La pièce dans laquelle pénétrait le baronet était d’une petitesse exiguë et d’un ameublement douteux.
C’était, dans toute l’acception du terme, le salon de la pécheresse à ses débuts, c’est-à-dire un luxe misérable de meubles achetés pièce à pièce, de rideaux fanés et venus du Temple, d’étagères, de niaiseries prétentieuses, telles que de faux saxes et des verres de Bohême du prix de vingt-neuf sous.
Un tapis usé couvrait le sol carrelé, une pendule brunie au feu étalait sous globe un sujet mythologique en composition, entre deux candélabres de même métal ; c’était l’opulence de la misère dans toute sa naïve crudité, dans son effronterie la plus complète.
Mais l’impression désagréable qu’on ressentait en entrant dans ce réduit disparaissait tout à coup en présence de la divinité qui occupait cet Olympe de cent sous.
C’était une fille de dix-neuf à vingt ans, petite, frêle, délicate, aux cheveux blonds, aux grands yeux d’un bleu sombre, qui semblaient réfléchir l’azur d’un ciel d’Orient, aux joues creusées d’une charmante fossette, à la taille svelte, souple, onduleuse comme une couleuvre.
Elle avait des pieds et des mains d’enfant, un sourire d’ange, qui tout à coup devenait un sourire de démon, un front large, blanc, légèrement bombé et qui décelait une haute intelligence. Jenny, c’était son nom, était encore ce papillon, larve hier, et qui essaye ses ailes novices ; mais déjà dans son regard, dans son attitude enchanteresse et pleine d’infernales séductions, on devinait quelle envergure avaient les siennes et quel vol puissant elles mesureraient un jour.
À vingt ans, Jenny savait déjà tout ce que doit savoir la femme qui entre dans cette arène meurtrière où l’homme devient l’ennemi ; la ville assiégée, la victime vouée aux dieux infernaux, le Prométhée dont le cœur sera confié à ces vautours aux serres roses, aux lèvres de carmin, aux dents éblouissantes de blancheur, entre lesquelles glisse éternellement le rire impie du scepticisme et de l’insensibilité.
Elle n’avait pas eu le temps d’apprendre, mais elle avait tout deviné, procédant ainsi de l’inconnu au connu.
À seize ans, Jenny était sortie d’une maison d’éducation et s’était trouvée orpheline, en présence d’un vieux tuteur infidèle et dépravé, qui lui avait volé sa fortune et lui offrait sa main et des rhumatismes en échange.
Jenny était sans pain, elle ignorait la vie : elle accepta. À dix-sept ans, Jenny s’aperçut que son mari était aux trois quarts ruiné par de fausses spéculations, et comme dans son pensionnat on lui avait appris le piano avant son catéchisme, qu’on lui avait donné le goût du luxe avant de lui inculquer de sérieux principes, comme enfin il est de certaines natures qui ont les instincts du mal en naissant, et que l’éducation ne saurait corriger, la jeune femme était une de ces natures : elle aimait le mal pour le mal, avec amour, avec art.
Elle haïssait son mari, et comme ce dernier lui avait volé sa fortune, comme il la condamnait à passer sa jeunesse auprès de sa vieillesse maussade et grondeuse, elle médita longtemps, longuement, avec tout le génie d’un forçat qui rêve une évasion, la rupture de son ban conjugal.
Un soir, la jeune femme s’endormit côte à côte de son mari goutteux, tout en rêvant de cette vie dorée, de ce tourbillon de fêtes et de plaisirs où il est facile à une femme jeune, intelligente et belle de se laisser tomber des sommets ardus, des hauteurs escarpées de la vertu.
Le matin, quand le mari s’éveilla, il était seul…
L’oiseau s’était déniché…
À partir de ce moment, Jenny devint franchement pécheresse… Elle n’avait pas de cœur, elle ne ressentait ni remords ni scrupules ; elle avait, en fuyant le toit conjugal, déclaré la guerre à l’ordre social, et elle était partie armée de sa beauté, de son sourire de démon, de sa luxuriante jeunesse et de ses instincts spirituellement pervers.
Elle aurait dû trouver un équipage sur le seuil même de la maison qu’elle abandonnait, un hôtel et des laquais pour la recevoir.
Mais si l’esprit est à la femme, à coup sûr, comme l’a dit le grand poète, la bêtise est à l’homme ; et tant que durera le monde, on verra ces hommes qui se qualifient de viveurs et qui tirent vanité de pouvoir laisser couler des flots d’or aux pieds de femmes perdues, on verra, dis-je, ces hommes passer, le sourire de l’indifférence aux lèvres, auprès de ce qui est réellement jeune et beau, pour aller s’agenouiller devant quelques chiffons, quelques dentelles et un pot de fard, le tout recouvrant une beauté surannée qui cherche les demi-jours.
