Vers dix heures du soir, le même jour, Baccarat était seule rue Moncey ; ou plutôt la petite juive dormait paisiblement sur un divan, dans le boudoir de la pécheresse.
Ni madame de Saint-Alphonse, ni le comte russe, ni M. de Manerve, ni tous les jeunes fous qui, quelques heures auparavant, avaient battu des mains à la rentrée dans le monde de la courtisane célèbre, ne l’eussent reconnue. Baccarat n’était plus Baccarat : ce n’était plus cette fille superbe, au regard hardi, à l’éclat de rire étincelant et moqueur, qui semblait faire métier de tromperie ; ce n’était plus la pécheresse si pleine d’audace, de raillerie, de cynisme.
C’était madame Charmet ; madame Charmet, la pauvre femme courbée sous le poids du remords et du repentir, l’humble pénitente dont les yeux étaient sans cesse tournés vers le ciel, la sœur de charité qui avait passé de longues nuits d’hiver au chevet des malades. Pourtant elle avait encore sa brillante toilette de la journée ; elle n’avait point songé à voiler ses épaules, à dissimuler comme naguère sa belle chevelure, à ensevelir les grâces de sa taille sous les plis larges et raides d’une robe à demi monastique ; mais son œil noyé de larmes, son attitude affaissée, témoignaient assez de sa douleur.
– Mon Dieu ! murmurait-elle, joignant les mains avec ferveur, mon Dieu ! pardonnez-moi et donnez-moi la force de jouer cet horrible rôle jusqu’au bout sans défaillir et sans trembler. Il faut bien que je le sauve, lui !
Un coup de sonnette prévint Baccarat de l’arrivée d’un visiteur. Peu après, en effet, un groom microscopique franchit le seuil du boudoir, tenant à la main une lettre. C’était le groom de madame de Saint-Alphonse.
Madame de Saint-Alphonse écrivait à madame Baccarat :
« Chère amie,
« Vite, mets-toi sous les armes… Le petit Russe vient d’arriver ici ; il est amoureux fou de toi, et son amour est doublé de pas mal de vanité. Il a fait je ne sais quel pari à son club, et je te préviens qu’il va t’assiéger ce soir même et s’introduire chez toi avec effraction et escalade. J’ai prétendu, en sa présence, que tu étais une femme excessivement romanesque, et j’ai soutenu même que tu serais capable des plus grandes folies pour l’homme qui friserait le Code pénal à la seule fin de te plaire.
« Ainsi donc, ma chère, attends-toi à tout.
« Saint-Alphonse. »
Cette lettre, que Baccarat approcha de la bougie et laissa consumer lentement, rendit à la jeune femme toute son énergie :
– Allons ! pensa-t-elle, voici le coup de sonnette du régisseur ; la toile se lève, entrons en scène…
Elle jeta cent sous au groom.
– C’est bien, dit-elle.
Le groom salua et disparut.
Baccarat sonna sa femme de chambre :
– Déshabille-moi, dit-elle.
Cinq minutes suffirent à Baccarat pour remplacer par une toilette de nuit sa fraîche toilette du jour. Elle enveloppa ses cheveux dans un grand foulard bleu, passa une robe de chambre, chaussa de petites mules de satin à talons rouges, et courut s’installer au rez-de-chaussée de son hôtel.
Il y avait là, donnant sur le jardin, un cabinet de travail que le baron d’O… affectionnait. C’était une jolie petite pièce, toute tendue en étoffe orientale, remplie de livres et de journaux et fort simplement meublée de divans et de sièges recouverts d’une étoffe semblable à celle des tentures et des rideaux.
Baccarat renvoya la soubrette et demeura seule, gentiment pelotonnée sur un divan placé près du feu, un livre à la main. Elle avait pensé que si le jeune Russe s’introduisait chez elle, ce serait sans doute à l’aide d’une échelle appliquée contre le mur extérieur et qui lui permettrait de sauter dans le jardin. Or, ce que Baccarat voulait, avant tout, éviter, c’était le bruit, l’esclandre, le scandale. C’était pour cela qu’elle était descendue au rez-de-chaussée, dans cette pièce, dont la fenêtre éclairée attirerait bien certainement tout d’abord l’attention du jeune écervelé.
