XLIV

– Ainsi, dit Baccarat après un moment de silence, ce monsieur t’endormait ?

– Oui, madame.

– Et tu avais peur ?

– Oh ! bien peur…

– Si je voulais faire comme lui… moi…

L’enfant regarda la jeune femme avec curiosité, et dit naïvement :

– Vous n’êtes pas méchante, vous.

– Non, et je t’aime…

– Vrai ? fit l’enfant.

– Mais enfin, reprit Baccarat, si je voulais t’endormir ?

La petite juive attacha sur sa belle protectrice un regard charmant de naïve confiance :

– Oh ! je n’aurais pas peur, dit-elle.

– Eh bien ! assieds-toi là.

Et Baccarat alla fermer au verrou la porte du salon et abrita la lampe derrière un bahut afin de laisser la jeune fille dans une pénombre.

Puis elle revint à elle et la regarda fixement :

– Dors ! dit-elle, je le veux !

L’œil de Baccarat avait, en ce moment, cette prestigieuse autorité qu’il possédait autrefois. Elle l’attachait sur cette enfant comme elle avait dû le fixer jadis sur ses adorateurs, lorsqu’elle voulait faire des esclaves.

– Oh ! comme vous me regardez !… murmura la juive.

– Dors ! répéta Baccarat.

L’enfant essaya de lutter, de secouer ce regard fascinateur, de rompre le charme, mais elle fut vaincue. Ses yeux se fermèrent au bout de quelques minutes, sa tête se renversa en arrière. Elle dormait.

L’œil de Baccarat brillait d’une sombre joie, et une sorte d’inspiration se répandit sur tout son visage. On eût dit une prêtresse antique sur son trépied, consultant l’avenir dans les exhalaisons du gouffre entrouvert au milieu du temple.

– Dors-tu ? dit-elle enfin.

– Oui, répondit l’enfant sans ouvrir les yeux.

– De quel sommeil ?

– De celui que vous m’avez ordonné.

Ces deux réponses étonnèrent, ou plutôt bouleversèrent Baccarat. Elle osait à peine croire à cette faculté mystérieuse qu’elle évoquait.

– Que vois-tu ? reprit-elle.

L’enfant parut indécise.

– Regarde en moi, dit Baccarat.

La petite somnambule fit un mouvement, puis, faisant un effort, essaya de se lever et retomba sur son siège.

Puis Baccarat la vit appuyer la main sur son front.

– Vous pensez à lui, dit-elle.

– À qui ?

Et Baccarat fit cette question d’une voix haletante.

– À l’homme qui est venu… à celui qui me regarde…

– Après ? reprit Baccarat.

La somnambule se tut.

– Le vois-tu ? cet homme.

– Oui… oui… je le vois.

– Où est-il ?

– Je ne sais pas… je ne vois pas bien… Ah ! attendez… il suit une grande rue… une rue large et qui monte…

Et, involontairement, le doigt de la juive se tourna vers l’ouest.

– Vois-tu une église dans cette rue ? demanda Baccarat.

– Oui, dit l’enfant.

– C’est le faubourg Saint-Honoré, pensa la jeune femme.

Alors Baccarat, d’abord incrédule et dont le doute était vaincu par l’évidence, se pencha sur son sujet avec une sorte d’avidité.

– Où va cet homme ?… suis-le du regard… où va-t-il ?

– Il marche, il marche très vite, dit l’enfant… oh ! très vite… il monte toujours…

– Et puis ?

– Tiens… une voiture…

– Il monte en voiture ?

– Non, il rencontre une voiture.

Et la somnambule sembla concentrer toute son attention sur cette voiture dont elle parlait.

– Oh ! la belle dame ! fit-elle.

– Quelle dame ? demanda Baccarat, qui s’intéressait peu à la dame et à la voiture, et voulait absolument suivre Andréa.

– Je ne l’ai jamais vue, répondit la juive.

– Alors pourquoi la remarques-tu ?

– Parce qu’elle vient ici.

– Ici ! s’exclama Baccarat étonnée.

– Oui, ici.

Et l’enfant, qui avait perdu Andréa de vue, parut ne plus s’occuper que de la dame.

