XXIV

M. de Château-Mailly était venu chez madame Rocher en phaéton, conduisant lui-même, et n’ayant qu’un seul domestique, un groom microscopique assis auprès de lui.

Il rassembla les rênes, rendit la main à son cheval et prit le chemin de l’hôtel.

Le jeune comte était quelque peu ému de la scène qu’il venait de jouer avec un véritable talent dramatique. Huit jours auparavant, il eût peut-être rougi d’une semblable conduite. Mais, bah ! le sort en était jeté. Et puis, en amour, se dit-il, tous les moyens sont bons quand ils mènent au succès.

Le comte s’adressait cette petite consolation juste au moment où il tournait l’angle de la rue Laffitte, où il demeurait.

Il avait un coquet appartement situé au premier, duquel dépendait une remise pour deux voitures et une écurie pour cinq chevaux.

Le comte était un homme de goût ; chez lui, chaque meuble, chaque objet, chaque détail de décoration l’attestaient. Il avait su réunir, chose rare, l’opulence du financier à la sobre simplicité du gentilhomme. Les tableaux de chasse et de pêche qui ornaient sa salle à manger, et qui valaient bien six mille écus, un superbe Murillo placé dans le salon, deux Hobbema appendus dans le fumoir, un bronze chinois d’un merveilleux travail, surmontant la pendule de cette dernière pièce, annonçaient ses goûts artistiques ; des tentures sombres ou grises, une chambre à coucher en vieux chêne témoignaient qu’il avait horreur de cette profusion de dorures, de glaces et de clinquant, véritable luxe de café, qu’étalent si complaisamment quelques reines de théâtre et quelques hommes d’un goût douteux.

Le domestique du comte se composait d’un groom, d’origine britannique, d’une vieille cuisinière et d’un noir remplissant auprès de lui les fonctions de valet de chambre, et, par antiphrase, appelé Boule-de-Neige.

Boule-de-Neige, qui se tenait dans la salle à manger, voluptueusement allongé sur une banquette, vint ouvrir à son maître et l’avertit qu’un étranger l’attendait au salon.

– C’est bien, répondit le comte en passant outre, car il s’attendait sans doute à cette visite.

Et il ouvrit la porte du salon.

Un homme était assis devant le feu, planté droit et raide sur une chaise ainsi qu’un automate ; il tenait dans ses mains une canne à pomme d’or, sur laquelle il s’appuyait d’un air mélancolique ; il portait un pantalon collant à carreaux gris et blancs, un gilet de nankin, une redingote brune à col raide ; sa tête, couronnée de cheveux d’un blond roussâtre, était surmontée d’un chapeau droit de forme, à bords imperceptibles. Bref, c’était sir Arthur Collins, en habit de ville, le même que nous avons déjà vu en habit de bal chez le marquis Van-Hop, et qui avait servi de témoin au vicomte de Cambolh dans son duel avec Fernand Rocher. Sir Arthur Collins était un résumé complet de l’Angleterre. On eût dit les trois royaumes incarnés dans un seul homme et passant le détroit d’un seul bloc.

– Ah ! ah ! dit-il en tournant la tête avec la raideur méthodique que ceux de sa race apportent dans tous leurs mouvements, vous voilà, my dear !

– Me voilà, dit le comte. Bonjour, milord.

– Aoh ! dit l’Anglais, j’étais simplement baronet.

Le comte s’assit.

– Eh bien ? demanda sir Arthur, sans se départir une minute de sa prononciation britannique.

– Eh bien, répondit M. de Château-Mailly, j’ai suivi vos instructions de point en point.

– Avez-vous montré la lettre que je vous ai envoyée ?

– Oui ; et j’ai su faire le tableau le moins flatté de la passion imaginaire que j’avais éprouvée pour cette femme, non moins imaginaire, que vous appelez la Topaze.

Et le comte raconta succinctement, et sans omettre un seul fait important, la scène que nous venons de décrire.

Sir Arthur écoutait gravement, donnant de temps à autre de petites marques d’approbation en inclinant la tête de haut en bas ; puis, à mesure que le comte disait les angoisses, les naïves confiances, l’abandon imprudent d’Hermine, une vive satisfaction semblait se peindre sur son visage couleur de brique.

– Aoh ! dit-il enfin, nos affaires vont bon train, mon cher comte.

– Vous croyez ?

– Sans doute. Il y a du vrai dans tout ce que vous avez dit.

– Ah ! la Topaze existe ?

– Certainement, puisqu’elle a écrit.

– Et elle se nomme la Topaze ?

– Non ; mais peu importe.

– D’accord. Cependant j’aime à croire qu’elle est moins dangereuse que ne le fait supposer le portrait que j’ai fait d’elle.

