XLVII

Le baron de Manerve et son jeune ami étaient revenus du Bois vers cinq heures et demie, avaient dîné ensemble, puis s’étaient rendus à leur club vers neuf heures.

Le comte Artoff était un peu gris.

– Mon cher baron, disait-il en jetant son cigare dans l’escalier du club, savez-vous que Baccarat est une femme adorable ?

– Parbleu ! à qui le dites-vous ? Et si vous voulez mettre une bride de vos millions sous sa dent…

– Eh bien ?

– Sa dent est pointue, elle a la dureté du diamant, elle vous croquera une douzaine de villages.

– Et… elle m’aimera ?…

– Non, vous êtes trop riche, et puis elle n’a pas de cœur.

– Mais… elle a aimé…

– Raison de plus. Des femmes comme elle n’aiment qu’une fois. Mais elle sera agréable, charmante, et vous fera honneur…

En parlant ainsi, le baron pénétra dans un joli fumoir attenant au grand salon du club. Dans cette pièce, une douzaine de jeunes gens fort à la mode entouraient une table de jeu. Parmi eux se trouvaient deux personnages de notre connaissance : M. Oscar de Verny, M. le vicomte de Cambolh ; c’est-à-dire Chérubin et Rocambole, dont la présence au milieu d’hommes riches, titrés pour la plupart et tous parfaitement honorables, prouvait jusqu’à l’évidence cette légèreté parisienne qui permet quelquefois à deux bandits de se glisser au milieu du meilleur monde, grâce à un nom sonore usurpé, à des manières élégantes et à un semblant de fortune.

Malgré les sommes considérables engagées sur le tapis vert, le jeu était froid ce soir-là. On jouait négligemment, mais on causait avec animation. La nouvelle du jour, l’événement récent qui occupait tout le monde et donnait cours aux commentaires les plus excentriques, c’était la résurrection de Baccarat.

Rocambole lui-même n’y voulait pas croire.

– Messieurs, disait un des joueurs, je vous affirme, sur ma parole, que la femme que nous avons vue aujourd’hui au Bois, c’était bien la Baccarat.

– Elle est morte… dit un incrédule.

– Moi, je l’ai vue, dit un troisième, je l’ai vue, reconnue, saluée, mais…

– Eh bien ?

– Mais je n’y crois pas.

– Ni moi, ajouta un quatrième.

– Messieurs, dit gravement M. le vicomte de Cambolh, je puis vous certifier que Baccarat n’est pas morte.

– Ah ! vous voyez !

– Mais que ce n’est pas elle que vous avez vue au Bois.

– C’est elle.

– Je suis certain du contraire.

– La connaissez-vous ?

– Je ne l’ai jamais vue.

– Alors sur quoi fondez-vous votre conviction ?

– C’est mon secret.

– Messieurs, dit le baron de Manerve entrant, je puis vous certifier, moi, que la conviction du vicomte n’a rien de sérieux.

– Plaît-il ? fit Rocambole.

– J’ai vu Baccarat.

– Vous l’avez vue ?

– Oui.

– Eh bien, nous aussi.

– Je lui ai parlé.

– Diable ! ceci est plus sérieux…

– Oh ! oh ! pensa Rocambole, il y a peut-être du sir Williams là-dessous. Taisons-nous et écoutons. Et il dit négligemment :

– Si vous lui avez parlé, monsieur, c’est différent, je retire mon assertion.

– Et je vous invite à son premier bal de l’hiver, ajouta le baron. On danse chez elle jeudi prochain.

– C’est singulier ! murmura-t-on à la ronde.

– Soit, mais c’est vrai, réel, incontestable.

– Mais d’où vient-elle ?

– On ne sait.

– Est-elle riche ?

– Elle le sera.

– Hein ? fit-on de toutes parts.

– Voilà mon jeune ami, dit le baron en désignant du doigt le comte moscovite, qui se chargera de son avenir.

On salua le jeune Russe.

– Oh ! messieurs, dit-il avec une modestie que ne justifiaient pas ses vingt ans, il n’y a encore rien de décidé là-dessus.

– Tant mieux ! dit une voix.

