XXXVII

Le mercredi soir suivant, l’hôtel du général espagnol C… était illuminé de la base au faîte. Paris élégant et titré, les étrangers de distinction s’y étaient donné rendez-vous.

Comme on touchait alors aux premiers jours du printemps, les jardins de l’hôtel avaient été ouverts et garnis de lanternes vénitiennes ; on devait danser dans les salons et aller chercher dans les bosquets et les berceaux de verdure des jardins une atmosphère moins brûlante que celle du bal.

Le général C… était un homme jeune encore, que les hasards de la guerre civile et les malheurs de la politique avaient jeté sur le sol étranger, à trente-cinq ans à peine, en héros vaincu, en vaillant homme tombé percé de coups au pied de son étendard en lambeaux.

Sa femme, jeune orpheline épousée dans l’exil, fille de ce noble pays de France devenu la patrie de ceux qui n’en ont plus, avait vingt-trois ans. Madame C… avait cette beauté fière et mélancolique des femmes pour qui le mariage est devenu comme un sacerdoce. En épousant le héros tombé, le grand homme réduit à l’obscurité de la vie privée, la jeune patricienne française avait compris toute la hauteur, toute la noblesse de sa mission. C’était à elle de panser ces blessures de l’âme, dont le général souffrait bien plus que de celles du corps ; à elle de faire oublier à cette victime de la fidélité la ruine de ses espérances ; à elle, enfin, d’être forte et résignée pour tous deux, aux heures de tristesse où le proscrit rêverait de sa chaude patrie, de ses combats, de ses victoires de la veille, de ses revers du lendemain ; à ces heures poignantes où l’homme privé regrette les luttes de la vie publique, le soldat condamné au repos, la brûlante atmosphère des champs de bataille, l’exilé le rayon de soleil qui dore les coteaux et les plaines de la patrie.

Le général était arrivé à Paris le front penché, l’âme en deuil, le désespoir au cœur, résolu à vivre seul, comme Marius debout sur les ruines de Carthage.

Mais il avait rencontré mademoiselle de P… St-C… et le sourire de l’enfant, ce sourire admirateur et plein d’enthousiasme, ce regard pudique et cependant plein d’amour et de compassion à la fois, que l’orpheline avait levé sur lui, l’avaient touché, ému profondément.

Cet homme, qui n’avait pas eu le temps d’aimer, jusque-là, dont le roi et la patrie avaient absorbé le cœur tout entier ; ce soldat qui n’avait plus ni roi ni patrie, s’était épris de cette jeune fille qui l’admirait. Il avait commencé par lui vouer une affection presque paternelle ; puis la jeunesse s’était réveillée en lui, et le vieux général de trente-huit ans s’était pris à adorer sa femme avec toute l’ardeur, toutes les délicatesses, tous les enthousiasmes de la vingtième année.

La première année de leur mariage, ils avaient vécu loin du monde, presque seuls – lui enivré de ce jeune et frais sourire, elle pleine de recueillement et d’admiration pour cette gloire si tôt arrêtée dans son essor, pour cette renommée d’hier condamné à ne plus avoir de lendemain, pour ce grand cœur meurtri mais non découragé. Mais une heure était venue où le général s’était dit qu’il ne pouvait condamner à cette existence silencieuse et claustrale qui plaît aux âmes éprouvées, cette jeune âme pleine de vie, de sève, d’espérances et d’illusions ; qu’il serait honteux et barbare à lui de fermer les portes du monde à cette enfant qui l’avait envié, désiré, pressenti derrière les grilles de son couvent. Et le général avait acquis un hôtel, monté sa maison, ouvert ses salons, et depuis deux hivers, la femme du proscrit était devenue une des reines de la mode, une des femmes que les deux faubourgs citaient pour sa beauté, son esprit et ses vertus.

Donc, ce soir-là, une fête splendide se préparait à l’hôtel du général. Cet hôtel, fraîchement restauré, meublé avec un luxe délicat, était situé dans le quartier Beaujon.

Une longue file d’équipages stationnait déjà aux abords, des deux côtés de la rue, avant onze heures, et à chaque minute, de nouvelles voitures entraient bruyamment dans la cour, et venaient déposer au bas du perron de nouveaux invités.

Le bal était masqué et travesti. Madame C…, sûre de ses convives, ayant lancé du reste ses invitations avec une grande prudence, avait fait cette folie charmante de proclamer le masque de rigueur. Certaine que toutes ses invitations étaient nominales et en bonnes mains, qu’aucun intrus ne pouvait s’introduire chez elle, madame C… n’avait point imposé à ses convives l’obligation de se démasquer en entrant.