– Elle est bien belle, mais elle est bien triste ! continua-t-elle.

– Elle est triste ?

– Oui.

– Pourquoi ?

L’enfant appuya la main sur son cœur.

– Elle souffre ! dit-elle.

– La connais-tu ?

La juive hocha la tête.

– Je ne l’ai jamais vue, pourtant elle est venue ici.

– Souvent ?

– Non, une fois.

– Et elle vient ?

– Oui… oui… la voiture traverse une grande place, fit la juive lentement et comme si, en effet, elle eût suivi l’équipage des yeux. Elle passe sur un pont… elle court au bord de la rivière…

Baccarat écoutait, haletante.

– Et puis ? et puis ?… interrogea-t-elle.

– Je vois venir la voiture… je la vois…

La juive garda un moment le silence, et Baccarat n’osa l’interroger encore.

Tout à coup un bruit de voiture se fit à l’extérieur. La jeune femme entendit ouvrir la porte de la cour, puis la voiture s’arrêta au bas du perron.

En même temps le vieux serviteur annonça :

– Madame la marquise de Van-Hop !

L’enfant avait dit vrai. La marquise venait des hauteurs du Faubourg Saint-Honoré, et elle était déjà entrée une fois chez Baccarat.

Ces deux circonstances se réunissaient pour accorder une immense puissance au magnétisme. Baccarat en fut bouleversée. Cependant elle eut le temps de dire aux valets :

– Faites attendre une minute ici.

Et, avec une force toute virile, elle prit le fauteuil dans lequel l’enfant dormait, le souleva, l’enleva rapidement, et porta la juive endormie dans la pièce voisine, laissant tomber une portière derrière elle.

Une minute après, la marquise entra au salon et n’y vit personne.

Elle s’assit et attendit.

La marquise portait sur son visage l’empreinte d’une profonde souffrance morale. Il y avait en elle quelque chose d’affaissé, de défaillant qui frappait à première vue. Qu’était-il arrivé ? d’où cette prostration ? C’était ce que Baccarat cherchait sans doute à savoir.

En effet, tandis que la marquise, demeurée seule, jetait autour d’elle un regard distrait, Baccarat, du fond de son cabinet, examinait ce visage merveilleux de beauté, où la douleur venait de frapper son empreinte. À l’aide d’un trou percé dans le mur, Baccarat avait vu entrer la marquise, elle l’avait vue s’asseoir, elle avait surpris ce regard que madame Van-Hop promenait autour d’elle, et dont la distraction ne disait que trop bien que sa pensée était ailleurs. Frappée de cette tristesse que la marquise, se croyant seule, ne cherchait point à dissimuler, Baccarat revint vers la petite juive, qui dormait toujours dans le fauteuil.

Puis, appuyant sa main sur le front de l’enfant : – Regarde ! dit-elle.

– Oh ! c’est elle… je la vois… murmura la petite somnambule tout bas et sans ouvrir les yeux.

– Qui, elle ?

– La femme qui était en voiture, elle est là…

Et la juive, par un mouvement de tête, sembla indiquer le salon.

– Eh bien ! que vois-tu ?

– Elle est triste.

– Sais-tu pourquoi ?

L’enfant remua son bras alourdi, parvint à l’étendre, puis à le replier, appuya sa main sur son cœur et dit :

– Elle souffre là…

– Elle aime, pensa Baccarat.

Et elle reprit :

– Pourrais-tu lire dans son âme ?

L’enfant ne répondit pas d’abord ; mais tout à coup son front se plissa, son visage exprima un effroi subit :

– Ah ! dit-elle, je vois cet homme.

– Quel homme ?

– Celui qui est venu ici, celui qui m’a regardée, celui…

– Andréa ! murmura Baccarat étonnée de cette coïncidence bizarre.

– Je le vois, continua l’enfant, qui parut avoir momentanément perdu de vue la marquise Van-Hop.

– Où est-il ?

– Là-haut, là-haut… dans une maison de la rue… qui monte… avec un jeune homme…

– Que fait-il ?

– Il parle d’elle.