– Vous vous trompez ; vous étiez encore au-dessous de la vérité.

Le comte tressaillit.

– Mais alors, dit-il, c’est une abominable action que nous faisons là !

L’Anglais se prit à sourire et leva sur M. de Château-Mailly ce regard terne, fixe, sans rayons, qui n’appartient qu’aux fils d’outre-Manche.

– Vous plaisantez, dit-il froidement.

– Je plaisante si peu, dit le comte, que je commence à me repentir d’avoir conclu un marché avec vous.

– Voulez-vous le rompre ?

– Dame ! murmura M. de Château-Mailly, je veux bien faire tous mes efforts pour gagner les bonnes grâces d’une femme jeune et charmante, dont je ne connais pas le mari ; mais me rendre complice de la ruine de ce dernier…

L’Anglais haussa les épaules.

– Aoh ! dit-il, vous n’êtes pas dans votre bon sens, monsieur le comte.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. Car, remarquez bien que ce n’est pas vous qui avez fait tomber M. Rocher aux mains de la femme dont nous parlons, que vous n’avez été pour rien ni dans sa querelle, ni dans le duel, ni dans l’enlèvement du blessé.

– Au fait, dit le comte, cela est assez juste.

– Par conséquent, poursuivit sir Arthur, si M. Fernand Rocher se ruine, cela ne vous regarde pas… Votre seule mission, à vous, – et cette mission, déjà fort agréable par elle-même, me semble assez joliment rétribuée par l’héritage du duc votre oncle, dont vous seriez frustré sans moi, – votre mission consiste à plaire à madame Rocher, voilà tout. Du reste, tranquillisez-vous et apaisez vos scrupules, M. Rocher ne se ruinera pas.

– Vous croyez ? vous me l’affirmez ?

– D’abord il a douze millions…

– Peste ! je ne le croyais point aussi riche, murmura le comte, étourdi d’un pareil chiffre.

– Ensuite, nous verrons.

– Milord, dit froidement le comte, ne seriez-vous pas le diable lui-même, par hasard ?

– Je le voudrais, répondit sir Arthur avec un flegme parfait. Malheureusement je ne suis que son disciple. Puis il ajouta en souriant : – Commencez-vous à me comprendre ?

– À peu près…

– Vous voilà déjà, pour madame Rocher, l’ami, le protecteur, l’homme en qui on a foi. L’espoir que vous lui ramènerez son mari, que vous l’arracherez à cette horrible femme, lui fera faire pour vous toutes les concessions, passer sur toutes les convenances. Elle en agira d’abord avec vous comme avec un frère…

– Mais je ne lui rendrai pas son mari…

– Vous le lui rendrez.

Le comte fit un haut-le-corps.

– Que dites-vous ? murmura-t-il.

– Vous avez rendez-vous avec elle demain soir, n’est-ce pas ?

– Oui, aux Champs-Élysées, à la nuit tombante.

– Eh bien, vous lui donnerez un vague espoir et lui assignerez une autre entrevue pour le surlendemain. Il n’est pas mal d’aiguillonner un peu l’impatience des femmes. Il ne faut pas qu’elle s’habitue à vous voir.

– Très bien. Mais alors que lui dirai-je ?

– Vous lui annoncerez le retour de son mari sous trois jours, sans entrer dans aucun détail, et en exigeant d’elle qu’elle ne fasse aucune allusion ni au billet, ni à la Topaze.

– Et son mari reviendra ?

– Parbleu !

Le comte regarda sir Arthur avec un étonnement profond.

– Mais, en ce cas, dit-il, mes espérances se trouveront ruinées ?

– Au contraire, le jour où M. Fernand Rocher rentrera chez lui, vous aurez fait un pas immense dans le cœur de sa femme.

– Voilà ce que je ne puis comprendre.

– Ah ! j’oubliais de vous dire qu’il rentrera chez lui brusquement, conduit par la Topaze et l’aimant plus que jamais. Il apportera donc à sa femme un regard morne, une humeur sombre, un front morose, tout ce qui caractérise, en un mot, un mari qui aime ailleurs que chez lui.

– Eh bien, qu’arrivera-t-il ?

– Ah ! répondit sir Arthur, vous êtes trop curieux aujourd’hui, mon cher comte. Contentez-vous de suivre à la lettre mes instructions, et, croyez-moi, si vous êtes bien pénétré de l’esprit de votre rôle, avant un mois madame Rocher vous adorera, et, ce qui est plus sérieux, votre oncle, le vieux duc de Château-Mailly, aura renoncé pour jamais à épouser madame Malassis et à vous déshériter.

Sir Arthur Collins se leva à ces mots, remit son chapeau sur sa tête ornée de cheveux rouges, tendit la main au jeune comte et s’en alla, sifflant un air de chasse et marchant de ce pas raide et compassé qui était un de ses avantages physiques les plus caractérisés.

