VII

Rue de Buci-Saint-Germain, presque à l’entrée de la rue de Seine, il existait, à l’époque de notre récit, une vieille maison d’apparence semi-seigneuriale, qui avait dû appartenir, un siècle plus tôt, à quelque président à mortier ou à quelque riche procureur au Châtelet.

Ce n’était point une demeure de bourgeois, ce n’était pas un hôtel bâti par la noblesse ; c’était quelque chose d’intermédiaire qui révélait la magistrature, cette branche cadette de l’aristocratie française.

Une cour étroite, ouvrant sur la rue par une porte cochère, précédait le corps de logis, derrière lequel s’étendait un grand jardin mélancolique, dont les pelouses négligées, les arbres mal taillés, annonçaient l’incurie du propriétaire.

Cette maison, qui avait longtemps appartenu à une famille de province, laquelle dédaignait de la mettre en location, avait été vendue, il y avait environ six mois, à une jeune femme vêtue de noir, laquelle avait payé son acquisition comptant et en avait pris possession le jour même, accompagnée de deux domestiques.

Cette dame, qu’on aurait pu croire veuve, à ses habits de deuil et à la tristesse résignée répandue sur son visage, avait pris, dans la rue de Buci, le nom de madame Charmet.

Bien que, à Paris, on s’occupe généralement fort peu de chacun, l’arrivée de madame Charmet dans la rue de Buci y causa une certaine sensation, d’abord parce que, de mémoire de vieillard, la maison qu’elle achetait n’avait été vue habitée ; ensuite, à cause du cachet d’originalité qui semblait distinguer la nouvelle locataire.

Madame Charmet pouvait avoir vingt-six ans. Elle était merveilleusement belle encore, quoique un peu amaigrie, et en dépit de ses vêtements d’une simplicité austère. Pendant les premiers jours qu’elle habita la rue de Buci, son existence parut mystérieuse.

Elle sortait tous les jours, à sept heures du matin, dans une voiture de place, et ne rentrait que vers deux heures. À ce moment-là, on voyait généralement arriver et se succéder chez elle, jusqu’à la nuit, plusieurs graves personnages, tels que des prêtres et des dames âgées.

Un peu plus tard, on apprit que madame Charmet était dame de charité, dame patronnesse de plusieurs œuvres de bienfaisance, et qu’elle était chargée de distribuer aux pauvres les revenus d’une grande fortune.

Puis on sut encore, mais d’une manière fort vague, que cette jeune femme expiait de grandes fautes par une vie ascétique, et qu’elle s’était réfugiée dans les bras de Dieu après avoir souffert de ce terrible mal qu’on nomme l’amour mondain.

Or, cette femme n’était autre que l’héroïne du premier épisode de cette histoire, cette Madeleine qui s’était nommée Baccarat. On s’en souvient, le jour même où Fernand Rocher, cet homme qu’elle avait tant aimé, avait épousé mademoiselle de Beaupréau, Baccarat avait pris l’humble habit des sœurs de charité novices, et elle avait prononcé ces vœux temporaires dont on peut toujours se faire relever.

Pourtant, lorsqu’elle était entrée en religion, sœur Louise avait la conviction qu’elle mourrait sous l’habit monastique.

Elle avait abandonné son petit hôtel de la rue Moncey, envoyé au baron d’O…, son ami, l’acte de propriété de cet hôtel, y joignant les titres de rente, les bijoux de prix et tout ce qu’elle tenait de lui. En vain, le baron, qui l’aimait éperdument, avait-il essayé de la faire renoncer à cette résolution ; il était même allé jusqu’à lui offrir de l’épouser, et de lui donner ainsi les moyens de vivre en honnête femme ; elle s’était montrée inflexible. Force avait donc été à M. d’O… de se résigner à perdre sa maîtresse, et à la voir, elle la lionne fringante de la veille, sous l’humble habit des Sœurs-Grises.

Baccarat était demeurée environ dix-huit mois au couvent, et elle était sur le point de prononcer des vœux plus solennels, lorsqu’un événement imprévu vint l’arrêter.

Un matin, elle reçut un mot ainsi conçu :

« Je me suis battu ce matin au bois de Meudon ; j’ai reçu une balle en pleine poitrine, et le docteur A…, que vous connaissez, affirme que j’ai tout au plus quelques heures à vivre. Ne viendrez-vous pas me serrer une dernière fois la main ? »

Cette lettre était du baron d’O…

Baccarat courut rue Neuve-des-Mathurins. Elle trouva le baron mourant, mais jouissant de la plénitude de son esprit.