Baccarat comprit ce brusque écart de la double vue qui se manifestait chez la petite somnambule.

Sarah n’abandonnait momentanément la marquise que parce que sir Williams s’occupait d’elle.

Ceci jeta la jeune femme dans une rêverie profonde. Quel rapport pouvait-il avoir entre l’infâme Andréa et la marquise Van-Hop ?

– Ah ! reprit Baccarat interrogeant de nouveau, il parle d’elle ?

– Oui.

Le visage de l’enfant exprimait toujours l’effroi.

– Et… qu’en dit-il ?

– Oh ! je ne sais pas… je ne comprends pas, mais ils veulent la tuer.

Baccarat tressaillit.

– Après, après ? insista-t-elle.

Mais la lucidité de l’enfant s’éteignit.

– Je ne vois plus… murmura-t-elle.

Et sa tête retomba sur son épaule. Baccarat comprit que le magnétisme n’était point, à vrai dire, la science exacte de l’avenir et de la devination, mais seulement une surexcitation des facultés intellectuelles, qui pouvait donner de temps à autre quelques vagues indications. Mais une chose l’avait frappée : c’était ce rapport mystérieux qui semblait, au dire de l’enfant, exister entre la marquise et Andréa.

Baccarat renonça à interroger la petite juive plus longtemps. D’ailleurs elle n’avait encore qu’une foi médiocre dans les révélations de cette double vue qu’elle avait, par hasard, découverte. Et, laissant Sarah endormie, elle passa au salon.

La marquise attendait toujours. Baccarat s’inclina respectueusement devant elle et demeura debout, tandis que la marquise se rasseyait après s’être levée à demi.

Madame Van-Hop, on s’en souvient, était déjà venue une fois chez Baccarat pour une œuvre de charité, une pauvre orpheline à secourir. Elle revenait pour avoir des nouvelles de sa protégée. Depuis qu’un trouble inconnu s’était glissé dans l’âme de la marquise, la pauvre femme essayait de se tromper elle-même par le bruit, le mouvement et mille occupations diverses. Il lui fallait, à tout prix, oublier…

Baccarat devina peut-être la situation exacte du cœur de sa noble visiteuse.

– Madame, lui dit-elle, je me suis acquittée de la mission dont vous m’aviez honorée, à la recommandation de M. l’abbé X… J’ai pris des renseignements sur la jeune fille qui vous a écrit, et ces renseignements étaient excellents.

– Ah ! tant mieux, fit la marquise prêtant aussitôt toute son attention à madame Charmet.

– Cette jeune fille est honnête, poursuivit Baccarat, sa position était des plus désespérées, et je n’ai pas hésité à disposer en sa faveur de la somme que vous aviez mise à ma disposition.

– Bien, madame, répondit la marquise ; mais sera-ce suffisant ?

– Pour le moment, oui. J’ai payé quelques dettes, un loyer arriéré, acheté du linge et des vêtements à la pauvre enfant. Enfin j’ai pu la faire entrer comme lingère dans une maison d’éducation de la rue de Clichy.

– Eh bien, dit madame Van-Hop, puisqu’il en est ainsi, vous devriez l’amener. Je la verrais avec plaisir…

Baccarat tressaillit de joie.

Malgré son peu de confiance dans les révélations de la petite somnambule, elle avait été frappée cependant de ce rapprochement établi par elle entre la marquise et sir Williams. Elle ne devinait pas encore, mais elle pressentait vaguement quelque drame intime dans la vie de la marquise, quelque péril ténébreux dont, sans doute, elle était menacée. Elle devait donc accueillir avec empressement le désir que lui témoignait la marquise de voir la jeune fille qu’elle avait secourue. Elle sentait bien que si, par malheur, sir Williams avait jeté les yeux sur madame Van-Hop et songeait à tenter contre elle quelque infernale entreprise comme lui seul, du reste, en savait concevoir, elle ne pourrait la protéger sûrement qu’à la condition de la revoir et d’avoir accès chez elle. Aussi répondit-elle aussitôt :

– Si vous voulez bien m’indiquer un jour et une heure, madame, je vous présenterai cette pauvre enfant.

