de Bassompierre, dansant avec la reine Anne d’Autriche, il ajouta :

– Manoël se trompe : mon frère ne sera mort que demain, car ce soir je vais au bal.

Puis, don José continua à s’occuper fort tranquillement de son costume, comme si de rien n’était. Le soir, il alla à l’hôtel Sallandrera chercher la duchesse et sa fille pour les conduire au bal.

Pendant le trajet, don José fit les réflexions suivantes :

– Mon adorée princesse polonaise a trouvé tout naturel que, tout en l’aimant, j’épousasse Conception. Or, Conception va devenir ma femme ; mais ceci ne m’oblige nullement à rompre avec ma princesse. J’irai passer deux mois en Espagne et je reviendrai ensuite à Paris.

Cette transaction conclue avec lui-même, l’hidalgo était entré le front haut dans le bal. Il ne redoutait plus Fatima – don Pedro d’Alvar était mort – Conception était à lui.

– En attendant que demain, à l’hôtel Sallandrera, on verse quelques larmes sur mon niais de frère qui est mort en prononçant mon nom, se dit-il, allons danser et retrouver ma belle inconnue.

C’était donc pour rejoindre Banco que don José avait laissé la duchesse et sa fille en compagnie des maîtres de la maison. Il erra pendant un moment au milieu de la foule sans pouvoir la retrouver. Mais enfin, il l’aperçut au milieu d’un quadrille, et se fit jour jusqu’à elle.

Banco, en fille qui aime le bal et a brillé dans le demi-monde, avait fini, tout en attendant don José, qui tardait à venir, par se laisser entraîner aux accords d’une valse.

La folle créature n’oubliait pas le rôle qu’elle avait à jouer, mais elle pensait, une vraie femme qu’elle était, que le plaisir doit toujours être pris au passage, et, en attendant l’heure dramatique, elle avait laissé tomber sa main gantée dans la main d’un fauconnier écossais, qui l’avait emportée au milieu du tourbillon des danseurs.

Cependant, la valse finie, elle aperçut enfin ce domino brun qui portait sur l’épaule un nœud de ruban vert.

C’était don José.

Elle remercia le fauconnier par une grave révérence et alla prendre le bras de l’Espagnol.

Tandis que don José abordait la fausse princesse polonaise, le domino noir au nœud de ruban cerise causait à mi-voix avec la gitana dans un salon voisin.

– Ma fille, disait Rocambole, n’as-tu pas envie de danser ?

– Non, répondit-elle, j’ai soif du sang de don José !

– Je le comprends ; mais tu sais bien que je ne te montrerai ta rivale que si tu me renouvelles le serment que tu m’as fait de respecter sa vie à elle.

– Oh ! je vous le jure, dit la gitana. Elle n’est pas coupable, elle.

– Tu vas demeurer là et tu m’y attendras.

– J’attendrai.

– Cependant, si tu veux danser…

– Non, dit-elle sourdement, je veux me venger !

Et, sous la large manche de son domino, elle étreignait toujours son poignard.

– Mais quand me la montrerez-vous à son bras ? demanda-t-elle avec une fiévreuse impatience ; chaque minute qui s’écoule a pour moi la durée d’un siècle.

– Bientôt… patience !… danse, en attendant…

Et Rocambole quitta la gitana et la laissa appuyée à une colonne de marbre, immobile et sombre comme une de ces apparitions sinistres qui, à Venise, au temps des Dix, se montraient tout à coup au milieu d’une fête et y jetaient la terreur.

Dans une salle voisine, le faux marquis de Chamery aperçut don José prêt à danser un quadrille avec la princesse polonaise. Puis il remarqua, au même instant, la duchesse de Sallandrera et Conception qui revenaient des jardins.

Le général donnait le bras à la duchesse.

Conception et madame C… marchaient, se tenant par la main.

Le faux marquis alla à Conception, la salua avec respect, sollicita la faveur de la faire danser et la conduisit en face de la Polonaise et de don José, à qui il demanda de vouloir bien lui faire vis-à-vis.

L’orchestre retentit, le quadrille commença.

– Mademoiselle, dit alors tout bas Rocambole à Conception, n’est-ce pas là don José ?

Conception tressaillit. Elle avait reconnu Rocambole à la voix, car il n’avait pas ôté son masque.

– Vous êtes venue, dit-il, c’est bien. Oh ! l’heure de votre salut approche…

Et il ajouta tout bas, sourdement : – Vous avez dû bien souffrir, n’est-ce pas, depuis quatre jours ?… Vous avez dû mourir mille fois tout à l’heure en donnant le bras à cet assassin ? Eh bien ! regardez-le, regardez-le une dernière fois… vous ne danserez plus avec lui.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Conception, dont la voix était plus tremblante que celle d’un vieillard, va-t-il donc mourir ?…

– Oui.

– Assassiné, peut-être.

– Non, frappé par Dieu.

