M. le vicomte Andréa était, depuis la veille, dans une grande perplexité. Lui, l’homme de génie qui jugeait les événements et les hommes d’un coup d’œil assuré, éprouvait maintenant comme une sorte d’hésitation.
On eût dit qu’une ombre avait passé tout à coup sur son intelligence. Une chose préoccupait fort, depuis vingt-quatre heures, M. le vicomte Andréa ; cette chose, c’était la brusque métamorphose de Baccarat. Que signifiait-elle ?
Le baronet sir Williams, déguisé la veille en commissaire, après avoir assisté à l’entretien de Turquoise et de Baccarat, après les avoir conduites rue de Buci sous la livrée du cocher, et enfin, après avoir déménagé la malle et l’humble bagage de la première, l’avait accompagnée rue Blanche. Là, il l’avait questionnée sur les moindres gestes et les paroles les plus insignifiantes de Baccarat, soit chez elle, soit chez le notaire.
Mais Baccarat avait merveilleusement joué son rôle ; si merveilleusement, que, malgré sa lucidité d’esprit, le baronet n’avait pu deviner la vérité.
Ce soir-là, il était rentré vers dix heures à l’hôtel de la rue Culture-Sainte-Catherine, montant sans bruit jusqu’à sa mansarde, où il s’était soigneusement enfermé ; puis il avait ouvert la fenêtre qui donnait sur le jardin de l’hôtel : sir Williams avait besoin d’air et de solitude, comme tous les gens qu’absorbe une vaste méditation. Accoudé à la croisée de sa mansarde, la tête nue, le front baigné par l’air glacé d’une nuit d’hiver, le baronet se posa les questions suivantes avec ce sang-froid, cette pénétration d’esprit qui le caractérisaient :
– Baccarat croyait-elle à son repentir ? Baccarat elle-même était-elle réellement repentie, et jouait-elle une comédie pour ramener Fernand à la raison et l’arracher à Turquoise ? Ou bien son revirement subit vers le mal était-il sincère et motivé par la conduite de Fernand Rocher ?
Le baronet répondit aussitôt à la dernière de ces trois questions.
– Il est évident, se dit-il, que la vertu est, comme le vice, une chose qui se pratique d’enthousiasme. Or, Baccarat aimait Fernand, elle l’avait perdu dans l’esprit d’Hermine, et il est arrivé pour elle une chose réellement vulgaire : par amour pour Fernand, qui ne l’aimait pas, elle s’est sacrifiée. L’amour est une grâce de Dieu pour les courtisanes ; Baccarat est devenue repentante et vertueuse par amour.
Ceci, aux yeux de sir Williams, paraissait incontestable.
– Maintenant, reprit-il à part lui, une pécheresse peut-elle devenir tout à fait et à jamais honnête ? Les uns disent OUI… Moi, je dis NON. Tant que Baccarat a vu Fernand heureux et aimant sa femme, elle s’est enveloppée douillettement dans son abnégation, dans son amour résigné ; elle s’est couverte de bure et a mené de bonne foi la petite existence d’anachorète dont j’ai, moi, prudemment habillé mes projets. Seulement, le jour où elle a vu Fernand en aimer une autre, il est fort possible qu’elle ait eu le vertige que le gouffre refermé se soit entrouvert de nouveau… Si cela est, Baccarat n’est point à craindre. Mais il peut se faire encore qu’elle joue un petit rôle… Alors, ou elle me le dira, ou elle me cachera soigneusement la vérité. Dans le premier cas, c’est qu’elle veut arracher son Fernand à Turquoise, et compte sur mon secours. Dans le second, c’est qu’elle se défie de moi ; et alors…
Le baronet ne compléta point sa pensée, il craignait de s’arrêter à cette hypothèse que Baccarat deviendrait son antagoniste.