Ce que Baccarat avait prévu arriva. Elle était dans le cabinet de travail depuis un quart d’heure à peine, lorsqu’un léger bruit se fit dans le jardin, quelque chose qui pouvait être pris pour la chute d’un corps. Puis des pas crièrent sur le sable des allées, puis encore ils s’arrêtèrent auprès de la fenêtre. Alors Baccarat, jusque-là immobile, tourna la tête, crut voir une ombre se dessiner à l’extérieur, et laissa échapper un geste d’effroi qui fut merveilleusement joué.
Deux petits coups furent frappés à la vitre de la croisée.
Baccarat jeta son livre, se leva, alla à la fenêtre et l’ouvrit.
C’était bien le jeune Russe qui frappait.
Baccarat se dispensa de pousser une exclamation de surprise ; elle regarda tort tranquillement le jeune homme, que ce sang-froid, auquel il ne s’attendait pas, déconcertait un peu, et elle lui dit :
– Entrez donc, monsieur le comte, entrez. Puisque vous avez osé escalader mon mur, je ne vois pas pourquoi vous n’iriez point jusqu’au bout, en pénétrant chez moi par la fenêtre…
Et Baccarat fit deux pas en arrière pour permettre au jeune homme d’enjamber l’appui de la croisée.
Le comte rougissait et balbutiait, avec la naïveté de ses vingt ans. Cependant, comme il n’y avait ni irritation ni raillerie dans la voix de la jeune femme, il se décida à sauter dans le cabinet de travail.
Baccarat ferma alors la croisée, tira les rideaux, puis elle indiqua un siège à son nocturne visiteur.
Après quoi elle reprit sa pose nonchalante et gracieuse sur le divan.
– Monsieur le comte, lui dit-elle, je sais quel est le but de votre visite et pourquoi vous vous êtes exposé tout à l’heure aux rigueurs du Code pénal.
– Madame…
– Trêve d’excuses, et veuillez m’écouter. Vous m’avez vue aujourd’hui pour la première fois, on vous a dit ma triste célébrité d’autrefois, mon insensibilité passée en proverbe, et je suis persuadée que ce pauvre Manerve vous aura fait, sur ma retraite de quatre années, quelque romanesque histoire…
– Mais, madame…
– Chut ! monsieur, écoutez-moi.
Le comte fit un geste d’obéissance et se tut.
– Monsieur, poursuivit Baccarat, vous avez vingt ans, n’est-ce pas ?
– Oui, madame.
– L’âge des entreprises chevaleresques et des rêves peuplés d’obstacles.
– Peut-être…
Et le prince russe eut un fier sourire.
– Moi, dit Baccarat, je touche à ma vingt-septième année et j’ai vécu, c’est-à-dire que je suis vieille, très vieille, et que j’ai lu tout entier ce livre désolé de la vie dont vous avez à peine entrouvert les premières pages. Ce triste privilège me donne donc le droit de vous parler avec une certaine autorité, convenez-en.
Le comte s’inclina.
– Or, reprit Baccarat, si j’ignorais hier jusqu’à votre nom, je sais aujourd’hui, ou plutôt je devine toute votre vie et jusqu’à vos plus secrètes pensées.
L’enfant eut un sourire incrédule.
– Écoutez-moi donc, dit-elle, vous en jugerez vous-même. Et elle continua : – Vous avez vingt ans, vous appartenez à une nation chevaleresque, aventureuse et conquérante, qui ne doute de rien. On vous a dit aujourd’hui, en me montrant au doigt : « Voilà une femme qui ne croit à rien, qui n’aime rien, dans les mains de laquelle fondent des fortunes de roi. J’ai vingt ans, je suis fabuleusement riche et je veux être aimé de cette femme. »
« Est-ce vrai, cela ?
Le comte s’inclina :
– C’est vrai, dit-il.
– Monsieur, dit Baccarat, je vous jure que vous vous êtes trompé.
– Oh ! fit le comte.
– Je ne puis pas vous aimer, et je ne veux pas vous ruiner.
Elle prononça ces mots froidement, avec l’accent d’une résolution inébranlable.
– Tenez, dit-elle, regardez-moi bien : je ne souris plus, je n’ai plus l’œil hardi et brillant d’une courtisane… regardez…
Il la regarda et fut frappé de la dignité triste qui régnait sur ce beau visage.
– Pardonnez-moi, balbutia-t-il ; mais je vous aime…
Elle lui jeta un sourire presque maternel.