– Ô mon Dieu ! supplia la jeune fille, je lui pardonne, grâce pour lui !…

– Trop tard, señora, trop tard… il est condamné.

– Mais où donc est le bourreau ? demanda-t-elle éperdue.

– Ici !…

– Vous !… fit-elle avec terreur et comme si le sang de don José lui eût semblé devoir déshonorer à tout jamais celui qui oserait le répandre…

– Oh ! non dit-il… c’est une femme… cette femme…

Conception devina.

– La gitana ! murmura-t-elle épouvantée.

Le quadrille finissait en ce moment.

– Mademoiselle… mademoiselle, dit Rocambole, qui paraissait vivement ému, au nom du ciel, quittez le bal maintenant… emmenez madame votre mère… dites que vous êtes souffrante… mais partez.

Et il lui prit le bras et chercha la duchesse des yeux. Madame de Sallandrera était assise et regardait sa fille danser.

– Maman, lui dit Conception, que M. de Chamery conduisit jusqu’à elle, maman… j’étouffe… sortons… je t’en supplie.

La duchesse eut peur… Elle crut que sa fille allait s’évanouir ; elle l’entraîna hors des salons, elle l’emporta presque, avec cette force que Dieu a mise dans le cœur des mères, et, arrivée dans les antichambres, où Rocambole les avait accompagnées, elle demanda son carrosse.

Le marquis de Chamery descendit avec elles jusqu’au bas du perron, et les mit en voiture.

– À l’hôtel, vite, à l’hôtel, dit au valet de pied la duchesse éperdue, car sa fille venait de s’évanouir dans ses bras, au moment même où le marquis les saluait et s’éloignait.

Le carrosse partit, et Rocambole rentra dans le bal.

Alors il chercha don José des yeux. Mais don José et la Polonaise n’étaient plus dans le salon où ils venaient de danser.

Rocambole descendit aux jardins, en fit le tour, puis remonta. Cette fois, ce n’était plus don José qu’il cherchait, c’était la gitana. La gitana était toujours appuyée, immobile et silencieuse, à l’une des colonnes de marbre qui supportaient le plafond de la grande salle de bal.

Rocambole s’approcha d’elle.

– Viens ! lui dit-il, l’heure est venue.

– Enfin, murmura-t-elle d’une voix étranglée par la fureur.

Il l’entraîna dans les jardins et s’arrêta dans une allée déserte en ce moment.

Puis il tira de sa poche un flacon et le tendit à la bohémienne.

– Qu’est-ce que cela ?

– Un breuvage qui te donnera du cœur.

– Oh ! j’en ai.

– N’importe ; bois, je le veux !…

La bohémienne prit le flacon, le déboucha, et en avala le contenu d’un trait.

– Pouah ! dit-elle en jetant le flacon vide loin d’elle, c’est amer…

– Oui, mais la vengeance est douce, répondit Rocambole. Allons !… viens.

– Où sont-ils ?

– Là, à dix pas… sous cette charmille.

Et Rocambole continua à entraîner la bohémienne jusqu’à l’entrée d’un petit salon de verdure au fond duquel n’arrivaient que de lointaines et faibles clartés. Un domino brun y causait à voix basse, tenant dans ses mains la main de la belle Polonaise.

– Les voilà !… Maintenant… écoute…

La bohémienne se jeta derrière la charmille et se glissa en rampant jusques auprès de don José, qui n’entendit aucun bruit et continua à causer… Puis elle tira son poignard et se prit à écouter ce que don José disait.

Quant à Rocambole, il s’était esquivé sur la pointe du pied, avait gagné un coin du jardin et dépouillé son domino brun.

– Maintenant, se dit-il, reparaissant à la lumière en arlequin, la gitana, si elle a le temps de parler, ne pourra pas me reconnaître…

Et Rocambole prit une grande allée éclairée par des lanternes vénitiennes et se dirigea de nouveau vers la charmille où don José causait toujours fort chaleureusement avec la Polonaise et s’était mis à ses genoux sans se douter que quelques minutes à peine le séparaient de l’éternité.

– Pauvre Fatima, murmura le faux marquis de Chamery, elle a été adorable de confiance en moi… je viens de lui faire avaler un poison qui tue au bout de vingt minutes. Elle a tout juste le temps d’en finir avec don José. C’est un peu violent peut-être, et j’avoue que je suis brutal… mais les circonstances étaient exceptionnelles… Fatima aurait pu parler, une fois don José mort, l’accuser d’avoir empoisonné son frère… et je ne veux pas que don José d’Alvar meure plus malheureusement que son aïeul don Pedro. Il faut que l’honneur soit sauf… afin que j’épouse Conception.

Comme Rocambole achevait ce philanthropique monologue, un grand cri, un cri de douleur et d’agonie vint à retentir.

– Ma foi ! murmura le faux marquis de Chamery, je crois que la gitana a tenu parole… Don José est mort !…

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