– La fille est forte, pensa-t-il, et j’aurais pu, sans son sot amour, en faire quelque chose… Si elle est contre moi, j’aurai un terrible adversaire…
Et le baronet continua à rêver, oubliant l’heure qui passait, et les premiers rayons de l’aube le trouvèrent debout, à la même place, l’œil rêveur et fixé sur les grands arbres dépouillés du jardin.
Cette nuit de méditation avait fait surgir, claire, nette, flamboyante, une idée unique dans le cerveau de sir Williams : cette idée, c’était l’arrêt de mort de Baccarat.
– Si elle m’a deviné, se dit-il, elle doit mourir. Si elle croit à mon repentir, son zèle peut me gêner encore… et je dois m’en débarrasser.
Ceci brièvement formulé, sir Williams quitta l’hôtel vers huit heures du matin, et prit un fiacre aux environs de l’hôtel de Ville. Il se rendit rue Buci.
On se souvient que, la veille, il s’était déjà présenté deux fois chez madame Charmet sans parvenir à la rencontrer.
Deux motifs attiraient sir Williams rue de Buci : le désir de pénétrer les secrets de Baccarat d’abord ; ensuite un sentiment dont le baronet ne se rendait pas bien compte encore. Ce sentiment, confus jusque-là, datait de la première visite de sir Williams à madame Charmet, il y avait deux jours.
Sir Williams avait vu la petite juive. Cette tête d’ange où rayonnait comme un reflet lointain de l’Orient, cette beauté enfantine qui rappelait la gazelle du désert, avaient vivement impressionné l’âme de bronze du baronet.
Toute âme, si bien cuirassée qu’elle soit, a son défaut imperceptible par où elle devient vulnérable. Celle de sir Williams, qui paraissait inaccessible à tout sentiment humain, avait cependant éprouvé tout à coup un tressaillement, quelque chose qu’on aurait pu comparer à cette émotion subite et rapide qui s’empare des plus braves, sur le champ de bataille, à l’heure où le canon tonne.
Cette émotion avait livré à Baccarat le secret de sir Williams. Cette attraction mystérieuse que la petite inconnue exerçait sur lui pouvait le perdre.
Neuf heures sonnaient au moment où sir Williams se présenta rue de Buci.
La vieille servante avait sa leçon faite.
– Madame est partie hier soir, dit-elle.
– Où est-elle allée ?
– Je ne sais pas.
– Quand reviendra-t-elle ?
– Je l’ignore.
Et comme sir Williams insistait et lui mettait un louis dans la main :
– Tout ce que je puis vous dire, c’est que madame m’a dit qu’elle allait rue Moncey.
Le baronet l’avait deviné : mais il était nécessaire qu’il l’apprît de la bouche de la servante, pour qu’il osât se présenter au petit hôtel. Sir Williams, aux yeux de Baccarat, ne devait rien savoir de ce qui s’était passé ; sir Williams devait avoir tout appris par hasard. Ce principe admis, il était évident qu’il ne pouvait se présenter rue Moncey avant midi.
De la rue de Buci, le baronet s’en alla donc chez Rocambole. Rocambole était absent, et prenait en ce moment-là sa leçon d’escrime rue Rochechouart.
Mais le baronet passait chez lui pour son oncle, et avait à sa dévotion les gens du vicomte. Il se fit servir un copieux déjeuner, fuma quelques cigares, dégusta une tasse de thé, et attendit patiemment l’heure de sa visite à Baccarat. Puis, vers une heure, il remit sur sa tête son large chapeau à bords un peu gras, boutonna sa longue redingote, laça ses gros souliers, mit ses gants de coton, et s’en alla à pied, toujours absorbé dans sa profonde méditation.
– Il est évident, se disait-il, que je ne puis pas rester plus longtemps dans le doute. Aujourd’hui, je dois savoir à quoi m’en tenir : et quand je le saurai, j’aviserai un moyen convenable et discret de me débarrasser de cette petite Baccarat.
Sir Williams sonna à la grille de la rue Moncey avec l’humilité craintive d’un mendiant.
