Deux heures après, Baccarat courait rue du Faubourg-Saint-Antoine, et faisait arrêter sa voiture à la porte des ateliers de Léon Rolland.
Elle monta rapidement l’escalier et ne s’arrêta qu’à la porte de Cerise.
Ce fut la jeune femme elle-même qui vint lui ouvrir. Cerise n’était plus que l’ombre d’elle-même. Ses yeux rougis disaient les larmes qu’elle avait versées dans le silence et l’isolement. Elle se jeta dans les bras de sa sœur, sans prendre garde à sa métamorphose mondaine.
– Ah ! viens, lui dit-elle, viens… tu es bonne de venir me voir, car je souffre.
Cerise était seule à cette heure. La mère de Léon était sortie, et ce dernier était sans doute à son atelier.
Cerise entraîna sa sœur au fond de ce petit salon modeste que jadis Léon avait meublé pour elle avec tant de joie et d’amour, et elle la fit asseoir auprès d’elle.
– Mon Dieu ! pauvre petite sœur, murmura Baccarat, comme la voilà changée !
Cerise appuya la main sur son cœur.
– Oh ! dit-elle, ma vie est un enfer !
Baccarat lui prit les mains.
– Espère… murmura-t-elle.
Cerise fondit en larmes et se tut.
– Mais, s’écria Baccarat, cet homme est donc un monstre, qu’il ose te faire souffrir ainsi ?
– Non, répondit Cerise, car il souffre lui-même comme un damné.
– Il souffre, lui ?
– À en mourir.
– Il est fou ?
– Oui, fou de douleur… car cette créature ne l’aime pas.
Et, comme Baccarat paraissait ne point comprendre, Cerise ajouta : – Elle l’a déjà abandonné.
– Elle ?
– Oui, fit Cerise d’un signe.
– Ah ! tant mieux, alors, car, le premier étourdissement passé, il te reviendra. Et Baccarat, pressant les mains de Cerise, ajouta : – Chère enfant, ne sais-tu donc pas que tout passe avec le temps, même l’amour ?
En parlant ainsi, Baccarat oubliait qu’elle aimait toujours, elle, qu’elle aimerait éternellement ; ou plutôt, elle ne croyait point à ces paroles consolatrices avec lesquelles elle essayait d’apaiser la douleur de Cerise.
– Oui, continua-t-elle, tout passe avec le temps, enfant… tout, même l’amour… surtout l’amour… quand il est né du hasard et d’un moment de folie… Elle l’a quitté, dis-tu ?
– Depuis trois jours.
– Tu en es sûre ?
Cerise inclina la tête.
– Alors, espère, ma pauvre petite. L’heure est proche, peut-être, où il te demandera pardon à genoux.
Un sourire navré vint aux lèvres de Cerise.
– Je lui pardonnerai, dit-elle, je lui ai pardonné par avance. Je consentirais de grand cœur à rester malheureuse, même, s’il ne l’était pas ; mais il souffre tant, lui !
Cerise essaya de dominer son émotion.
– Mon Dieu ! si tu savais, fit-elle… Depuis hier soir, il est comme un désespéré… Cette nuit, il a voulu se tuer.
Baccarat eut un geste de surprise.
– Se tuer ! dit-elle.
– Oui, il a passé la nuit à se promener à grands pas, parlant tout seul et se frappant le front et la poitrine. Je feignais de dormir, car il me brusquait depuis quelques jours lorsque j’essayais de l’interroger. Tout à coup il ouvrit la fenêtre ; mais je l’avais deviné. Je poussai un cri, m’élançai et le retins au moment où il allait se précipiter. Il se retourna, me regarda d’un œil hagard et me dit :
« – Pourquoi m’avoir retenu ?
« – Mais, malheureux ! m’écriai-je, ton enfant ? Oublies-tu ton enfant ? »
– Je ne lui parlai pas de moi… je savais bien qu’il ne m’aimait plus.
Cerise, dominée par l’émotion, cacha sa tête dans ses mains, et Baccarat vit jaillir ses larmes à travers ses doigts roses et mignons.
– Le nom de son enfant, reprit-elle enfin, l’a fait tressaillir et hésiter. Il s’est approché du berceau, a regardé l’enfant endormi, l’a baisé au front et s’est pris à pleurer.