– Pourquoi, tant mieux ?

Et l’on se retourna vers le nouvel interlocuteur.

C’était M. Oscar de Verny, ou plutôt c’était Chérubin.

– Parbleu ! dit le baron en riant, M. de Verny aurait-il des prétentions ?

– Monsieur, répondit froidement Chérubin, si vous voulez bien me le permettre, je vous ferai ma généalogie avant d’aller plus loin.

– Où voulez-vous en venir ?

– Attendez, vous verrez.

Et Chérubin prit la pose d’un narrateur, au grand étonnement de Rocambole, qui ne s’attendait point à cet incident.

– Voyons la généalogie ? dit-on de toutes parts.

– Messieurs, reprit Chérubin, mon teint, mes yeux, mes cheveux vous disent assez que je ne suis pas d’origine française, en dépit de mon nom.

– Vous êtes Italien ?

– Non, je suis créole.

– Après ?

– Mais créole de l’Amérique du Sud, créole de race espagnole.

– Et… vous descendez ?

– De don Juan.

Chérubin prononça ce nom fameux avec un calme parfait.

Cependant on se prit à rire.

– Vous plaisantez, dit-on.

– Peut-être.

– Pourquoi donc la généalogie ?

– Ah ! voilà, c’est fort simple. Cela veut dire que je fais métier de séduction.

– Bravo !

– Il y a trois femmes, poursuivit Chérubin, dont j’aurais voulu être aimé.

– Quelle est la première ?

– Cléopâtre, reine d’Égypte.

Un fou rire s’empara des joueurs.

– Et la seconde ?

– La belle Impéria.

– Voyons la troisième ?

– Baccarat.

Chérubin était grave au milieu de ces visages qui riaient.

– Savez-vous pourquoi ? reprit-il.

– Voyons !

– Parce qu’elles n’avaient pas de cœur. Or, l’épreuve était impossible sur les deux premières, puisqu’elles ont mis entre elles et moi la poussière des siècles.

– La raison est suffisante.

– Mais puisque la troisième ressuscite, je tenterai l’aventure.

– Et vous réussirez ?

– C’est incontestable.

– Mon cher, dit le baron de Manerve, devenant à son tour aussi grave que Chérubin, vous perdrez votre temps ; Baccarat n’aime que l’or… Oh ! vous pouvez sourire avec orgueil, vous pouvez jeter à votre visage fascinateur un coup d’œil d’admiration, vous pouvez vous remémorer complaisamment, ô don Juan en bottes vernies, le nombre de vos succès, vous ne réussirez pas, parce que là où il n’y a rien, le roi lui-même perd ses droits.

– Je trouverai les miens.

– Monsieur, dit le jeune Russe, froissé de la fatuité pleine d’aplomb de Chérubin et sentant se réveiller en lui le caractère fougueux et irascible de sa race, voulez-vous me permettre un mot ?

– Plusieurs, monsieur le comte.

– Non, un seul.

– Allez, je vous écoute.

– Vous prétendez fasciner Baccarat ?

– Je le prétends, dit Chérubin avec conviction.

– Êtes-vous riche ?

– Non, j’ai à peine trente mille livres de rentes.

– Moi, j’ai une vingtaine de millions, peut-être plus…

– Eh bien ?

– Eh bien, je me suis mis en tête de conquérir Baccarat.

– C’est comme moi.

– Voulez-vous tenir un pari ?

– Mais sans doute.

– Alors, écoutez-moi. Prenez quinze jours. Est-ce suffisant ?

– C’est trop de moitié.

– N’importe ! prenez-les… Si dans quinze jours Baccarat vous aime, je vous donne ici, à pareille heure, en présence de ces messieurs, cinq cent mille francs.

– Parfait, j’accepte.

– Et s’il perd le pari ? demanda-t-on.

– Voici, dit le Russe avec ce terrible sang-froid que déploient, à de certaines heures, les races du Nord… Si M. de Verny perd son pari, si dans quinze jours il n’est pas aimé de Baccarat, comme il n’est pas riche et que je le suis trop pour exiger cinq cent mille francs, je lui brûlerai la cervelle.