Il salua profondément le domestique qui vint lui ouvrir ; il s’inclina devant la femme de chambre comme devant une duchesse ; il eut l’air d’admirer, avec la naïve convoitise des pauvres, le brillant équipage de la Baccarat ressuscitée.
Quand la femme de chambre, sur un ordre de sa maîtresse, l’eut conduit au boudoir, il y prit, sur le bord d’une chaise, l’attitude d’un pauvre diable qui entrerait dans un palais pour la première fois.
La femme de chambre partie, sir Williams, demeuré seul, se reprit à méditer.
Mais cet homme était réellement fort et se défiait de tout. Il savait par expérience que si les murs ont souvent des oreilles, ils ont quelquefois des yeux, et il demeura humble, pensif, étonné, quoique seul. Qui sait ? Baccarat avait peut-être l’œil collé à quelque trou imperceptible, dissimulé, dans les plis d’une draperie ou sous le cadre d’un tableau.
Ce fut alors que la pécheresse ouvrit l’armoire, par les profondeurs de laquelle les sons arrivaient clairs et distincts du cabinet de toilette dans le boudoir. Sir Williams put entendre alors cette conversation excentrique et décolletée des deux pécheresses, et tout autre que lui, peut-être, eût été fixé sur-le-champ, tout autre aurait cru à ce retour vers le vice avec l’aveuglement de la conviction. Mais sir Williams ne se trouva point convaincu. Ce pouvait être une comédie jouée à son intention. Cependant ces mots qu’il entendit distinctement : « Va rejoindre mon visiteur au salon, » l’impressionnèrent assez vivement.
Sir Williams connaissait parfaitement la distribution intérieure de l’hôtel, et s’il ignorait cependant la disposition particulière de l’armoire située dans le cabinet de toilette, au moins il savait que le salon était assez éloigné de cette dernière pièce pour qu’aucun phénomène d’acoustique ne s’y pût produire.
Or, si Baccarat le croyait réellement au salon, il était évident encore qu’elle parlait sincèrement.
Ces réflexions jetèrent une certaine perplexité dans l’esprit du baronet.
Ce fut même avec impatience qu’il attendit madame de Saint-Alphonse, ou plutôt la personne qu’il avait entendue parler.
Madame de Saint-Alphonse, à qui Baccarat n’avait fait aucune confidence, descendit fort naturellement au salon, n’y trouva personne et interrogea la femme de chambre. Celle-ci répondit qu’elle avait fait entrer le visiteur dans le boudoir. Elle s’y rendit.
Sir Williams, son binocle à la main, examinait en amateur les peintures du boudoir. Il se leva à demi en la voyant entrer et la salua obséquieusement.
La courtisane lui rendit son salut par une demi-révérence pleine de hauteur, et toisa assez dédaigneusement son piètre costume.
Sir Williams en conclut sur-le-champ, que Baccarat n’avait dû lui faire aucune confidence.
– Madame Baccarat va venir, monsieur, dit la Saint-Alphonse, elle achève de s’habiller.
Sir Williams salua, toujours gauche et embarrassé.
Madame de Saint-Alphonse pensa que M. André Tissot était un vulgaire imbécile, qui ne méritait pas qu’elle se mît en frais de conversation, et elle alla au piano et promena fort négligemment ses doigts sur le clavier pendant vingt minutes.
– Il est bien certain, pensait sir Williams, qu’aux yeux de cette drôlesse je suis un abominable cuistre.
Et il se prit à tambouriner sur le bras de son fauteuil avec ses doigts, tandis que la Saint-Alphonse épuisait son répertoire de lambeaux de polkas et de bribes de valses nouvelles.
Tout à coup la porte s’ouvrit, et Baccarat parut ; elle parut sur le seuil de cette porte qui reliait le boudoir au cabinet de toilette, et s’arrêta stupéfaite en laissant échapper un petit geste de surprise.