– Enfant, dit-elle, vous avez vingt ans… À votre âge, il y a encore de nobles cordes au fond du cœur, qui résonnent au simple contact d’une parole généreuse. Regardez-moi bien : je suis une pauvre femme brisée qui joue peut-être un rôle au-dessus de ses forces, une femme qui vaut mieux aujourd’hui que sa célébrité fatale, et qui vous demande loyalement, simplement, à vous gentilhomme, à vous dont l’œil brille d’une noble franchise, à vous encore enfant, d’avoir pitié d’une pauvre femme vieillie au souffle destructeur des passions…
L’accent de Baccarat était ému.
Le comte vit une larme briller dans ses yeux, et ce jeune homme, qui n’était point encore assez éloigné du temps où il posait sa tête blonde sur les genoux de sa mère, ce jeune homme comprit que Baccarat n’était pas ou n’était plus la femme sans cœur, l’abominable créature dont on lui avait parlé, et il devina une douleur immense ensevelie au fond de cette âme, une misère sans nom cachée au milieu de ce luxe éblouissant et coquet dont la pécheresse était environnée.
– Vous avez raison, madame, lui dit-il, de m’appeler enfant. Oui, je suis un enfant, un enfant dont l’audace vous a peut-être fait du mal ; mais si mon repentir…
– Monsieur le comte, dit Baccarat l’interrompant d’un geste plein de dignité, voulez-vous me faire un serment ?
– Oh ! parlez.
– Voulez-vous me jurer sur votre honneur de gentilhomme, sur celui de la noble nation à laquelle vous appartenez, que tout ce qui aura été dit ici, cette nuit, entre nous, sera aussi solennellement enseveli au fond de votre cœur qu’un secret l’est au fond d’une tombe ?
– Je vous le jure, madame, foi de gentilhomme russe ! répondit le comte d’une voix calme, avec un regard éclatant de franchise et de loyauté.
Un moment de silence suivit le serment du jeune Russe.
Baccarat le regardait avec attention, comme si elle eût hésité encore, malgré cette parole solennellement donnée.
– Monsieur, dit-elle enfin, la jeunesse vaut mieux que l’âge mûr ; elle a de généreux instincts, elle conserve pieusement la religion du serment : c’est vous dire que je vais me fier à vous, qui m’étiez inconnu ce matin, de préférence à un homme d’âge mûr, qui serait, pour moi, un ami de dix ans.
– Je vous remercie, madame, répondit le comte avec émotion, votre confiance ne sera point trompée.
– Écoutez, poursuivit Baccarat. Il y a dans ma vie un mystère et un secret. Le mystère est impénétrable… Le secret, je ne puis le divulguer à personne, pas même à vous, ajouta-t-elle avec un sourire, et pourtant quelque chose me dit que vous êtes une noble et loyale nature et que vous deviendrez mon ami.
– Je le suis déjà, madame, répondit le comte avec vivacité.
– Nous verrons, dit Baccarat, car je vais peut-être vous demander un bien grand sacrifice… Et elle ajouta : – Il n’est point question de votre fortune… On a pu vous dire, on vous a dit sûrement, monsieur, que Baccarat avait été une de ces créatures qui n’aiment que l’or, ne tressaillent qu’au bruit qu’il rend, et ont une pierre de touche pour cœur.
– En effet, balbutia le comte un peu embarrassé.
– On vous a dit vrai pour le passé, fit-elle avec humilité. J’ai été cette créature-là. Mais quatre années se sont écoulées, et depuis lors j’ai aimé, j’ai souffert, je me suis repentie… La femme que vous voyez aujourd’hui ne peut plus aimer ni ruiner personne ; et si elle pouvait aimer encore, elle voudrait vivre du travail de ses mains pour purifier son amour. Vous le voyez, je ne vous ruinerai pas.
– Ah ! madame, cessons de descendre à de pareils détails, s’écria le comte, entraîné par un de ces généreux élans que, seule, possède la jeunesse, et dites-moi en quoi et comment je puis vous servir. Ma vie est à vous.
– Dieu me garde d’y toucher ! dit-elle. Je vous demanderai beaucoup moins.
Alors Baccarat se renversa à demi et prit sa pose la plus séduisante.
– Vous vous êtes dit aujourd’hui, quand on m’a montrée à vous : « Voilà une femme à la mode et dont je ferai ma maîtresse. Il m’en coûtera peut-être beaucoup d’argent, mais je suis riche… »
Le comte voulut protester ; elle lui ferma la bouche d’un geste :
– Eh bien, reprit-elle, vos amis et vous, monsieur le comte, vous vous êtes trompés. Je ne puis pas vous aimer, je puis encore moins me laisser aimer par vous. Pourquoi ? C’est mon secret.