L’Anglais était venu en coupé de remise, comme un simple mortel. Il se fit conduire rue du Faubourg-Saint-Honoré, chez M. le vicomte de Cambolh, où il allait changer de costume et de chevelure, et réintégrer le baronet sir Williams dans la redingote longue et sous le large chapeau du vicomte Andréa, le repenti, le bras droit du comte Armand de Kergaz, le philanthrope, le chef de cette police vertueuse qui avait pour mission de rechercher et d’anéantir la mystérieuse et redoutable confrérie des Valets-de-Cœur.

Les confidences du comte de Château-Mailly avaient laissé la pauvre Hermine livrée à un horrible désespoir. En vain lui avait-il dit d’avoir foi en lui et en l’avenir, en vain lui avait-il promis de lui ramener Fernand : l’infortunée jeune femme ne voyait et ne comprenait qu’une chose à tout cela, c’est que son mari était infidèle, lui qu’elle aimait et qui l’avait tant aimée ; c’est que, à cette heure même où elle se désolait, et, les yeux pleins de larmes, n’apercevait autour d’elle que solitude et isolement, lui, peut-être, avait sa main dans les mains de son odieuse rivale et la regardait en souriant.

Ce qu’elle souffrit pendant la nuit qui suivit, pendant toute la journée du lendemain, nul ne le redira. Et cependant elle demeura fidèle à la promesse qu’elle avait faite au comte, elle n’ouvrit point son âme à sa mère, elle dévora en silence ses larmes et sa douleur, repoussant toutes ses consolations et gardant un affreux mutisme.

En vain M. de Beaupréau, qui paraissait être revenu à la raison depuis une heure ou deux, en vain la pauvre Thérèse se montraient-ils affectueux, empressés autour d’elle, Hermine gardait un silence farouche et semblait ne plus vivre que d’une seule et navrante pensée : Fernand ne l’aimait plus !

La nuit, la journée suivante s’écoulèrent sans qu’aucun événement fût venu apporter une trêve à sa douleur. Elle n’avait plus qu’un but, qu’une préoccupation : revoir M. de Château-Mailly, cet inconnu de la veille, qui avait eu pour elle les chaleureux élans de l’amitié, du dévouement sans bornes, et qu’elle considérait maintenant comme son appui le plus ferme, son ami le plus sûr.

Au moment où la nuit venait, Hermine sortit de chez elle furtivement, comme un prisonnier qui s’évade ; elle gagna la place du Havre à pied, enveloppée dans un grand manteau, le visage couvert d’un voile épais. Là, elle se jeta dans un modeste fiacre, et donna l’ordre au cocher de la conduire à l’angle de l’avenue de Lord-Byron.

C’était une froide soirée d’hiver, brumeuse comme un soir de novembre. Les Champs-Élysées étaient déserts et d’une mortelle tristesse, avec leurs grands arbres dépouillés et leur avenue couverte d’une boue noirâtre. Ce fiacre solitaire qui s’en allait au petit trot de ses deux rosses avait un aspect funèbre qui glaçait le cœur des rares passants attardés dans l’avenue. On eût dit, en le voyant, la voiture du condamné ou le char de l’infortuné ; et nul n’aurait pu supposer que la femme qu’il contenait, cette femme à l’attitude affaissée, aux yeux rougis par les larmes, qui se cachait sous son voile comme ceux qui vont commettre une mauvaise action, était douze fois millionnaire, et que, huit jours auparavant peut-être, elle avait passé là en plein jour, par un bel après-midi de soleil, en calèche à quatre chevaux conduits à la Daumont, sa main dans la main d’un époux jeune et beau, au milieu d’une foule élégante qui disait avec un soupir d’envie : « Voilà le bonheur, l’amour, l’opulence qui passent ! »

Certes il n’y avait jamais eu rendez-vous moins blâmable, plus excusable, que celui auquel cette pauvre femme courait Elle y allait pour son mari, pour son enfant, dans l’espoir d’arracher l’un à l’horrible femme qui le tenait dans ses griffes, de conserver à l’autre une fortune menacée par l’avidité furieuse d’une courtisane ; et cependant Hermine tremblait, durant le trajet, comme cette feuille jaunie que le vent d’automne secoue à la cime des arbres. Une voix secrète semblait lui dire qu’elle courait à un danger plus grand peut-être que celui qu’elle allait conjurer.

Le fiacre s’arrêta à l’endroit désigné.

Hermine, dont le cœur battait avec violence, jeta un regard inquiet dans l’avenue de Lord-Byron, entièrement déserte.