Ce fut si bien joué que sir Williams fut dupe de la comédie.
– Ah ! vous voilà, mon cher, dit Baccarat d’un ton léger. Mille pardons de vous avoir fait attendre.
Sir Williams demeura stupéfait de cet aplomb.
Baccarat se pencha sur lui, parut hésiter un moment, puis elle lui dit rapidement :
– Monsieur le vicomte, vous qui avez été un grand coupable, et qui, maintenant, êtes devenu un saint, vous serez indulgent pour moi, n’est-ce pas ?
Le vicomte tressaillit.
– J’aimais Fernand, continua Baccarat à voix basse ; mon amour m’avait convertie, et j’étais revenue au bien. Le jour où j’ai appris qu’il aimait une de mes pareilles, le pied m’a glissé de nouveau… je suis redevenue Baccarat.
Elle lui tendit la main.
– Adieu dit-elle ; un abîme nous sépare désormais. Vous ne me reverrez pas… mais vous me plaindrez, n’est-ce pas ?
Et elle fit un pas et, par un geste, laissa comprendre qu’elle ne voulait entrer dans aucune explication.
Puis, se tournant vers madame de Saint-Alphonse :
– Viens-tu au Bois ? dit-elle.
Andréa, stupéfait, prit son chapeau, se dirigea vers la porte en soupirant : – Dieu ait pitié de vous, mon enfant !
Et il s’en alla presque convaincu de la nouvelle métamorphose de Baccarat.
Le vicomte Andréa parti, Baccarat et sa compagne montèrent en voiture.
Le landau descendit rapidement la rue de Clichy, tandis que sir Williams s’en allait par la rue Blanche et montait chez Turquoise.
On touchait alors aux premiers jours de février, le ciel était sans nuage et l’air était aussi doux qu’à la fin de mars. La place de la Concorde, le Bois, les Champs-Élysées étaient encombrés d’équipages et de cavaliers. Ce qu’on nommait la jeunesse dorée s’y était donné rendez-vous ; tout le Paris élégant allait au Bois ou en revenait.
Il était à peu près trois heures, lorsque le landau monta au petit trot l’avenue des Champs-Élysées.
L’attelage, la voiture, la beauté des deux femmes étalant au soleil leurs merveilleuses toilettes attirèrent bientôt l’attention.
Au rond-point, le landau fut croisé par deux jeunes gens à cheval.
L’un était un Russe, le comte Artoff, celui-là même dont madame de Saint-Alphonse avait parlé à Baccarat. L’autre était le jeune baron de Manerve, un ami de ce pauvre baron d’O… si malheureusement tué en duel trois ans auparavant.
– Dieu me damne ! s’écria le baron de Manerve, si cette blonde enchanteresse n’est pas Baccarat.
Et il arrêta brusquement son cheval qui se cabra à demi.
– Qu’est-ce que Baccarat ? demanda le gentilhomme russe, qui venait d’échanger un rapide salut avec madame de Saint-Alphonse.
Le baron de Manerve regarda son jeune compagnon comme on regarderait, en plein salon du faubourg Saint-Germain, un porteur d’eau qui se ferait annoncer.
– Ah çà, mon cher ami, dit-il, d’où sortez-vous ?
– Mais, dame ! répondit fort naïvement le comte Artoff, je sors de chez moi aujourd’hui, et je suis arrivé de Saint-Pétersbourg il y a six semaines.
– C’est juste, dit le baron en riant. Quel âge avez-vous, au fait ?
– Vingt ans, mon cher baron.
– Vous étiez un enfant, au temps de Baccarat.
– Mais, enfin, qu’est-ce que Baccarat ?
– Tenez, dit le baron, tournons bride et suivons le landau au petit trot et à distance : je vous dirai d’abord l’histoire de cette femme ; puis, si la fantaisie vous en prend, je vous présenterai.
Les deux cavaliers firent volte-face et suivirent le landau qui continuait sa route.