Jenny était belle, elle avait dix-huit ans alors ; elle ne trouva point d’équipage, elle ne trouva pas d’hôtel ; mais elle alla à pied s’installer dans un petit entresol de la rue Fléchier.
Elle commença par aiguiser ses griffes roses et affiler son sourire sur des employés à mille écus. Au bout d’un an, elle eut jeté le harpon sur un douzième d’agent de change, un fort joli jeune homme, qui la déménagea et lui meubla un appartement de deux mille cinq cents francs de loyer, rue Laffitte, lui donna un coupé bas et un groom.
Malheureusement, Jenny n’eût pas le temps de se lancer. À peine goûta-t-elle quelques heures de la vie élégante ; trois jours après sa morganatique union avec elle, le joli jeune homme eut une querelle, se battit au pistolet, et reçut une balle dans le front qui le tua raide.
Rien n’était payé encore du mobilier, de la voiture et de l’appartement. Le défunt avait un frère, un homme positif et peu galant, qui, en sa qualité d’héritier, mit la jeune femme à la porte.
À partir de ce moment jusqu’au jour où elle rencontra sir Williams, Jenny eut une existence livrée à mille vicissitudes…
Elle fut une de ces femmes dont on dit parfois : « Elle a tout ce qu’il lui faut pour réussir ; mais… elle n’a pas de chance ! »
Côtoyant sans cesse la misère, elle était la proie de ce démon hideux engendré par la galanterie moderne aux abois, qu’on nomme la marchande à la toilette ; perchée à un sixième étage, elle parvenait à redescendre à l’entresol, d’où elle était bientôt expulsée par un propriétaire exigeant.
– Et dire, murmurait-elle souvent en maudissant son mauvais guignon, qu’un jour viendra où j’aurai équipage…
Elle rencontra sir Williams.
Le baronet, nouveau Diogène, cherchait une femme, une femme dont il avait besoin pour l’exécution de ses plans ténébreux. Une heure de conversation, un rapide examen, suffirent à celui-ci pour constater ce qu’on pouvait attendre d’elle.
Le matin du jour où les Valets-de-Cœur s’étaient réunis sous la présidence de Rocambole, Jenny avait reçu le billet suivant :
« Attendez cette nuit, entre une heure et trois heures du matin ; la fortune vous arrivera peut-être sous la forme d’un homme que vous avez rencontré hier.
« Le baronet. »
Et, en effet, le baronet avait été exact au rendez-vous.
– Ma petite, dit-il en s’asseyant auprès du feu où flambaient deux maigres tisons, je te demande pardon de t’avoir fait attendre ainsi.
Jenny le regarda fixement :
– Il y a si longtemps que j’attends quelqu’un ou quelque chose, que… j’ai appris à être patiente.
Le baronet parut enchanté de cette réponse.
– Tu as raison, ma petite, dit-il, qui sait attendre est toujours fort.
Un éclair illumina l’azur des yeux de la jeune femme.
– Ah ! dit-elle, si mon heure vient…
– Elle viendra, sois-en sûre.
Elle plissa ses lèvres et mit à nu ses dents d’une éblouissante blancheur.
– Tenez, fit-elle, vous pouvez me donner des lingots à croquer, elles ne casseront pas.
Sir Williams lorgnait, en véritable connaisseur, ces épaules d’un galbe parfait, cette taille mince, frêle et d’une souplesse merveilleuse, ces pieds d’enfant qu’elle tenait, à moitié accroupie sur un coussin placé devant le feu, dans ses mains mignonnes, garnies de beaux ongles.
Il admirait surtout ce front intelligent et pensif, ce regard profond où se décelait une volonté despotique.
– Ma fille, lui dit-il après un silence, si tu le veux, nous allons causer.
– Soit, je vous écoute.
– Je ne te connaissais pas, il y a huit jours. Je t’ai vue une fois, et cela m’a suffi pour te juger. Tu es une femme très forte.
– Peut-être, fit modestement Jenny.
– Je n’ai pas l’habitude de faire des compliments, continua le baronet, et si je te dis ma façon de penser, c’est que je veux faire avec toi des affaires.
Et sir Williams appuya sur ce mot.
– Je suis prête à tout.
– Aimerais-tu un petit hôtel, rue Moncey ?
– Un hôtel ! fit Jenny éblouie.
