XXVI

C’était précisément la veille de ce jour que Fernand Rocher avait été déposé, par la voiture de Turquoise, au bas de la rue d’Amsterdam, en face de l’embarcadère du chemin de fer.

On s’en souvient, Fernand avait arraché son bandeau, puis il s’était approché d’un bec de gaz, et c’était à sa lueur qu’il avait ouvert et lu la lettre de congé de sa belle garde-malade. Il est impossible de rendre la stupeur, le désespoir qui d’abord s’emparèrent de ce pauvre fou, fasciné et gagné à l’enfer par cette femme qui, presque aux mêmes heures, voyait deux hommes ressentir pour elle la plus violente et la plus funeste des passions. Longtemps accablé, anéanti, il demeura affaissé sur lui-même, s’appuyant au mur pour ne pas tomber.

Puis tout à coup, sa prostration fit place à une sorte d’exaltation fébrile.

– Oh ! je la retrouverai ! s’écria-t-il.

Et il se prit à marcher d’un pas saccadé, au hasard, à l’aventure, comme s’il eût voulu retrouver sa propre trace et revenir sur ses pas, pour refaire le chemin qu’il avait déjà parcouru en voiture et les yeux bandés. Mais le hasard le conduisit justement dans la rue d’Isly, située, comme on sait, tout près de la place du Havre, et donnant par un bout dans la rue de ce nom. Quand il se vit à l’entrée de la rue d’Isly, Fernand s’en alla machinalement jusqu’à la porte de son hôtel, et il mit la main sur le bouton de la cloche du suisse. Il se trouvait à sa porte, chez lui, à quelques pas de sa femme et de son enfant, qu’il n’avait pas vus depuis huit jours, qu’il avait oubliés, semblable à Renaud, dans les jardins enchantés d’Armide, et ne se souvenait plus du camp des croisés et de ses compagnons.

Au bruit de la cloche, la porte s’ouvrit.

Fernand entra.

La cour de l’hôtel était silencieuse et déserte.

Fernand leva les yeux et ne vit briller qu’une seule lumière sur toute la façade. Cette lumière partait de l’appartement de sa femme, et scintillait discrètement derrière les rideaux de soie du boudoir.

Alors seulement, cet homme qui rentrait chez lui furtivement, à pied, à une heure indue, comme un voleur s’introduit dans la propriété d’autrui ; cet homme passa la main sur son front, et chercha à rassembler ses souvenirs et à mettre un peu d’ordre dans son cerveau troublé. S’éveillait-il d’un étrange et pénible rêve après quatre années de joie et d’amour, quatre années de ce bonheur extrême que cette lumière discrète, brillant au milieu de la nuit – avait suffi pour lui rappeler ? N’avait-il pas été la proie de quelque hideux cauchemar, et tandis qu’il dormait auprès du berceau de son fils, sous les rideaux de soie d’Hermine, sa blanche compagne, n’avait-il pas entendu en songe qu’il s’était vu couché dans une chambre inconnue, gardé par un démon aux formes enchanteresses et qui avait voulu lui prendre son âme ? Ou bien ces quatre années de félicité, Hermine, sa femme adorée, son enfant blanc et rose, cet hôtel somptueux qui les abritait tous deux de ses lambris dorés et qui était sa maison à lui, son foyer de famille, tout cela n’était-ce point plutôt un long rêve au sortir duquel se retrouvait le malheureux, congédié, presque chassé par sa femme, dont il était fou d’amour.

Et, tout en s’adressant ces questions, toujours vaincu par la force de l’habitude, Fernand continua son chemin, prit une clef dans sa poche, ouvrit la porte vitrée du perron, gagna sans lumière, l’escalier donnant dans l’appartement de sa femme.

Hermine, nous l’avons dit, était demeurée immobile, sans force, sans voix, affaissée sur le sofa du boudoir. Mais lorsqu’elle entendit retentir dans l’antichambre, un peu assourdis par l’épais tapis, ces pas aimés et connus, lorsque la porte du boudoir se fut ouverte sous la main de Fernand, la pauvre femme brisée retrouva son courage, son énergie, l’usage de sa langue, et elle se précipita vers son mari en poussant un cri de joie indicible, et elle lui jeta ses bras autour du cou en lui disant :

– Ah ! te voilà, te voilà donc, enfin !