« – Je suis un misérable, m’a-t-il dit. Pardonnez-moi, vous qui êtes un ange.
« Et il m’a baisé la main. Puis, comme il faisait un pas vers la porte, j’ai voulu le retenir encore.
« – Où allez-vous ?
« – Laissez-moi sortir, j’ai besoin d’air… j’étouffe.
« – Léon, ai-je eu la force de lui dire, me promets-tu de ne pas te tuer ?
« – Oui, m’a-t-il répondu.
« – Tu me le jures ?
« – Oui.
« – Au nom de notre enfant ?
« – Oui, je te le jure… Mais, laisse-moi… je ne suis pas digne de rester ici. »
Il s’en est allé, et je l’ai entendu descendre l’escalier en sanglotant. Je l’ai attendu le reste de la nuit, il n’est pas revenu. Ce matin, inquiète, hors de moi, j’ai couru à l’atelier… Je l’ai trouvé travaillant. Mais il avait les yeux rouges, il était pâle comme un mort… Il a dû souffrir le martyre. Il est remonté, obéissant à l’habitude, vers onze heures pour déjeuner… Mais il n’avait ni faim ni soif… Il n’a vu que son enfant. Il l’a tenu longtemps dans ses bras, lui parlant, lui souriant ; il ne nous a pas ouvert la bouche, ni à sa mère ni à moi. »
– Mais, demanda Baccarat, comment sais-tu donc, petite sœur, que cette créature l’a quitté ? Te l’a-t-il dit ?
– Oh ! non, jamais il n’a osé m’en parler. Mon Dieu ! s’il m’avait parlé d’elle et que cela eût dû le soulager, je l’aurais écouté.
– Mais, alors, comment as-tu pu savoir… comment sais-tu ?
– Ah ! dit Cerise, j’ai trouvé une lettre, une lettre qu’il avait froissée dans ses doigts, couverte de baisers, et que, dans son agitation, il a laissée tomber ici en s’en allant.
Et Cerise tira de dans son sein un papier plié en quatre, et qu’elle avait placé comme un fer rouge sur sa poitrine, sans doute pour s’habituer à la douleur.
Baccarat s’empara de ce papier, le déplia et voulut le lire.
C’était la lettre écrite par Turquoise, la veille au soir, dans le petit logement de la rue de Charonne, et que Léon Rolland avait trouvée tout ouverte sur la table de la première pièce ; lettre par laquelle Turquoise lui annonçait, en termes obscurs et évasifs, qu’elle ne le reverrait plus.
À peine Baccarat eut-elle jeté les yeux sur l’écriture allongée et menue de cette lettre, qu’elle eut un éblouissement. C’était une vraie lettre de grisette. Mais Baccarat venait de reconnaître cette écriture. La main qui avait tracé ces adieux à Léon Rolland, sur du papier à deux liards la feuille, était celle-là même qui, sur du papier anglais jaune pâle exhalant un discret parfum d’ambre, avait écrit à Henriette de Bellefontaine pour l’avertir de l’heureuse négociation de ses lettres d’amour.
La jeune femme fouilla dans sa poche, en retira ce dernier billet, le confronta avec une religieuse attention, un soin scrupuleux, avec la lettre adressée à Rolland, et murmura : – Ah ! j’ai donc enfin la clef du mystère !
Il se fit dans le cerveau de Baccarat comme une grande lumière, et plus que jamais, elle demeura convaincue de l’infamie d’Andréa et de sa participation à toutes ces horreurs… Il lui était désormais impossible de douter plus longtemps… La femme dont Léon était épris, cette femme pour laquelle il se mourait d’amour et qui certainement ne l’avait momentanément abandonné que pour se l’attacher par le désespoir, le plus indissoluble des liens, n’était-ce pas Turquoise ? Turquoise, cette même femme qui avait ensorcelé Fernand Rocher, et jurait la veille, sur ses grands dieux qu’elle l’aimait à l’adoration, à la folie, à en mourir ?
Baccarat comprit tout. Turquoise avait été plus forte qu’elle ; Turquoise, à demi battue, se retirait emportant le secret de sa défaite. Car il y avait maintenant un secret, un mystère horrible, peut-être, au fond de ce drame dont un rayon inattendu perçait tout à coup les ténèbres.