Un frisson courut parmi les assistants.

Le jeune Moscovite avait vingt ans, il était presque imberbe et paraissait à peine avoir son âge. Mais il y avait tant de calme dans sa voix, tant d’assurance dans son regard ; on devinait une résolution si bien trempée dans l’âme de ce jeune homme, qui était presque un enfant, que les joueurs comprirent que rien n’était plus sérieux que le pari qu’il proposait.

– Eh bien, monsieur, dit-il à Chérubin, qu’en pensez-vous ?

– Mais, dit Chérubin, la proposition est raide et demande réflexion.

– Réfléchissez…

– Raide et impossible à accepter, observa le baron de Manerve.

– Pourquoi ?

– Mais, dit le baron, parce que nous sommes en France, mon cher comte, c’est-à-dire dans un pays où l’on n’a pas plus le droit de vendre ou de donner sa vie que celui de prendre celle des autres. M. Chérubin aurait beau consentir à vous laisser lui brûler la cervelle, la loi française n’y consentirait certes pas…

– J’ai prévu le cas, dit froidement le comte.

– Vous l’avez prévu ?

– Sans doute, et j’éluderai la loi.

– Comment ?

– D’une façon bien simple.

– Ah !

– Messieurs, reprit le jeune homme, nous sommes tous ici des gens d’honneur, et, par conséquent, incapables de violer une parole donnée.

– Certes ! fit-on à la ronde.

– Donc, si M. de Verny accepte mon pari, voici ce que je compte faire, dans le cas où il se reconnaîtra vaincu.

Un mouvement de curiosité se manifesta dans le fumoir.

– M. de Verny, poursuivit le comte, est un homme d’honneur et incapable de me faire tort de sa vie, si je l’ai loyalement acquise.

– Sans doute, dit Chérubin.

– Par conséquent, s’il perd, il me cherchera querelle, nous nous battrons au pistolet à dix pas, une seule arme chargée, la mienne. Soyez tranquille, monsieur, continua le jeune Russe avec un calme qui épouvanta tous les joueurs ; je tire parfaitement le pistolet ; je vous planterai ma balle entre les deux yeux, et vous tuerai raide sans vous défigurer.

Un silence de mort accueillit ces dernières paroles.

– Si cela arrive, acheva le comte, je compte sur votre discrétion, messieurs.

– Ce pari est impossible ! dit-on enfin aux quatre coins du fumoir.

– Alors, dit le comte, M. de Verny me fera le plaisir de renoncer à ses projets.

– Non pas, dit Chérubin.

– Ou il se battra demain matin ; auquel cas il est probable encore que je le tuerai. Et remarquez, messieurs, qu’il aura ainsi renoncé à la chance de gagner cinq cent mille francs, et qu’il mourra avec la réputation d’un fanfaron.

Ces derniers mots touchèrent en plein l’orgueil de Chérubin.

– Monsieur le comte, dit-il, j’accepte votre pari.

Un murmure d’admiration parcourut l’assemblée.

– C’est une folie ! s’écria-t-on.

– Réfléchissez bien, monsieur, dit une dernière fois le comte.

– C’est tout réfléchi.

– Ainsi, vous acceptez ?

– J’accepte.

– Monsieur le comte, dit Rocambole, M. Oscar de Verny oublie un engagement qu’il a pris. Soyez assez bon pour ne point tenir son acceptation pour sérieuse avant que je lui aie dit quelques mots en particulier.

Cette brusque intervention de Rocambole jeta parmi les joueurs un surcroît d’étonnement.

– Soit, monsieur, dit le comte.

L’élégant vicomte de Cambolh prit par le bras Chérubin stupéfait, et l’entraîna hors du fumoir en disant :

– Excusez-moi, messieurs, je reviens…

Et il conduisit Chérubin à l’extrémité opposée du grand salon alors désert, et le poussa dans une embrasure de croisée…

– Mon cher ami, dit-il alors, vous êtes un sot.

– Vous trouvez ?

– Je devrais dire un niais…

– Ce n’est pas si niais déjà, de jouer sa vie contre cinq cent mille francs, quand on est à peu près sûr…

– On est toujours un sot de risquer ce qui ne vous appartient pas.