Cette chaude étreinte, cette voix qui semblait résumer pour lui, en un seul cri, quatre années d’un bonheur sans nuages, achevèrent d’éveiller Fernand et de l’arracher à cette torpeur morale. Il pressa sa femme dans ses bras, retrouva un peu de sa présence d’esprit, et songea alors à lui avouer franchement tout ce qui s’était passé ; comment, en dépit de sa volonté, à son insu, pendant son évanouissement, il avait été transporté dans une maison inconnue, soigné par une femme inconnue, et brusquement chassé par elle…

Mais soit pudeur instinctive et crainte de troubler le cœur de cet ange qui l’accueillait en l’enlaçant dans ses bras, soit que quelque fatale arrière-pensée l’eût dominé tout à coup, cet homme, ému et bouleversé tout à l’heure, qui, quelques minutes auparavant, était dans l’impossibilité de classer ses idées, de rassembler ses souvenirs, cet homme retrouva tout à coup ce sang-froid, cette lucidité d’esprit, ce calme parfait du mari qui s’apprête à offrir à sa femme, non la vérité toute nue, mais la vérité décemment vêtue et parée pour les besoins du moment.

– Ah ! chère Hermine, murmura-t-il, mon Dieu ! que j’ai souffert… et que vous avez dû souffrir !

Et il l’entraîna toute frémissante sur le sofa, et l’assit sur ses genoux, lui mettant un baiser au front ; et l’heureuse femme, palpitante sous ce baiser comme au premier jour de leur union, crut que son mari lui revenait tout entier, corps et âme…

Bien plus, il lui parut impossible qu’il eût pu, même, lui être moralement infidèle une seule minute, et elle allait s’écrier : – Non, M. de Château-Mailly m’a menti.

Lorsque Fernand lui ferma la bouche et lui dit :

– Ah ! vous allez me pardonner, n’est-ce pas ?

Il demandait son pardon. Il était donc coupable ?

Et elle se tut et le regarda.

– Oui, mon cher ange, reprit-il, votre Fernand qui vous aime, votre Fernand en qui vous avez foi, s’est conduit comme un étourdi, comme un enfant. Il a oublié que l’heure des folies de garçon était passée, qu’il avait une femme et un enfant, et il vous a laissée au bal, chère femme aimée, pour un propos en l’air, continua-t-il. Et il était sincère, et en ce moment il oubliait l’inconnue pour ne voir et n’aimer que sa femme. Pour une seule querelle de jeu, une misère, je suis allé me battre, à deux heures du matin…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, je le savais… je l’avais deviné… Mais, fit-elle en tremblant et en l’enveloppant d’un regard d’amour, tu as été blessé… légèrement, n’est-ce pas.

Et elle le regardait et semblait chercher en quel endroit de son corps avait pu pénétrer le feu meurtrier.

– Ce n’est rien, dit-il, une égratignure…

Et tandis que le sourire revenait à ses lèvres et illuminait son visage assombri un moment par l’inquiétude, il reprit :

– Une égratignure, pourtant, qui m’a mis au lit pendant huit grands jours, qui m’a procuré un évanouissement, puis le délire… On m’a porté je ne sais où… on vous a écrit je ne sais quoi… Oh ! tout cela est un rêve ? ajouta-t-il en passant la main sur son front.

Et il se leva à ces mots, courut à la porte voisine qui donnait dans la chambre à coucher de sa femme et s’approcha du berceau de son fils.

On eût dit qu’il voulait éviter toute autre explication et se réfugier tout entier dans la tendresse paternelle. Il prit son enfant dans ses bras, le couvrit de baisers ! l’enfant s’éveilla en pleurant.

Et la mère qui entend les pleurs de son fils, ne songe plus à rien, oublie ses propres douleurs, ses fortunes et ses jalousies…

Fernand replaça l’enfant dans son berceau.

Tous deux se penchèrent au-dessus, en le couvrant de baisers. Sir Williams lui-même, s’il eût pu assister à cette scène, aurait douté de sa puissance en voyant le bonheur revenu sous ce toit d’où avait voulu l’expulser violemment son infernal génie. Mais tout à coup Fernand se dégagea brusquement de cette étreinte. Un souvenir s’éveillait dans son cœur, une image maudite et fatale passait devant ses yeux… Il lui avait semblé que ce regard bleu et profond comme l’azur des vastes mers, et qui, comme elles, avait la puissance fascinatrice des gouffres, pesait sur lui de tout son poids. Il pâlit, il frissonna ; un nuage voila son regard, son front s’assombrit tout à coup…

– Hermine, dit-il à sa femme en lui prenant vivement la main, vous allez me faire une promesse…

Elle le regarda avec un douloureux étonnement, tant elle était frappée de ce brusque changement qui s’opérait en lui.

– Parlez !… dit-elle toute tremblante.

– Vous allez me promettre, dit Fernand, de ne jamais me questionner sur ce qui s’est passé durant les huit jours qui viennent de s’écouler.

– Je vous le promets, dit-elle avec soumission.