Baccarat ne pouvait plus admettre la fable de la pauvre pécheresse, cette fable d’amour qu’elle avait récitée avec des larmes et des pauses sentimentales, qu’elle avait su envelopper de circonstances ingénieuses, telles que son désintéressement, son abandon du petit hôtel et des titres de rente, sa mansarde de la rue Blanche et ses humbles habits de grisette.
Cette fable détruite, restait un secret, un mystère. C’est-à-dire que, bien certainement, Turquoise n’était qu’un instrument, l’instrument d’une vengeance. Et si quelqu’un avait à se venger, n’était-ce pas sir Williams ?
Ceci ressortait aussi clairement que le jour pour Baccarat. Seulement, il fallait des preuves ; et ces preuves manquaient sans doute, ou plutôt sir Williams était de taille à les avoir effacées toutes, jusqu’à la dernière.
Cerise n’avait rien compris à l’étonnement, à la terreur, puis à une sorte de joie inspirée, qui tour à tour s’étaient montrés sur le visage de sa sœur.
Elle la contemplait et gardait le silence.
Mais Baccarat était une de ces fortes natures que la tempête courbe sans les pouvoir abattre, et qui se relèvent plus vigoureuses. Son intelligence énergique brillait surtout par sa spontanéité, et d’un coup d’œil elle jugeait froidement toute une situation. Deviner, pressentir plutôt, et prendre un parti de suite, fut pour elle l’affaire de quelques secondes. Cette lettre, brillant comme un éclair dans la nuit, semblait écrite en caractères de feu, et ces caractères assemblés répétaient le nom de sir Williams.
Sir Williams, c’était la lutte… une lutte acharnée et sans merci entre elle et lui, une lutte que l’ombre devait envelopper, qui devait avoir lieu sans témoins, une lutte enfin dans laquelle une simple confidence pouvait être l’arrêt de celui des adversaires qui se serait montré imprudent.
Et Baccarat comprit que ni sa sœur, ni M. de Kergaz, ni Fernand, ni personne enfin ne devait être dans son secret ; qu’elle devait agir seule et silencieusement, car la vraie force, c’est l’isolement et le silence pour de certaines âmes. Aussi elle ne dit rien à Cerise, elle ne lui fit point remarquer l’identité des deux écritures, et elle ne prononça point le nom d’Andréa.
Elle se contenta de prendre sa sœur dans ses bras, de lui mettre un baiser au front et de lui dire : – Écoute bien, petite sœur, et crois à mes paroles ; car, je te le jure, je dis la vérité. Avant quinze jours, Léon aura retrouvé le repos, et il se reprendra à t’aimer.
Cerise eut un cri de joie.
– Mon Dieu ! dirais-tu vrai ? murmura-t-elle frissonnante.
– Je te le jure ; crois-moi et espère.
Et Baccarat ne voulut point s’expliquer ; elle s’en alla, laissant à sa sœur ce mot d’espoir comme un baume versé sur les blessures de son cœur.
Seulement elle emportait la lettre de Turquoise à Léon Rolland.
– Où va madame ? demanda le cocher en baissant le marchepied du coupé devant la belle repentie.
Cette question, faite à la porte même de Léon Rolland, arracha Baccarat à une rêverie profonde qui s’était emparée d’elle dans l’escalier de sa sœur. – Je ne sais pas, répondit-elle. Prenez le boulevard et allez au pas jusqu’à la Madeleine.
Baccarat avait besoin de réfléchir.
Irait-elle chez Turquoise ? Et là, comme jadis, comme la veille, redevenant l’énergique fille du peuple, prendrait-elle dans ses mains nerveuses le cou blanc et frêle de sa rivale, et la menaçant de l’étouffer, tenterait-elle de lui arracher son secret ? Ce parti extrême était dangereux ou du moins prématuré. Sir Williams pouvait se trouver chez Turquoise et venir à son aide. Et puis, si Baccarat voulait déjouer les machiavéliques projets de sir Williams, il était urgent, indispensable, que la défiance du baronet ne fût point éveillée.