– Mon enfant, dit-il à Baccarat qui s’agenouillait en pleurant au chevet de cet homme qui l’avait aimée et perdue, permets-moi de réparer mes torts envers toi et de te demander pardon… Tu étais une fille honnête et pure ; mon amour t’avait conduite au vice, mon amour te permettra de réparer mes fautes et de faire un peu de bien.

Alors, le moribond prit sous son chevet un pli cacheté et le tendit à la jeune femme :

– Voilà, dit-il, mon testament. Je suis le dernier de ma race ; je n’ai que des parents éloignés qui ne portent pas mon nom et sont plus riches que moi : je te laisse toute ma fortune pour que tu en fasses un levier utile au bien, pour que tu en distribues le revenu aux pauvres.

Et le baron appuya ses lèvres sur les belles mains de Baccarat, et mourut.

La pécheresse repentie ne pouvait refuser une semblable fortune, destinée à faire du bien, et sœur Louise comprit qu’elle seule pourrait l’administrer convenablement.

Alors, touchée par la grâce, elle se souvint de sa première existence, de cette vie dorée qui dissimule tant de misères ; elle se prit à songer à ces pauvres vierges folles parmi lesquelles elle avait vécu, victimes d’abord, bourreaux ensuite, créatures primitivement honnêtes que la paresse et le vertige du luxe vont chercher au fond de leur atelier, sous le chaume, dans les conditions les plus humbles, et dont la vie est dès lors condamnée à des vicissitudes sans nombre, à des alternatives d’opulence et de gêne, de joies et de douleurs.

Et celle qui s’était nommée Baccarat comprit qu’elle seule peut-être saurait porter des consolations dans ce monde des pécheresses, et en arracher quelques-unes, les plus jeunes, les moins endurcies, ou celles que l’amour vrai aurait touchées de ses chastes ailes, à ce tourbillon de vie où toutes finissent par disparaître et s’engloutir. Sœur Louise quitta son couvent et devint madame Charmet.

Ce fut à partir de ce moment qu’elle vint habiter la rue de Buci et s’installer dans cette froide et sévère maison où nous allons pénétrer.

Là, tout rappelait les siècles écoulés ; rien ne faisait songer au présent.

Quand on avait traversé la cour, on entrait dans un vestibule un peu sombre, dallé en marbre gris et noir.

Du vestibule on passait dans un vaste salon à boiseries, meublé à la mode de l’Empire, orné de tentures d’un vert foncé, et dont l’aspect triste et froid glaçait le cœur.

À côté de ce salon était une petite pièce dont madame Charmet avait fait son cabinet de travail, son oratoire, la pièce enfin où elle écrivait sa volumineuse correspondance.

Pour qui avait vu le coquet et voluptueux boudoir de la Baccarat, cette pièce donnait la mesure du repentir de la pécheresse.

On eût dit l’austère cellule d’une nonne, tant c’était nu, froid, triste au regard.

Aucun tableau ne se voyait aux murs ; les sièges étaient en jonc canné, la cheminée sans feu ; et, cependant, on était alors au cœur de l’hiver.

Quand une visite arrivait à madame Charmet, elle passait au salon, où il y avait du feu ; quand elle était seule, elle ne bougeait pas du cabinet de travail.

Cependant, au fond de cette dernière pièce, il y avait une porte perdue dans la boiserie, et cette porte cachait un mystère.

Semblable à cette bergère devenue reine et qui avait conservé au fond d’une armoire de fer les vêtements de son premier état, madame Charmet avait voulu conserver un souvenir de ce que fut Baccarat.

Souvent le soir, à l’heure où elle n’attendait plus personne, où la journée de la dame patronnesse était terminée, où ses domestiques – les domestiques des pauvres plutôt – étaient couchées, quand un profond silence régnait dans cette vaste et froide demeure, alors la jeune femme prenait un flambeau, poussait un ressort caché dans la boiserie, et la porte mystérieuse s’ouvrait ; et, comme dans un rêve, celle qui fut Baccarat se trouvait transportée de cet austère cabinet de travail dans une autre pièce qui ressemblait à la première, comme le paradis doit ressembler à l’enfer.

C’était le boudoir ou plutôt la chambre à coucher de Baccarat, telle que nous l’avons décrite dans la première partie de cette histoire, telle qu’elle existait au petit hôtel de la rue Moncey, avec ses tentures gris perle, ses rideaux à lames de velours violet, ses petits tableaux de Meissonnier, et le portrait en pied de la pécheresse, peint en amazone par Lehmann ; avec sa pendule rocaille, son tapis à rosaces, ses sièges moelleux et confortables, ses bahuts en bois de rose, tout ce coquet ameublement au milieu duquel elle avait contemplé toute une nuit son cher Fernand évanoui ; sur la tablette de la cheminée se trouvaient un médaillon et un poignard.