– Mon cher, dit alors le baron de Manerve à son compagnon, avez-vous entendu parler de ce pauvre baron d’O…, tué en duel il y a trois ans ?
– Oui, certes.
– C’était mon ami intime.
– Je le sais.
– Eh bien, le baron avait lancé Baccarat.
– Ah !
– Il l’avait prise rue du Faubourg-Saint-Antoine, à un cinquième étage, et il en avait fait en deux ou trois ans, grâce à la merveilleuse beauté et à la race intelligente dont elle était douée, la femme la plus à la mode du monde interlope. Pendant quatre ou cinq ans, Baccarat a eu les plus beaux chevaux, les plus belles voitures, a porté les toilettes les plus excentriques et les plus riches. C’était une fille d’esprit : les gazetiers allaient chez elle recueillir des mots pour leurs feuilles de théâtre ; ses soupers étaient un champ de bataille ouvert aux discussions de toute nature ; une femme du monde, pendant une absence momentanée de Baccarat, corrompit ses gens pour être admise à visiter en cachette son cabinet de toilette ; un grand pianiste est devenu fou d’amour en la voyant ; X…, le peintre célèbre, s’est brûlé la cervelle après lui avoir écrit.
– Mais elle n’avait donc pas de cœur ?
Le baron haussa les épaules.
– Vous êtes jeune, dit-il.
– C’est possible… murmura le comte Artoff qui se mordit les lèvres.
– Avez-vous lu Balzac ?
– Tout entier.
– Vous souvenez-vous de Fœdora ?
– Fœdora de la Peau de chagrin ?
– Précisément.
– Parbleu ! oui, je m’en souviens…
– Eh bien, Baccarat était, pour la sensibilité, taillée sur le même patron.
– Diable !
– Le seul homme qu’elle ait aimé huit jours, c’était le baron d’O…
– Et elle l’a toléré quatre ans ?
– C’est-à-dire qu’il l’aimait et se cramponnait à elle, aveugle avec discernement, indulgent par principe, et se contentant, par égoïsme, de l’affectueuse estime qu’elle lui témoignait.
– Après ? fit le jeune Russe, qui commençait à être intéressé par ce récit.
– Un jour, Baccarat disparut.
– De Paris ?
– Non, du monde.
– Quelle plaisanterie !
– Je ne plaisante jamais à propos d’un ami défunt, répondit gravement M. de Manerve.
Et il reprit d’un ton moins lugubre :
– Un soir, ce pauvre d’O… vint chez moi. C’était un an avant sa mort.
« – Mon ami, me dit-il, je viens te demander un conseil.
« – Je t’écoute, répondis-je, frappé de sa pâleur, de son visage bouleversé et de l’accent ému de sa voix.
« – Baccarat ne m’aime plus.
« – Bah ! lui dis-je, il y a quatre ans qu’elle a cessé de t’aimer.
« – Je le sais et je m’explique mal.
« – Alors ?
« – Je veux dire qu’elle me dit adieu.
« – Hein ? fis-je stupéfait.
– Il soupira profondément.
« – Je ne puis rien te dire, continua-t-il, car je ne sais moi-même que fort confusément ce qui lui est arrivé ; mais il paraît qu’elle a eu un grand amour au cœur.
« – Tu rêves… Baccarat n’a pas de cœur.
« – Elle en a trouvé un probablement, fit-il avec un triste sourire. Lis plutôt.
– Et il me passa un billet à peu près conçu en ces termes :
“Mon cher d’O…,
“Vous avez été mon bienfaiteur, et je ne veux pas que vous me teniez pour ingrate… Une passion terrible, immense, a broyé mon cœur à ce point qu’il m’a fallu choisir entre la mort et le repentir. Je me repens et j’entre ce soir aux Sœurs-Grises.”
« Suivait une phrase d’adieu et de banales consolations.
– Eh bien ? demanda le jeune Russe.