Cependant, la veille, don José d’Alvar, qui était lié avec le général et avait su capter son amitié, grâce à sa parenté avec le duc de Sallandrera, et plus encore peut-être par sa qualité d’Espagnol, don José, disons-nous, était venu faire une visite à madame C… en l’absence du général.

– Chère madame, lui avait-il dit, je viens vous demander une bien grande faveur, une faveur inouïe, et qui vous semblera bien mystérieuse peut-être…

– Mon Dieu ! répondit la jeune femme en riant, de quoi s’agit-il, don José ? Véritablement, vous m’effrayez.

– Je viens vous demander deux invitations en blanc.

– Pour mon bal ?

– Oui.

– Comment, en blanc ?

– Pour deux dames.

– Mais, dit madame C… assez embarrassée, au moins donnez-moi une explication quelconque… Vous savez que mon bal est masqué.

– Je le sais.

– Que, par conséquent…

Don José l’arrêta d’un geste.

– Je vais vous rassurer, lui dit-il. Il y a à Paris deux femmes appartenant à la plus haute aristocratie étrangère… deux dames russes, si vous voulez…

– Donnez-moi leurs noms, je vais les inviter, don José.

– Voilà précisément ce qui est impossible.

– Et pourquoi ?

– Mon Dieu ! si vous y tenez absolument, je vais vous le dire.

– Mais oui, j’y tiens, fit madame C… dont la curiosité était éveillée.

– Figurez-vous donc qu’il y a à Paris un grand seigneur russe, déjà vieux, dont la femme est très jeune et très enfant. Ils sont arrivés il y a trois mois pour mener grand train à Paris, et y dépenser noblement quelques villages et quelques centaines de paysans ; mais le hasard a de terribles trahisons. Le lendemain de l’arrivée du prince, car il est prince, et tandis qu’il allait acheter un hôtel et produire sa jeune femme dans le monde, un courrier, venu de Moscou à franc étrier, lui a apporté une lettre encadrée de noir. Un deuil de famille frappait le prince, et, par suite, la pauvre femme. La mort d’une vieille tante idiote, mais très riche, dont ils héritent, condamne depuis trois mois la fleur du nord à une retraite absolue.

– Je comprends à moitié, dit madame C… en souriant.

– Comment voulez-vous, poursuivit don José, que le prince mène sa femme au bal quand elle est en grand deuil ?

– C’est, en effet, impossible.

– Mais le prince, qui, quoique vieux, est d’une jalousie modérée, et votre serviteur qui les a connus en Allemagne l’été dernier et les voit dans l’intimité, le prince et votre serviteur, dis-je, ont pris en pitié cette pauvre jeune femme, qui n’a jamais vu un bal français, et que l’étiquette condamne à pleurer dans la retraite une tante qu’elle n’a jamais vue. Or le prince a appris que vous donniez un bal, un bal masqué, un bal travesti, au milieu duquel le plus strict incognito peut être observé, et moi qui vous sais bonne… autant que belle… j’ai affirmé que vous consentiriez à nous servir de complice.

– Soit, dit la femme du général, qui attira à elle un charmant guéridon en laque, sur lequel se trouvaient des cartes d’invitation et ce qu’il faut pour écrire.

– Vous êtes un ange ! dit également don José.

– Mais, dit madame C…, je ne vois là qu’une invitation, pour qui l’autre ?

– Pour une dame de compagnie.

– Ah ! très bien.

Et madame C… prit la plume.

– Il faut donc trouver un nom de fantaisie, dit-elle.

– Évidemment.

– Eh bien ! cherchez.

– Écrivez : la comtesse Olga Vronska.

– Et puis ?

– Et la baronne Arleska.

Madame C… avait rempli les deux cartes et les avait remises à don José.

Celui-ci s’était retiré en lui baisant la main.

Or, le lendemain, à onze heures et quelques minutes, tandis que les premiers quadrilles se formaient dans les salons du général et qu’un flot bariolé montait le grand escalier de l’hôtel, jonché de fleurs exotiques et d’arbustes rares, un élégant droski, attelé de quatre chevaux blancs comme la neige et harnachés à la russe, entra dans la cour et vint tourner devant le perron.

Deux dames en descendirent. Le costume de ces dames, dont le visage était soigneusement masqué, du reste, et dont il était tout à fait impossible d’apercevoir la moindre partie du visage, le costume de ces deux dames était celui des paysannes des environs de Varsovie. Seulement, à voir étinceler les diamants qui servaient d’agrafes, à voir briller l’or des broderies, on devinait des femmes qui devaient posséder une fortune princière.