– Entre cour et jardin, rue Moncey. C’est feu le baron d’O… qui l’a fait construire, il y a six ou sept ans, pour sa maîtresse, une belle fille, ma foi ! et qu’on appelait la Baccarat…
– J’en ai entendu parler, murmura Jenny avec une secrète admiration. Elle est donc tombée dans la dèche !
– Non, mais dans la vertu, ce qui revient au même, répondit le baronet.
Jenny leva les yeux au ciel d’une façon tragi-comique et s’écria :
– Encore une femme à la mer !
– Donc, reprit le baronet, on pourrait t’avoir le petit hôtel de la rue Moncey.
– Il est à vendre ?
– Non, il est à moi.
– À vous, grand Dieu !
Et Jenny salua ce monsieur à vêtements semi-ecclésiastiques, à large chapeau de quaker, auquel on aurait fait, sur sa mine, l’aumône d’un dîner.
– Je l’ai fait acheter, il y a trois mois, continua le baronet, par mon homme d’affaires, et je ne l’ai pas payé trop cher : cent soixante mille francs tout meublé ; c’est pour rien.
– Et… vous… me… le donneriez ? demanda Jenny, dont la voix tremblait d’émotion.
– Je n’ai pas dit cela précisément… je te le répète, ma petite, je fais des affaires.
Elle frappa du pied avec impatience.
– Voyons, dit-elle, expliquez-vous : qu’attendez-vous de moi ? seriez-vous amoureux ?…
Elle prononça ces derniers mots avec ironie.
Sir Williams répondit par un sourire ; ce sourire illumina si bien son visage, que sa beauté satanique reparut tout entière.
– Eh ! eh ! dit-il, tu ne m’as pas bien regardé : mon cher amour, car, sans cela, tu aurais pu voir qu’on pourrait plus mal tomber…
– Pardon, dit Jenny, mais vous êtes si mal accoutré, qu’on vous donne cinquante ans, et peut-être en avez-vous trente.
– Vingt-neuf, dit le baronet avec calme. Mais il ne s’agit point de moi, petite, et, si je le voulais, tu m’aimerais pour moi-même…
– Sans votre hôtel ?
– Sans mon hôtel.
L’accent de sir Williams était si convaincu et si moqueur à la fois, que Jenny en tressaillit.
– Après cela, dit-elle, vous êtes peut-être un homme hors ligne… Qui sait ?
– Je te parlais donc, reprit le baronet, d’un petit hôtel rue Moncey. Tu pourrais y être installée dès demain ; on te donnerait un coupé bas et trois chevaux.
L’œil de Jenny étincela comme celui d’une bête fauve à qui on promet une proie.
– Ton domestique se composerait d’une femme de chambre, d’un cocher, d’une cuisinière et d’un groom… Si tu es sage, on t’aura un coupon de loge aux Italiens.
Jenny écoutait haletante.
– Ah ! j’oubliais, dit le baronet. On te servira, tous tes frais couverts, mille écus par mois pour ta poche.
– Ah ! çà, mais, s’écria Jenny, vous voulez donc que je devienne folle ?
– Ma petite, répondit gravement sir Williams, il est probable que je compte beaucoup sur toi, puisque je te fais de semblables avances.
– Des avances ! vous spéculez donc ?
– Je joue sur un assez beau capital, ma fille.
– Qu’est-il ?
– C’est un homme qui possède douze millions.
– Douze millions, juste ciel ! murmura Jenny suffoquée. Ah ! si un pareil homme me tombait sous la main…
– Je compte te le donner.
La courtisane eut le vertige.
– Cet homme, poursuivit sir Williams, est marié. Il a une femme qu’il aime passionnément.
– On le détachera de cette affection, dit froidement Jenny.
– Je te le confierai, continua le baronet, qui donna à ce dernier mot si simple une terrible signification.
– Bon ! on vous le rendra comme vous l’aurez désiré.
– Je te donne trois mois, ma petite ; tâche de le ruiner et de le rendre idiot, je ne veux pas autre chose…
– Et les douze millions ?
– Ah ! ceci, c’est une autre affaire ; mais, plus tard nous en causerons… je suis désintéressé, pour le moment.
– Où me présenterez-vous le pigeon ?
– Je ne sais pas encore… nous verrons.
– Peut-on savoir son nom ?
– Mon Dieu, oui ; il se nomme Fernand Rocher, dit le baronet, qui se leva sur ces mots. Adieu… à demain !
– Bonsoir, papa, dit Jenny, toute frémissante, qui prit un flambeau pour l’éclairer.