– Ma vie n’est pas à moi ?

– Non, dit sèchement Rocambole.

– À qui donc est-elle ?

– À nous.

Et il souligna ce mot.

– Qu’importe !

– C’est-à-dire qu’à moins que le chef ne le permette, dit le vicomte, vous ne tiendrez pas ce pari…

– Et s’il refuse… et que je passe outre ?…

– Ce ne sera pas le comte qui vous tuera, dit Rocambole.

– Et qui donc ?

– Je ne sais pas, mais vous serez mort demain, à pareille heure. Comment ? de quelle main ? avec quelle arme ? je ne sais… Maintenant, voyez.

– J’obéirai, murmura Chérubin, j’attendrais l’ordre du chef.

– Alors, venez.

Rocambole ramena M. de Verny dans le fumoir.

– Monsieur le comte, dit-il au seigneur moscovite, M. de Verny vient de se rendre aux bonnes raisons que je lui ai données…

– Ah ! fit le Russe avec un sourire dédaigneux, il refuse ?

– Non.

– Il accepte, alors ?

– Pas davantage.

– C’est-à-dire qu’il demande à réfléchir ?

– Jusqu’à demain à pareille heure, voilà tout.

– Je le veux bien, dit le comte, mais à une condition.

– Parlez, monsieur.

– C’est que je pourrai, ce soir même, si cela me convient, aller faire ma cour à Baccarat.

– Vous le pouvez.

– Alors, monsieur, dit le comte, à demain.

Il prit le bras de M. de Manerve, salua et sortit.

Quelques minutes après, Rocambole et Chérubin quittèrent également le club et descendirent à pied vers le boulevard.

– Mon cher ami, dit le prétendu vicomte en serrant la main à Chérubin, allez faire un tour au Bois demain.

– À quelle heure ?

– Vers midi.

– Aurez-vous une réponse ?

– Certainement ; d’autant plus que j’aurai peut-être de nouvelles instructions à vous donner concernant la marquise.

– Ah ! dit Chérubin, ce n’est point à propos de celle-là que je voudrais tenir mon pari. J’ai la conviction que la marquise m’aime, mais j’ai bien peur qu’elle ne me l’avoue jamais. Cette femme est un ange !

– C’est pour cela, dit Rocambole, que vous avez été léger en vous mettant une nouvelle affaire sur les bras.

Et il quitta Chérubin le charmeur et regagna à pied son entresol du faubourg Saint-Honoré, où précisément sir Williams l’attendait, les pieds sur les chenets et un cigare aux lèvres.

– Par l’enfer ! mon oncle, s’écria Rocambole en entrant, c’est fort heureux que je vous trouve !

– Tu as besoin de moi ?

– J’ai de grandes nouvelles à vous apprendre.

– Parle, mon neveu.

– D’abord, dit Rocambole avec animation, il paraît que Baccarat a jeté son froc aux orties pour tout de bon ?

– Je le sais. Après ?

– Vous le savez ?

– Je sais tout. Après ?

– Après, maître Chérubin vient de tenir un singulier pari.

– Quel est-il ?

Rocambole raconta fidèlement la scène dont il avait été témoin au club et que nous venons de décrire.

Sir Williams l’écouta sans l’interrompre, puis il parut méditer longtemps.

– Au fait, dit-il, je ne vois aucun inconvénient à ce que Chérubin accepte le pari.

– Aucun ?

– Non, et voici pourquoi. Lorsque tu es arrivé, je rêvais au moyen de me débarrasser de Baccarat qui me gêne. Peut-être ai-je trouvé ce moyen…

Sir Williams jugea inutile de s’expliquer plus clairement, et sous sa dictée Rocambole écrivit à Chérubin :

« Mon cher ami, tenez le pari, on vous le permet. Mais venez néanmoins demain au rendez-vous que je vous ai donné. Il y a urgence. À vous.

« Cambolh. »

– Ma petite Baccarat, murmurait sir Williams à part lui, il faut pourtant que j’aie raison de vous et que je sache à quoi m’en tenir.

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