De ces deux femmes, l’une, dont les cheveux d’un blond doré retombaient en nattes épaisses sur ses épaules, était grande, svelte, et trahissait dans tous ses mouvements une extrême jeunesse. Avait-elle seize ans ? On n’eût osé l’affirmer. L’autre, au contraire, douée d’un certain embonpoint, semblait accuser, par la pesanteur de sa démarche, la deuxième jeunesse.

Deux jeunes gens, vêtus en mousquetaires, qui montaient les degrés de marbre de l’escalier, s’arrêtèrent pour les laisser passer, et l’un dit à l’autre :

– C’est évidemment la mère et la fille.

– Ou la tante et la nièce, répondit l’autre ; mais bien certainement il y en a une qui a vingt ans de plus.

La grosse Polonaise se retourna à demi, comme une reine offensée ; mais elle continua son chemin après s’être contentée de toiser le jeune impertinent.

À la porte du premier salon, les deux dames, dont la riche toilette et l’équipage original avaient excité l’attention, montrèrent leurs cartes à un majordome en habit noir. Celui-ci se contenta de jeter les yeux sur la première, celle de la prétendue comtesse Olga Vronska, car c’était là cette jeune dame russe qui, selon don José, mourait d’envie d’assister incognito au bal de madame C…

Quant à l’autre, il se contenta de saluer.

Les deux femmes entrèrent au bras l’une de l’autre et attirèrent bientôt tous les regards. Ce fut alors qu’un cavalier se détacha d’un groupe de dominos et vint à leur rencontre. Il était aussi soigneusement masqué que les deux inconnues, et portait le noir costume aux revers rouges d’un membre du conseil des Dix, à Venise.

Ce cavalier salua les deux femmes avec toutes les marques d’un profond respect, et offrit son bras à celle qu’un port majestueux et un embonpoint complet semblaient désigner comme la mère de sa compagne.

– Vous êtes exactes, dit-il en anglais, et tout bas.

La svelte créature qui marchait à côté de la dame à qui le Vénitien donnait le bras laissa voir, sous son masque de velours noir, une double rangée de dents éblouissantes et bruire un frais et discret éclat de rire.

– Voilà, répondit-elle d’un ton aussi bas que celui du cavalier, comment on s’introduit dans le grand monde.

– C’est que, répliqua le Vénitien, ton hidalgo est naïf…

– Oh ! très naïf.

– Il prend les lorettes pour des duchesses avec un aplomb merveilleux.

– J’ai aperçu mon père en passant.

– Ah !…

– Il est majestueux sous son habit rouge de suisse, et bien certainement il est loin de se douter qu’il a ouvert à deux battants devant le droski de sa fille devenue princesse.

La grosse femme souriait.

– Ah çà ! reprit Banco, car c’était elle, où donc est-il, mon Espagnol ?

– Il n’est point venu encore…

– Bah ! à près de minuit ?

– Ah ! ma chère, dit le Vénitien, tu oublies qu’il est fiancé à mademoiselle de Sallandrera ?

– C’est juste.

– Il va venir avec elle, le duc et la duchesse.

– À merveille !

– Maintenant, poursuivit le Vénitien, laisse-moi bien t’expliquer ton rôle…

– Je vous écoute.

– Tu n’aimes pas don José, au moins ?

– Jamais !

– Par conséquent, tu es incapable de commettre une étourderie ?

– On m’appelle Banco, mon petit.

– Eh bien ! retiens ta leçon. Don José viendra, il te cherchera dans le bal comme tu le cherchais tout à l’heure. Tu sais quel sera son costume ?

– Oui, un domino brun et sur l’épaule un nœud de rubans verts.

– Tu lui prendras le bras, tu l’entraîneras à l’écart et tu lui feras une scène de jalousie à laquelle il répondra par les plus tendres protestations. Seulement, tu auras soin d’élever un peu la voix si tu vois un domino bleu qui portera sur l’épaule droite un nœud de rubans cerise.

– Parfait. Seulement, vous me promettez la petite scène de scandale que j’ai rêvée et dont les préparatifs m’ont coûté si cher ?

– Mais… dame ! répondit le Vénitien, cela te regarde il me semble ?

– Comment ?

– N’es-tu pas ici ?

– Sans doute.

– Le général ne te connaît-il pas ?

– Oh ! certainement.

– Eh bien ! qui t’empêche, lorsque je t’aurai fait un signe qui voudra dire que je te rends la liberté et que tu peux abandonner don José, qui t’empêche de te démasquer ?…

– Tiens ! c’est vrai, on chuchotera, on se regardera. Les jeunes gens qui me connaissent et qui sont ici diront : « Mais, c’est Banco ! »

– Et ton honorable père le concierge, ricana le Vénitien, te verra sortir et demeura stupéfait de t’avoir si majestueusement ouvert les deux battants de sa porte.