– Vous ne me demanderez jamais ni où je suis allé, ni quelle personne m’a soigné, n’est-ce pas ?

– Je vous le jure, murmura la pauvre femme, qui comprit cette fois que M. de Château-Mailly ne lui avait point menti.

– Notre bonheur est à ce prix, soupira Fernand qui espéra que le souvenir qui le poursuivait s’effacerait…

* *

*

Le lendemain, à son réveil, Fernand jeta autour de lui le même regard étonné qu’il avait promené sur le somptueux mobilier de la belle inconnue, le jour où il était revenu chez elle de son long évanouissement. Et, de même que là, il avait d’abord cherché à se rendre compte du lieu où il se trouvait, de même, en se retrouvant chez lui, il éprouva un mouvement de surprise et presque de regret. Il avait tant vécu par la tête et le cœur durant ces huit jours, il s’était si bien habitué à la voir, elle, la femme inconnue, assise à son chevet quand il ouvrait les yeux.

De même que, la première fois, il avait soupiré et songé à sa chambre à coucher, où il dormait, la tête sur le même oreiller que sa jeune femme, auprès du berceau de son fils ; de même en se retrouvant dans cette chambre peuplée des souvenirs de quatre années de bonheur, il ne put s’empêcher de songer à son réveil des jours précédents, et tout d’abord ses yeux cherchèrent cette belle garde-malade qui s’avançait auprès de lui, marchant sur la pointe de son petit pied.

La vue de sa femme endormie, la vue du berceau de son enfant lui apprirent que l’inconnue ne pouvait venir.

Et comme l’homme qui veut repousser la tentation, chasser une pensée qui l’obsède, il essaya de se réfugier dans le présent, regardant tour à tour la brune et blanche tête d’Hermine, et cet enfant, unique gage de leur amour. Mais les souvenirs de la veille revenaient.

L’image chassée, repoussée avec énergie, revenait sans cesse, et, pour la première fois depuis quatre années, il sauta hors du lit sans avoir mis un baiser au front d’Hermine.

Hermine dormait… Elle avait passé tant de nuits sans sommeil, livrée aux angoisses de l’attente, aux tortures du désespoir, qu’elle avait fini par céder à la lassitude, par s’endormir auprès de celui qu’elle croyait avoir enfin reconquis.

Fernand se leva sans bruit, furtivement, il sortit sur la pointe du pied. Il avait besoin d’air, de solitude, il espérait que le premier rayon de soleil, la première bouffée de brise matinale ramèneraient chez lui un peu de calme et dissiperaient le souvenir confus des visions de la nuit.

Hermine n’avait point mis ses gens, durant huit jours, dans la confidence de ses alarmes ; pour eux, monsieur était absent, et cela avait dû leur suffire.

Dès le matin, on avait appris par le suisse que monsieur était rentré pendant la nuit.

Fernand descendit donc aux écuries et fit seller son cheval favori, une belle jument du désert, cadeau presque royal du gouverneur général de l’Algérie. Il mit le pied à l’étrier, annonça qu’il reviendrait pour l’heure du déjeuner et s’élança au grand trot dans la rue du Havre.

Il monta jusqu’à la rue Royale, suivit au galop l’avenue des Champs-Élysées, descendit jusqu’au pont de Neuilly, et fit le tour du bois de Boulogne, revenant par Passy et l’avenue de Saint-Cloud.

Cette allure, rapide comme celle d’un cavalier de ballade allemande, était en harmonie avec le trouble de son cœur… Il revint vers onze heures.

Hermine était levée et l’attendait. En s’éveillant et ne le voyant pas, la jeune femme avait jeté un cri d’effroi ; elle avait craint qu’il ne se fût enfui encore, que son odieuse rivale ne le fût venu chercher jusque chez lui ; mais elle s’était rassurée bientôt en apprenant de la bouche de sa femme de chambre que monsieur était sorti à cheval. Fernand n’avait-il pas l’habitude d’aller au bois chaque matin, monté sur Sarah, sa belle cavale du désert ?

Hermine s’était fait habiller avec un goût et un soin merveilleux ; elle avait une fraîche toilette du matin, à fasciner le comte de Château-Mailly, à séduire un homme blasé. Ses souffrances de la veille et des jours précédents avaient, en le pâlissant un peu, apporté à son visage un cachet de distinction suprême.

À sa vue, Fernand oublia une fois encore. Il passa la journée entre sa femme et son enfant, comme s’il eût redouté une seule minute d’isolement.

Le temps était froid, mais beau, très sec ; le soleil se montra radieux vers midi.