La jeune femme renonça donc sur-le-champ à cette première inspiration, qui naturellement s’était tout d’abord présentée à son esprit, et elle comprit que sir Williams était un ennemi qu’il fallait attaquer avec une circonspection extrême et ne frapper qu’à coup sûr.
Le coupé de Baccarat longea lentement les boulevards, et lorsqu’il arriva à la Madeleine, la jeune femme ne s’était encore arrêtée à aucun parti, si ce n’est de temporiser et de rechercher patiemment un bout du fil d’Ariane si nécessaire pour pénétrer sans hésitation dans ce labyrinthe, plus inextricable encore que celui de Crète.
– Allons rue de Buci, se dit-elle. J’ai comme un pressentiment qu’il y est déjà venu ou qu’il y viendra.
Et Baccarat cria au cocher :
– Rue de Buci !
Le coupé monta la rue Royale, gagna la rive gauche de la Seine par la place de la Concorde et le pont du même nom, et, vingt minutes après, il s’arrêtait à la porte de l’austère maison où nous avons déjà introduit le lecteur.
En route, Baccarat était, autant que possible, redevenue madame Charmet. C’est-à-dire qu’elle avait chastement baissé son voile et s’était drapée dans son cachemire de la façon la plus distinguée.
Les habitants de la rue tranquille qui la virent descendre et rentrer chez elle ne reconnurent peut-être pas dans l’élégante jeune femme la dame de charité, vêtue ordinairement de noir ; mais ils durent la prendre pour quelque dame du grand monde venant causer de bonnes œuvres avec madame Charmet.
Les deux domestiques de la dame de charité furent fort étonnés de cette transformation et de ce changement de toilette ; mais elle leur ferma la bouche d’un geste impérieux et froid.
Puis entrant au salon :
– Est-il venu quelqu’un en mon absence ?
– M. le vicomte Andréa, madame, répondit la vieille Marguerite.
– À quelle heure ?
– Il est venu deux fois, d’abord ce matin.
– Et puis ?
– Et puis il y a une heure.
Et Marguerite remit un billet à Baccarat.
Baccarat l’ouvrit et lut :
« Madame,
« J’ai d’importantes révélations à vous faire au sujet des Valets-de-Cœur. Il faut que je vous voie au plus tôt.
« Votre frère en repentir,
« Andréa. »
Baccarat froissa la lettre et la jeta au feu.
– Marguerite, dit-elle, si M. le vicomte revient ce soir, je n’y suis pas.
– Et s’il vient demain ?
– Vous lui rapporterez fidèlement ce que j’ai fait.
Baccarat fit venir son domestique.
– Julien, dit-elle, je compte vendre cette maison, où je ne reviendrai probablement pas de quelques jours.
Les deux serviteurs, qui ne connaissaient que madame Charmet, c’est-à-dire qui ne savaient ni l’un ni l’autre qu’elle s’était nommée la Baccarat, laissèrent échapper une exclamation de surprise.
– J’ai pris certaines dispositions, poursuivit Baccarat ; ces dispositions vous concernent. Tant que cette maison ne sera point vendue, vous resterez ici tous deux ; le jour où elle passera en d’autres mains que les miennes, vous pourrez vous retirez avec six cents livres de rente viagère.
Et Baccarat congédia ses gens d’un ton qui n’admettait ni questions ni répliques, et leur ordonna de lui envoyer la petite juive.
L’enfant accourut et demeura toute surprise de voir Baccarat si élégante et si belle.
– Ah ! chère madame !… La belle robe !… murmura-t-elle avec une naïve admiration ; vous êtes encore plus belle qu’hier.
– Mon enfant, dit Baccarat en prenant la juive sur ses genoux et la baisant au front avec tendresse, conte-moi ce que tu as fait depuis hier.
– Oh ! j’ai été bien triste, allez, dit naïvement l’enfant, bien triste et bien désolée, ma belle madame, d’être comme ça séparée de vous.
– Eh bien, me voilà, es-tu contente ?
– Oh ! oui. Mais vous n’allez pas partir encore, n’est-ce pas ? interrogea l’enfant d’une petite voix câline.
– Si, ma petite.
– Et je vais encore rester seule ?
– Non, je t’emmène.
– Ah ! quel bonheur ! dit la juive, quel bonheur de vous suivre, madame !