Sir Williams fit un pas et revint vers elle :
– À propos, dit-il, tu n’a pas d’autre nom que celui de Jenny ? C’est vulgaire, cela ne dit rien.
– Cherchez m’en un autre.
– Il y a beaucoup de tes pareilles, ma fille, qui prennent des noms aristocratiques, c’est bête ! Madame Fontaine, qui se fait de Bellefontaine, n’en a pas moins été blanchisseuse, et madame de Saint-Alphonse, la petite Alphonsine. Personne ne croit à ces titres-là, qui, du reste, ne tirent pas l’œil. Ce qu’il faut, c’est un nom bizarre, original, quelque chose comme le topaze ou l’émeraude… Parbleu ! s’interrompit sir Williams, tu as les yeux d’un bleu sombre admirable, tu te nommeras la Turquoise.
– Joli ! s’écria Jenny.
– Adieu, Turquoise ! dit le baronet. À demain ton installation rue Moncey.
Et sir Williams quitta la rue Neuve-des-Martyrs et se dirigea vers l’hôtel de Kergaz, où il arriva un peu avant le jour. Au moment où il traversait la cour sur la pointe du pied, il vit briller une lumière aux fenêtres du second étage de l’hôtel.
– Tiens ! dit-il, ce pauvre Armand travaille. Ô la crème des philanthropes !
Alors, au lieu de monter furtivement à sa chambre, le baronet, reprenant cette attitude humble et timide qu’il avait toujours en présence de son frère, alla frapper à la porte du cabinet de travail de M. de Kergaz.
– Entrez ! dit Armand surpris.
Le comte avait passé la nuit au travail.
– Comment ! cher Andréa, dit-il en voyant apparaître son frère, vous n’êtes point couché à cette heure ?
– Je rentre à l’instant, mon frère.
– Vous rentrez ?
– Oui, j’ai passé la nuit dans Paris. Ah ! fit-il en souriant, puisque vous m’avez fait le chef de votre police, mon cher frère, il faut bien que je fasse mon devoir.
– Déjà ?
– Déjà. Je suis sur une trace ; à moi les Valets-de-Cœur !
– Comment ! dit M. de Kergaz, vous avez déjà des indices ?
– Chut ! répondit Andréa, ils sont si faibles encore, que je ne veux rien vous dire. Bonsoir, mon frère !
Et il s’en alla comme il était venu, le front baissé, l’œil fixé vers la terre, comme marchent les grands coupables.
– Pauvre frère ! pensa M. de Kergaz, quel repentir !
Le baronet monta dans sa chambrette, située sous les toits, et s’y enferma ; puis il alla s’asseoir devant une table, en ouvrit le tiroir fermé à clef et en tira un volumineux cahier manuscrit qu’il étala devant lui.
Sur la première page du manuscrit, on lisait : Journal de ma seconde vie.
Andréa le repenti, Andréa le saint bardé d’un cilice, écrivait, jour par jour, quelques lignes sur ce registre.
– Voilà pourtant, murmura-t-il avec son infernal sourire, un assez beau monument de patience… Trente lignes chaque jour, trente lignes pour exprimer mon repentir et l’amour secret qui me consume… Ma parole d’honneur ! s’interrompit-il, c’est une assez jolie invention. J’ai eu soin d’écrire en tête de la première page : « Ceci est le livre de ma vie, et personne ne le lira ; j’écris pour moi-même… » Ce qui fait que, un jour, par mégarde, cette clef restera après ce tiroir, ce tiroir entrouvert permettra de voir ce livre ; Armand le lira, et quand il verra une phrase comme celle-ci.
Le baronet ouvrit le cahier et lut :
« 3 Décembre.
« Ah ! que j’ai souffert ce soir !… Comme Jeanne était belle… Jeanne, celle que j’aime dans l’ombre comme l’oiseau de nuit ose humer la lumière, le forçat la liberté. Mon Dieu ! ne me pardonnerez-vous pas un jour, et ne croyez-vous pas que leurs caresses, ces baisers d’époux qu’ils se donnent en ma présence… Ah ! Seigneur, je forgeais moi-même l’instrument de mon supplice, le jour où j’enlevai Jeanne pour me venger ; je l’ai aimée du jour où mon infamie a eu creusé un abîme entre elle et moi… »
– Et cætera ! murmura le baronet en riant de son rire de démon. Le jour où Armand lira cela, il est capable de vouloir se tuer, par pur amour fraternel, afin de me laisser la touchante mission d’épouser sa veuve…
Et sir Williams tailla sa plume pour écrire ses trente lignes quotidiennes, tout en songeant à Fernand Rocher, qu’il allait frapper le premier.