Le comte se faisait attendre ; c’était d’une bonne politique. Pendant un quart d’heure, la malheureuse jeune femme attendit, livrée à une anxiété mortelle. Il ne venait pas…

Enfin, un homme parut à l’extrémité opposée de la rue. Il était à cheval ; il arrivait au grand trot.

– C’est lui ! murmura Hermine avec autant d’émotion que si cet homme eût été l’homme aimé.

C’était, en effet, M. de Château-Mailly.

Il mit respectueusement pied à terre, et, le chapeau à la main, il s’approcha du fiacre.

Hermine était pâle et frissonnante :

– Eh bien ? demanda-t-elle d’une voix étouffée.

– Depuis hier, madame, répondit le comte, j’ai fait un grand pas ; je sais où est votre mari, je sais où est cette abominable créature. Permettez-moi de vous revoir après-demain, car aujourd’hui je ne puis rien vous dire encore, et ayez bon espoir, je vous ramènerai votre époux.

Hermine voulut l’interroger.

– Non, dit-il, n’oubliez pas que vous m’avez promis de m’obéir…

Il lui baisa la main et ajouta :

– C’est après-demain dimanche ; trouvez-vous ici à cinq heures.

Hermine rentra chez elle plus désespérée, plus morne qu’à l’heure où elle était sortie. Elle avait tant espéré de son entrevue avec M. de Château-Mailly !…

Cependant les âmes nobles et résignées s’habituent insensiblement à la douleur, pour peu qu’à l’horizon, dans l’avenir, brille, si petit, si imperceptible qu’il soit, un coin de ciel bleu qu’on nomme l’espérance. Hermine pleurait, Hermine était torturée par le fer rouge de la jalousie ; et déjà pourtant elle avait si bien foi dans les promesses du comte, qu’elle espérait le retour de l’infidèle. Elle passa ces deux jours, qui devaient s’écouler avant qu’elle revît le comte, tout entière à son enfant, se réfugiant dans l’amour maternel comme le navire battu de la tempête se hâte de rentrer au port, se cramponnant à ce berceau comme qui se noie à la corde de sauvetage.

Le dimanche, elle fut exacte au rendez-vous, et cette fois M. de Château-Mailly ne se fit point attendre.

– Réjouissez-vous, madame, dit le comte, votre mari reviendra… Et, comme elle frissonnait de joie et d’émotion tout à la fois, le comte poursuivit : – Mercredi, dans la soirée, vous le verrez rentrer rue d’Isly. Mais, au nom du Ciel, madame, au nom de votre repos, de votre avenir, de votre enfant, au nom du dévouement que j’ai pour vous, obéissez-moi encore.

– Dites, murmura-t-elle, j’obéirai…

– Acceptez l’explication que votre mari vous donnera sur son absence. Croyez-le ou feignez de le croire. Ne prononcez ni le nom de cette femme, ni le mien. Me le jurez-vous ?

– Je vous le jure !

– Merci ! adieu !

Elle rentra chez elle le cœur palpitant d’espoir, ayant déjà pardonné, et résolue à compter les heures et les minutes qui la séparaient encore du moment où, selon la promesse du comte, il devait revenir.

L’histoire de cette attente est un long poème à elle seule. Nous ne la redirons pas et nous franchirons trois jours en trois lignes.

Le mercredi soir, dès huit heures, la pauvre Hermine sentit que sa vie tout entière était suspendue à un seul bruit, celui de la cloche de l’hôtel. Quand arriverait-il ? à quelle heure ? comment ? Elle ne le savait, mais elle croyait à ce que lui avait dit le comte, et chaque fois que la porte de l’hôtel s’ouvrait, elle éprouvait une angoisse inexprimable. Seule dans son boudoir, l’œil fixé sur l’aiguille de la pendule, Hermine vit les heures succéder aux heures. Minuit sonna… Il ne revenait pas !

Alors elle désespéra de nouveau, de nouveau elle sentit le cœur lui manquer, ses yeux s’emplir de larmes, ses jambes se dérober sous elle comme si elle eût été en proie à une lassitude invincible. Et elle crut voir cette femme qui lui avait volé son bonheur et son repos lui apparaître et lui dire en ricanant : « Il ne viendra pas… car je ne le veux pas, et c’est moi qu’il aime. »

Tout à coup, et comme deux heures sonnaient, la cloche de l’hôtel retentit… Hermine sentit résonner ce coup de cloche au fond de son cœur mieux qu’elle ne l’entendit avec ses oreilles.

– Ah ! c’est lui ! c’est lui ! dit-elle.

Elle voulut se lever, elle voulut courir à sa rencontre, se jeter dans ses bras et lui dire : « Enfin, enfin je te revois ! » Mais l’émotion la retint immobile, sans voix, sans haleine… Et elle se laissa retomber brisée et sans forces sur le canapé du boudoir.

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