Le médaillon, elle l’avait coupé au cou de Fernand pendant cette nuit au matin de laquelle on était venu le lui enlever comme un voleur de bas étage, et c’était cet objet, on s’en souvient, qui l’avait empêchée de se croire folle.

Ce poignard, c’était celui qu’elle avait appuyé sur la gorge de Fanny, son infidèle femme de chambre, le soir où elle s’évada de la maison de santé.

Baccarat entrait dans ce mystérieux réduit, s’y enfermait soigneusement, allumait les bougies de la cheminée, puis écartait les rideaux du lit ; et les rideaux, en s’ouvrant, laissaient apparaître une grande toile oblongue, représentant Fernand Rocher, couché, enveloppé du grand châle anglais qu’elle avait jeté sur ses épaules dans la rue Saint-Louis, d’où on l’avait transporté évanoui rue Moncey.

Comment possédait-elle ce portrait ?

Elle était allée un soir, sur une simple indication d’une grande et noble misère à soulager, d’une douleur héroïque à consoler, frapper à la porte d’un peintre, un jeune homme de génie qui mourait de faim, en attendant l’heure certaine de la célébrité. Le pauvre artiste était au sixième étage, dans une chambre sans feu, auprès d’un lit au chevet duquel deux cierges projetaient leur lugubre clarté.

Sur ce lit était le cadavre d’une jeune femme, belle encore en dépit du souffle de la mort. Auprès, le malheureux jeune homme, les yeux pleins de larmes, avait dressé son chevalet, et il fixait sur une grande toile ce visage aimé que le fossoyeur allait venir lui prendre pour toujours ; et comme le talent, aux heures solennelles, retrouve ces ailes blanches que Dieu lui fit pour planer au-dessus de l’humanité, l’amant brisé de douleur était devenu un grand peintre tout à coup, et la morte était reproduite sur la toile avec une effrayante et sublime vérité.

Madame Charmet entra et lui dit :

– Ne me demandez pas qui je suis et permettez-moi de pleurer avec vous, de m’agenouiller et de prier, tandis que vous travaillerez.

Elle s’agenouilla et pria, et quand les clartés indécises du matin vinrent rougir les vitres de l’atelier, dont le dernier meuble avait été vendu pour payer le dernier remède de la pauvre trépassée, le peintre avait fini son œuvre… le rayon de génie s’était éteint ; la douleur reprit l’homme et l’homme sanglota…

Alors la jeune femme s’empara de ses deux mains et lui dit :

– Il faut pouvoir aller prier longtemps sur la tombe de ceux que nous avons aimés ; il ne faut pas que celle à qui, dans dix ans, vous eussiez fait un impérissable monument de votre jeune renommée, soit livrée aux horreurs de la fosse commune… J’ai aimé, j’ai souffert, ceux qui ont souffert et aimé sont frères… Mon frère, acceptez ceci de votre sœur…

Et elle lui tendit un reçu de l’administration des cimetières, reçu d’une somme de mille francs pour la concession d’un terrain à perpétuité – et la jeune morte n’alla point à sa dernière demeure dans le corbillard des pauvres, – et un prêtre bénit le cercueil et la première pelletée de terre qu’on jeta sur lui…

Deux jours après, l’homme de génie futur était aux genoux de madame Charmet et lui demandait par quel dévouement il acquitterait jamais sa dette de reconnaissance :

– Écoutez, lui dit-elle, faites pour moi ce que vous avez fait pour vous. Il est un homme en ce monde qui est aussi mort pour moi que celle que vous pleurez est morte pour vous ; cependant, il vit, il est heureux… Cet homme, évanoui, a passé une nuit chez moi, étendu sur mon lit et enveloppé dans un châle que je garde comme une relique ; si je vous le montrais une heure, cela vous suffirait-il pour me le peindre dans l’attitude que je vous décris ?

– Oui, répondit l’artiste, avec cette conviction profonde du talent.

Un soir, deux jours après, au moment où Fernand Rocher sortait de chez lui, une voiture arrêtée se trouva sur son passage ; dans cette voiture étaient le jeune peintre et sa mystérieuse protectrice.

– Le voilà ! dit-elle.

Le peintre l’enveloppa de ce regard clair, profond, intelligent, qui est comme le secret des grands artistes, et répondit :

– Ses traits ne s’effaceront plus de ma mémoire.

Deux mois après, Baccarat se présenta chez le peintre et jeta un cri…

Elle venait d’apercevoir Fernand, – son Fernand bien-aimé et à jamais perdu, couché, recouvert du grand châle écossais, – et l’illusion était si complète, qu’il semblait sortir de la toile et se dessiner en relief sur le fond sombre des draperies.