– Eh bien ! d’O… était désespéré. Il venait me demander un conseil : il voulait se tuer.
« – Mon cher, lui dis-je, il y a trois remèdes contre un désespoir d’amour : le suicide, le temps, les voyages. Va faire un tour en Italie, ou jusqu’en Grèce, en Turquie, reviens par l’Allemagne, et si, à ton retour, tu n’es pas guéri, tu te tueras.
– Le baron suivit mon conseil ; il voyagea un an, revint aussi malade que le jour de son départ, chercha une querelle, la trouva, et se fit tuer.
– Et… Baccarat ?
– Baccarat hérita de lui. Mais qu’était-elle devenue, quel usage fit-elle de la fortune du baron ? Mystère…
– Et on ne l’a jamais revue ?
– Jamais.
– Et vous croyez que cette femme que nous suivons, que j’ai à peine vue, moi, occupé que j’étais à saluer la Saint-Alphonse…
– C’est elle, je le jurerais.
Les deux cavaliers, en causant ainsi, avaient, sans perdre de vue le landau, franchi la barrière, suivi l’avenue de Neuilly, et ils entraient par la porte Maillot dans le Bois.
– Venez, dit le baron de Manerve, pressez votre cheval, nous allons les rejoindre et nous verrons bien.
Au bruit des chevaux trottant derrière la voiture, madame de Saint-Alphonse s’était retournée à demi.
– Tiens, dit-elle à Baccarat, voici mon jeune Russe.
Baccarat se retourna.
Les deux jeunes gens approchaient au galop.
– Pardieu ! s’écria M. de Manerve, c’est bien Baccarat !
– En chair et en os, répondit-elle. Et ma résurrection est un mystère. Chut !
Elle appuya un doigt sur ses lèvres.
– C’est bien, dit le baron, vous me conterez cela plus tard.
Et, montrant le jeune Russe :
– Chère madame de Baccarat, dit-il, permettez-moi de vous présenter mon ami le comte Artoff, un jeune seigneur moscovite qui ignore le nombre de ses villages et passerait sa vie à compter ses paysans sans arriver à l’addition totale, devînt-il centenaire.
Baccarat répondit au salut du boyard avec une aisance de duchesse.
– Je vais mettre deux impossibilités en présence, continua le baron en riant.
– Vraiment ? fit Baccarat.
– Une femme qui revient de l’autre monde.
– C’est vrai.
– Un homme impossible à ruiner.
– Monsieur est une exception, dit froidement Baccarat.
– Une exception qui confirme la règle, ajouta le baron.
– Messieurs, dit Baccarat, je rouvre mes salons mercredi prochain. Permettez-moi de commencer mes invitations par vous.
Les deux jeunes gens s’inclinèrent. Elle leur dit adieu de la main, fit un signe, et le landau repartit.
– Ce soir, dit Baccarat à madame de Saint-Alphonse, tout Paris saura que je suis ressuscitée.
En effet, au bout d’une heure, le landau avait fait le tour du Bois, et Baccarat avait échangé vingt saluts avec la fashion masculine. À cinq heures, le landau rentrait rue Moncey.
– Ma chère, dit Baccarat à son ancienne amie, il est incontestable que le petit Russe ira te voir ce soir. Tu sais ce que tu as à faire.
– Ta confiance m’honore, et j’en serai digne, ma fille.
– Adieu…, reprit-elle en s’élançant lestement au bas du landau. Mon cocher ira te mettre chez toi. Pardonne-moi de ne pas te garder à dîner : je n’ai pas de cuisinière encore et je vais envoyer au restaurant. Mais demain, en revanche, j’irai dîner chez toi et tu me donneras une place dans ta loge, à l’Opéra. Adieu.
Baccarat rentra chez elle, s’enferma dans son boudoir, se jeta à genoux et fondit en larmes. La pauvre comédienne n’était pas en scène, et madame Charmet pleurait du rôle odieux de l’impure Baccarat.