Puis un pli se forma sur son front, uni et doré.
– Vous m’emmenez ? dit-elle. Ah ! tant mieux !
– Pourquoi ?
L’enfant laissa lire sur sa physionomie une impression de terreur.
– C’est que, comme ça, dit-elle, je ne verrai plus ce vilain monsieur.
– Quel monsieur ?
– Celui de l’autre jour.
Baccarat tressaillit et se souvint du regard que sir Williams avait jeté à la petite juive.
– Est-ce ce monsieur qui a une longue redingote, un grand chapeau et l’air souffrant ?
– Oui, madame.
– L’aurais-tu revu ?
– Oui, il est venu ce matin… et puis encore ce soir…
– Et… il te fait peur ?
L’enfant répondit par un signe de tête.
Baccarat devint pensive.
– Il a l’air méchant, reprit l’enfant, et il me regarde à me faire frémir…
– Pauvre enfant !
– Je n’ai connu qu’un homme qui me regardait comme ça, continua la juive.
– Quel était cet homme ?
– Un homme qui voulait m’endormir.
Ces paroles étonnèrent madame Charmet au dernier point, et elle regarda l’enfant d’un air interrogateur.
L’enfant reprit : – Maman n’était pas morte, alors. Dans la rue de la Verrerie où nous étions, il y avait au-dessus de nous un monsieur bien laid, qui avait une grande barbe et l’air aussi méchant que celui qui est venu ici. Quand je le rencontrais sur l’escalier, il me regardait si drôlement, que je me sauvais… Ah ! quand j’étais rentrée, mon cœur battait encore de peur. Un jour, ce monsieur vint frapper à notre porte. Ce fut maman qui lui ouvrit…
« – Madame, lui dit-il, je suis un savant et je vous veux du bien… Si vous y consentiez, je pourrais faire gagner à votre fille dix francs par jour…
« Maman devint toute joyeuse ; nous étions si pauvres !
« Alors le monsieur à la longue barbe me désigna du doigt :
« – Ou je me trompe fort, dit-il, ou votre fille est somnambule. »
À ces mots, Baccarat tressaillit.
– Alors, continua l’enfant, il me regarda et vint à moi. Je voulais me sauver, je voulais crier… Mais je ne pus pas faire un pas ni remuer mes lèvres, et je me laissai tomber sur une chaise. Il me mit son doigt sur le front et me dit : « Dormez ! »
– Et tu t’endormis ? demanda Baccarat, intéressée soudain par ce récit.
– Je ne voulais pas dormir… je voulais fuir… mais je ne pus résister… et je ne sais pas ce qui arriva après, car je fermai les yeux et m’endormis en effet. Quand je me réveillai, le monsieur était parti, et ma mère chantait comme dans le temps où mon père vivait et où nous avions de l’argent. Elle m’embrassa et me dit :
« – Tu es somnambule, ma fille.
« Je ne savais pas ce que c’était.
« – C’est-à-dire, reprit ma mère, que tu vois et que tu parles en dormant, et que tu feras ta fortune.
« Et ma mère me montra deux pièces de cent sous que le monsieur lui avait données. »
– Et, demanda Baccarat, il revint ?
– Oui, le lendemain, puis les autres jours, il venait avec des messieurs. Moi je voulais toujours me sauver, tant j’en avais peur ! mais il lui suffisait de me regarder pour me clouer immobile à la place où j’étais, et je fermais les yeux. Il paraît que lorsque je dormais je disais des choses extraordinaires, et ce monsieur que je craignais tant disait qu’il voulait me faire devenir riche… Malheureusement maman mourut quelques jours après, et on nous chassa de la maison parce que nous devions trois termes. Je n’ai pas revu ce monsieur…
Baccarat écoutait, rêveuse et livrée à une méditation profonde.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle tout à coup, je me souviens que lorsque j’étais dans le quartier Bréda, j’allais souvent consulter une somnambule pour savoir si j’étais aimée. La somnambule se trompait quelquefois, mais quelquefois elle disait la vérité… Oh ! si cela était… si je pouvais lire au fond du cœur d’Andréa avec les yeux de cette enfant !…
Et l’œil de Baccarat jeta un fauve éclair.