Fernand fit atteler l’américaine ; il proposa une promenade à sa femme, et, conduisant lui-même, ils s’en allèrent par les boulevards jusqu’à la place de la Bastille. Là, Fernand tourna l’angle du faubourg Saint-Antoine et gagna la rue Culture-Sainte-Catherine, où Armand de Kergaz avait son hôtel.

Le comte était sorti, mais la comtesse était à l’hôtel. Les deux jeunes époux passèrent une heure avec elle, et revinrent.

Durant ce court trajet, pendant ce laps de temps, Fernand s’était montré gai, souriant…

Hermine espérait, et elle remerciait déjà dans le fond de son âme, M. de Château-Mailly, son invisible protecteur. Mais, le soir, une tristesse mortelle s’empara de Fernand.

Il redevint encore morose, taciturne.

Et Hermine, malgré sa douleur, demeura fidèle à la promesse qu’elle lui avait faite, elle ne le questionna pas ; elle se contenta de lui prodiguer ses soins, ses caresses, ces mille attentions charmantes de la femme dévouée, aimante, et qui veut être aimée…

Trois jours s’écoulèrent. Pendant ces trois jours, ce pauvre malade d’esprit eut des alternatives de joie et de tristesse. Tantôt il se montra affectueux, empressé pour la jeune femme, et prenait son fils sur ses genoux, lui parlant ce langage enfantin, ce délicieux zézaiement des pères ; tantôt, au contraire, il retombait dans sa sombre humeur, ne parlait plus, répondait à peine, repoussait les caresses de sa femme avec une brusque impatience…

Et la pauvre Hermine allait dévorer ses larmes dans la solitude et le silence, et, se jetant à genoux, elle priait Dieu de guérir son Fernand du mal qui semblait le frapper…

Le matin du quatrième jour, Fernand sortit de bonne heure ; comme à l’ordinaire, il fit seller Sarah, et s’en alla faire au Bois sa promenade accoutumée. Mais l’heure du déjeuner sonna, et il ne revint pas. Une légère ondée qui était tombée depuis son départ fit espérer à Hermine qu’il s’était arrêté à Madrid ou à Ermenonville, décidé à y déjeuner.

Mais la soirée passa… Puis le soir vint…

Alors Hermine fut saisie d’épouvante… Fernand ne revenait pas.

Elle l’attendit jusqu’à minuit, elle l’attendit jusqu’au jour ; elle vit entrer un rayon de soleil dans sa chambre… Fernand n’avait pas reparu ; Hermine se sentait mourir. Tout à coup le pas d’un cheval se fit entendre dans la cour.

– C’est lui, pensa-t-elle en se précipitant vers la croisée et l’ouvrant.

C’était bien Sarah, la jument africaine, mais Sarah veuve de son cavalier, et piteusement conduite par la bride, par un commissaire de coin de rue…

Alors, pressentant quelque affreux malheur, éperdue, Hermine descendit et interrogea cet homme. Le commissaire lui répondit qu’une heure auparavant, au rond-point des Champs-Élysées, il avait vu passer une calèche dans laquelle se trouvait une jeune blonde, vêtue d’une robe bleue.

À côté de la calèche, un jeune homme chevauchait sur Sarah.

Il avait mis pied à terre en l’apercevant, lui avait confié le cheval en lui donnant l’ordre de le ramener et il était monté dans la calèche à côté de la jeune dame. C’était là tout ce qu’il savait.

* *

*

À ce récit, Hermine fut prise de vertige ; elle ne douta plus que cette femme blonde ne fût cette créature qui déjà lui avait ravi le cœur de son époux ; elle comprit que Fernand était retombé aux mains du monstre, que le minotaure avait repris sa proie, et, folle de douleur, la tête perdue, sans même songer à l’imprudence de ce qu’elle allait faire, elle demanda ses chevaux, se jeta en robe de chambre dans sa voiture, et cria au cocher : rue Laffitte, 41 !

La belle et vertueuse madame Rocher, en présence de ce nouveau malheur, avait songé à M. de Château-Mailly, et, sans réfléchir que le comte était garçon, que courir chez lui ostensiblement à neuf heures du matin, c’était pour elle se compromettre à jamais, elle alla se confier à cet homme qui seul, du moins elle le croyait, pouvait une fois encore détourner le péril et conjurer l’orage.

Or, au moment où la voiture s’arrêtait à la porte du comte, où Hermine en descendait, un fiacre sortait par la porte cochère, emportant un homme dans lequel les invités de la marquise Van-Hop eussent reconnu sir Arthur Collins. Il vit et reconnut Hermine ; un hideux sourire vint à ses lèvres et illumina son visage couleur de brique.

– Ah ! enfin… murmura-t-il, le comte a décidément du bonheur.

Et le fiacre continua sa course.

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