– Ah ! murmura-t-elle, je le verrai donc toujours !

Le lendemain, le peintre ne vit plus son tableau, mais trouva un petit rouleau de papiers sur sa cheminée.

Ce rouleau renfermait vingt billets de mille francs, et ces deux lignes sans signature :

« Ceux qui aiment les morts sont frères… Adieu ! »

C’était donc pour voir le portrait, pour vivre une heure dans le passé avec ses chers et poignants souvenirs, que l’austère madame Charmet pénétrait chaque soir dans ce mystérieux réduit.

Elle écartait les rideaux qui lui cachaient son Fernand endormi, allumait les bougies et demeurait en contemplation devant son seul et unique amour…

Pourtant, elle rencontrait Fernand quelquefois, soit à l’hôtel de Kergaz, soit chez sa sœur Cerise. Mais là, partout, n’était-ce point pour elle l’heureux époux d’Hermine, l’homme vers qui elle ne levait jamais les yeux ?…

Tandis que sur cette toile, c’était bien celui qu’elle avait aimé, qu’elle aimait encore, dont les lèvres avaient effleuré les siennes.

Souvent la pauvre Madeleine repentie devenait le jouet de l’illusion ; elle oubliait pour se souvenir ; elle se figurait que le passé était un rêve, et que cette toile sans vie c’était bien son Fernand qui dormait, et qu’elle avait peur d’éveiller.

Oh ! le sublime mariage de l’amour que celui qui attardait ainsi cette pauvre femme au milieu de ses chers souvenirs, lui faisant oublier les heures qui passaient rapides, et les fatigues de son austère vie !

Et puis, parfois venait…

Alors les larmes de la pécheresse cessaient de couler, elle s’enfuyait de ce lieu mondain où elle avait retrouvé son cœur, et Baccarat s’effaçait devant la sainte femme vouée à Dieu, et madame Charmet gagnait sa chambre sans feu où elle couchait sur un lit de fer.

Or, un soir, deux jours après l’entrevue de sir Williams avec Jenny, c’est-à-dire un mercredi, et, par conséquent, le jour même où devait avoir lieu le bal de la marquise Van-Hop, la sonnette qui annonçait l’arrivée d’un visiteur vint faire tressaillir madame Charmet, occupée alors à fermer quelques lettres.

Il était environ cinq heures.

Madame Charmet passa dans le grand salon attenant à son cabinet de travail ; en même temps un laquais annonça :

– Madame la marquise Van-Hop.

La pécheresse tressaillit à ce nom, qu’elle n’entendait point pour la première fois.

Elle savait que la marquise était une femme très belle, très riche, d’une vertu inattaquable, et elle éprouva comme un sentiment d’humilité mêlé de remords, la Baccarat, elle allait voir entrer chez elle une femme dont la pureté de mœurs était si justement respectée.

Que venait faire chez la pauvre repentie la brillante et vertueuse marquise Van-Hop ?

Nous allons le dire en peu de mots.

La marquise faisait beaucoup de bien et distribuait des sommes considérables en œuvres de charité.

Madame Van-Hop avait entendu, quelques jours auparavant, un ecclésiastique d’un grand renom de vertu et de piété faire l’éloge de madame Charmet, et entrer dans quelques détails fort intimes sur l’existence de la repentie.

Or, le matin même, une lettre était parvenue à la marquise, et cette lettre lui avait rappelé sur-le-champ madame Charmet.

Voici ce dont il était question.

Une jeune femme qui se disait au bord de l’abîme et n’ayant plus d’autre ressource que le vice, d’autre chance de salut que la mort, s’adressait dans cette lettre à madame Van-Hop et demandait aide et protection.

Cette jeune femme, inconnue de la marquise, habitait à deux pas de chez elle, cité Beaujon.

Elle avait entendu parler de la marquise, elle la savait charitable, elle faisait appel à son cœur.

Madame Van-Hop avait sur-le-champ songé à madame Charmet.

Elle venait chez elle pour la prier de lui servir d’intermédiaire, et elle était munie d’une lettre de cet ecclésiastique dont nous venons de parler.

La grande dame venait prier l’humble pécheresse de se faire la dispensatrice des sommes qu’elle voulait employer à soulager des infortunes qui s’adressaient directement à elle.

Qu’on nous permette de laisser un voile sur la première entrevue de ces deux femmes, que des malheurs communs devaient plus tard réunir.

Nous nous bornerons à dire que c’était le mercredi, jour de la grande soirée dans laquelle Chérubin devait être présenté à la marquise.

Une heure après, la marquise regagnait son hôtel où nous allons la retrouver.

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