La marquise sembla réfléchir à l’emploi de son temps.

– Je suis chez moi le jeudi, répondit-elle, de deux à quatre heures pour tout le monde ; mais venez vers midi, vous me trouverez seule.

– Soit, répondit Baccarat.

– Ou plutôt, tenez, dit vivement la marquise, ne m’avez-vous pas dit que vous l’aviez placée dans une maison, rue de Clichy ?

– Oui.

– Eh bien ! si nous allions la voir ?

Et la marquise se leva.

– Je suis à vos ordres, madame.

Baccarat passa de nouveau dans le cabinet où l’enfant dormait toujours, et lui passant la main sur le front elle l’éveilla. Puis, comme l’enfant ouvrait les yeux, Baccarat appuya un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence, poussa une porte dérobée et lui dit tout bas :

– Va rejoindre Marguerite.

Madame Charmet prit son chapeau et son grand manteau de couleur sombre qui lui donnait l’apparence d’une religieuse. Puis elle rejoignit la marquise.

Madame Van-Hop était venue en calèche découverte, comme l’avait fort bien dit la petite juive dans son sommeil. Baccarat monta en voiture auprès d’elle, et l’équipage prit au grand trot le chemin de la rue de Clichy, traversant la Seine au pont Neuf, descendant la rue du Roule, celle de la Monnaie, tournant l’église Saint-Eustache et remontant la rue Montmartre.

La marquise ordonna au cocher de longer le boulevard jusqu’à la rue de la Chaussée-d’Antin. Là, le hasard devait servir Baccarat dans ses investigations à propos de madame Van-Hop. À la hauteur de l’Opéra, un cavalier monté sur un très bel étalon limousin croisa la calèche de la marquise et ôta respectueusement son chapeau. À sa vue, madame Van-Hop tressaillit et une pâleur nerveuse se répandit sur son visage ; puis son œil, si doux d’ordinaire, laissa échapper un regard de colère, presque de haine. Ce trouble, ce regard, cette pâleur n’échappèrent point à Baccarat, qui, d’un seul et rapide coup d’œil, enveloppa le cavalier tout entier et de façon à se graver éternellement ses traits dans la mémoire.

– Qui sait ? pensa Baccarat, c’est là peut-être l’homme qui la fait souffrir.

* *

*

Une heure après, la marquise avait vu sa jeune protégée et rentrait chez elle après avoir fait promettre à Baccarat qu’elle irait la voir.

Quant à celle-ci, elle montait dans une voiture de place et retournait rue de Buci.

Précisément au même endroit où la calèche de la marquise avait été croisée par ce cavalier dont la vue l’avait péniblement impressionnée, Baccarat le rencontra de nouveau. Le cavalier ne galopait plus, il allait au pas, fumant son cigare et prenant philosophiquement le grand air.

– Ah ! murmura Baccarat, il faut que je sache qui est cet homme.

Elle frappa doucement au carreau du coupé ; le cocher se retourna, et la jeune femme lui donna l’ordre de suivre à distance le cavalier.

Le cocher tourna bride et obéit.

Le cavalier longea le boulevard jusqu’à la Madeleine, prit la rue Royale, et mit son cheval au petit trot dans le faubourg Saint-Honoré. Baccarat le suivait toujours. Au coin de la rue de Berri, le cavalier s’arrêta ; un valet en livrée accourut, et vint prendre la bride que le cavalier lui jeta en mettant pied à terre. À cent pas de distance, Baccarat avait également fait arrêter son coupé, et, d’un signe, appela un commissionnaire qui se chauffait au soleil, étendu sur son crochet.

Elle lui mit vingt francs dans la main.

– Savez-vous, l’ami, lui dit-elle, quel est ce monsieur qui descend de cheval ?

– Oui, répondit le commissionnaire, c’est M. le vicomte de Cambolh, un monsieur bien riche, qui, paraît-il, s’est battu en duel il y a trois jours. C’est le valet de chambre qui m’a conté ça…

Baccarat était sur la trace de Chérubin ; un mot pouvait l’éclairer sur le péril immense qui menaçait la marquise Van Hop.

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