– Ah ! que je vais être vengée de cette canaille de famille qui a repoussé mes bienfaits ! murmura la perverse fille.

Pendant que Banco, la femme qui l’accompagnait et le Vénitien causaient ainsi tout bas, ils avaient fait le tour des salons, où déjà se pressait une foule élégante aux costumes pittoresques, bariolés, étourdissants d’originalité et de luxe.

Partout les deux prétendues Polonaises faisaient une certaine sensation et soulevaient une rumeur de curiosité par leur étrange et riche costume, et surtout par leur arrivée en droski, qui avait été fort remarquée.

– Mais, dit Banco se penchant à l’oreille du Vénitien, lorsqu’on m’aura reconnue, il faudra bien que je dise comment je suis entrée ?

– Tu montreras ta carte ; n’es-tu pas la comtesse Olga Vronska ?

– Oui, certes. Seulement on me demandera d’où me vient cette carte ?

– Tu diras que don José te l’a procurée.

– Mais don José, furieux d’être ainsi compromis, dira que je suis sa maîtresse ?

– Ne crains rien. Don José forgera une histoire : il veut épouser mademoiselle Conception.

– Et mon Russe apprendra tout à son retour ?

– Bah ! tu lui raconteras la moitié de la vérité. Don José aura, à ses yeux, joué un rôle de dupe, et ton prince trouvera le tour plein d’esprit.

– C’est une idée, murmura Banco.

Puis, tandis que celle-ci tournait un moment la tête, le Vénitien s’empara de la carte que lui tendait la grosse femme à laquelle il donnait le bras, et il la glissa dans son pourpoint.

– Adieu, petite, dit-il, je vous quitte un moment. Promenez-vous, dansez ; on vous invitera certainement.

– Vous reverra-t-on ?

– On ne sait pas… Seulement, acheva-t-il, se penchant à l’oreille de Banco, prends bien garde ! si tu ne m’obéis pas aveuglément, et si tu dis un mot de trop, tu pourrais bien être poignardée en sortant d’ici.

Banco tressaillit :

– J’obéirai, dit-elle, et jamais don José ne saura que nous nous sommes entendus pour le mystifier.

Le Vénitien s’esquiva.

Tandis que les deux femmes continuaient à parcourir les salons, où la foule devenait plus compacte de minute en minute, il rétrograda et gagna l’antichambre.

– J’étouffe, dit-il en sortant ; je vais prendre l’air.

Les laquais saluèrent ; le Vénitien descendit et se jeta dans un modeste coupé de remise, après s’être chaudement enveloppé dans son manteau.

– Rue de Surène, dit-il au cocher.

Le coupé partit et déposa, quelques minutes après, M. le marquis Albert-Honoré-Frédéric de Chamery, ou plutôt notre ami Rocambole, à la porte de cette maison où celui-ci avait un entresol.

Une femme était assise au coin du feu de la chambre à coucher, et attendait avec une sorte d’anxiété fiévreuse. C’était la gitana Fatima.

– Ah !… enfin !… dit-elle en voyant entrer Rocambole.

– Me voilà, dit-il sans ôter son masque.

– Est-ce pour ce soir, au moins ?

– Oui.

– Quand ?

– Dans une heure.

– Oh ! je vais donc me venger ! murmura-t-elle. Mais tu ne me trompes point, n’est-ce pas ?… je le verrai aux pieds de ma rivale ?

– Tu verras et tu entendras… Habille-toi.

La gitana avait son costume de bohémienne, sa jupe rouge et sa basquine de velours soutachée d’or.

Rocambole jeta sur elle le domino bleu à nœuds de rubans cerise. Puis il lui donna un masque et le lui attacha solidement. Ensuite il passa dans un cabinet de toilette et y dépouilla son costume de Vénitien pour revêtir un délicieux arlequin jaune et bleu, par-dessus lequel il mit un domino noir. Puis il revint.

– Allons, dit-il.

Et il prit un foulard et banda les yeux à la gitana, précaution qu’il avait déjà prise, afin qu’elle ne pût savoir où elle était venue ni d’où elle sortait, après y être demeurée enfermée pendant trois jours.

– À présent, lui dit-il en lui offrant le bras, appuie-toi sur moi et viens. L’heure de ta vengeance n’est pas loin.

Ils descendirent et trouvèrent le coupé au bord du trottoir.

– À l’hôtel du général C…, dit Rocambole.

Puis, quand le coupé fut en route, il ôta le bandeau qui couvrait les yeux de la gitana et lui donna un poignard. Ce poignard, c’était celui dont le nègre s’était servi pour assassiner la nourrice. La bohémienne le prit, le serra convulsivement et le cacha sous son domino.

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