– Mais, madame…
– Oh ! je sais ce que vous allez me dire. Un galant homme proteste toujours contre une volonté aussi nettement articulée que la mienne. Mais résignez-vous, mon cher enfant, acheva Baccarat avec un accent presque maternel, je ne puis rien pour vous…
Et, comme il pâlissait, et que son visage trahissait une vive émotion :
– Écoutez ; peut-être allez-vous être raisonnable lorsque vous saurez ce que j’attends de vous. Voulez-vous être sérieusement mon ami ?
– En doutez-vous ?
– M’obéirez-vous, s’il le faut ?
– Je vous obéirai.
– Eh bien, aux yeux du monde, de vos amis, de vos camarades, aux yeux de l’univers, je vous aimerai, et vous serez ici le maître.
Le comte eut un geste de surprise.
Baccarat sourit.
– Hélas ! dit-elle, voilà où est mon secret, ce secret impénétrable que je ne puis confier à personne. Oui, mon ami, je ne puis, je ne veux, je ne dois pas vous aimer ; je dois être désormais une honnête femme, une femme qui n’a plus d’amour que pour Dieu, qui passera ses nuits à pleurer et à prier, et qui, le jour, étalera des toilettes effrontées et un insultant sourire à tous les regards. Pourquoi ? Ne me le demandez pas ; mais croyez que si jamais je dois confier mon secret à quelqu’un, ce sera à vous plutôt qu’à tout autre.
Le comte était frappé de stupeur.
– J’ai votre parole que tout ceci restera enseveli entre nous, continua-t-elle ; par conséquent, je puis vous donner à choisir : être aux yeux du monde votre maîtresse, une créature qui tiendra de vous son luxe, sa position, le présent, l’avenir ; à la porte de qui stationnera ostensiblement votre voiture chaque soir ; de chez laquelle on vous verra sortir le matin…
Le comte croyait rêver, tant les paroles de Baccarat lui semblaient inexplicables.
– Ah ! dit-elle, cela vous semble extraordinaire, sans doute, une femme qui veut être compromise et demeurer vertueuse cependant, lorsqu’il y en a tant d’autres qui, au contraire, cachent leur conduite sous les apparences du devoir… Que voulez-vous ! c’est encore, c’est toujours mon secret.
Le comte Artoff prit la main de Baccarat.
– J’accepte, dit-il, et je vous obéirai aveuglément, car dans votre regard, dans votre voix émue, j’ai deviné une douleur immense. Madame, vous avez eu raison d’avoir confiance en moi, et votre confiance ne sera point trompée. Je ne suis encore qu’un enfant, comme vous me l’avez dit, mais je serai homme au besoin, et je saurai être digne de votre amitié. Et puis, que sais-je ? murmura-t-il tout bas en rougissant, qui sait si un jour…
Elle secoua la tête avec tristesse :
– Pauvre enfant, dit-elle, si j’ai conservé l’apparence de la jeunesse, si je suis encore belle, si j’ai conservé les dehors menteurs de la vie pleine de sève et qui croit à l’avenir, hélas ! mon cœur a cent ans, et je suis vieille, usée, presque morte, et les morts ne peuvent plus aimer. Soyez mon ami, mais ne me demandez rien de plus.
Baccarat prononça ces mots avec une dignité triste et majestueuse à laquelle on ne pouvait se tromper. Cette femme accablée du mépris public apparut au comte comme une noble victime résignée, comme un ange méconnu. Et le comte fléchit un genou devant elle, prit silencieusement sa main et la baisa avec respect.
Alors Baccarat se pencha sur ce jeune front qu’elle effleura de ses lèvres.
– Merci ! murmura-t-elle, vous êtes un vrai gentilhomme, et si j’ai eu jamais un accès d’orgueil subit, c’est en ce moment, car je sens que vous me devinez.
Le comte se releva.
– Maintenant, mon amie, dit-il, regardez-moi comme votre esclave, comme un homme qui se fera tuer sur un signe de vous, et vous obéira, quoi que vous lui puissiez ordonner.
Baccarat lui jeta son mélancolique sourire :
– Attendez-moi une minute ici, dit-elle.
Elle le laissa seul, remonta au premier étage, passa quelques secondes dans son boudoir et revint. Elle tenait un petit papier dans ses doigts.