XXVII

Que s’était-il donc passé ?

Fernand Rocher était sorti à cheval, comme à l’ordinaire, vers huit heures du matin. La veille, descendant au pas de Sarah la rue du Havre et la rue Tronchet, il s’en allait mélancoliquement, la tête inclinée sur sa poitrine, cherchant, mais en vain, à fuir le souvenir de l’inconnue, et n’y pouvant parvenir. Comme il allait traverser la place de la Madeleine, la cavale africaine, qui était quelque peu ombrageuse, fit tout à coup un écart, se cabra à demi et tourna sur ses deux pieds, effrayée par un bruit de grelots, de claquements de fouet et de roues grinçant sur le pavé. Une chaise de poste arrivait derrière lui au grand trot de ses quatre chevaux, et passa rapide comme l’éclair, tandis qu’il contenait et rassurait la bouillante Sarah.

Mais il avait obéi à un sentiment de curiosité banale, il avait jeté un coup d’œil dans la chaise pour voir quel était le voyageur qui quittait ainsi Paris avec bruit et fracas, et il avait aperçu à demi couchée au fond de la berline, enveloppée de fourrures, et seule, une jeune femme dont la vue lui arracha un cri de surprise, de joie et d’épouvante en même temps : c’était sa belle garde malade !

L’émotion qui s’empara de lui fut alors si forte que, pendant plusieurs minutes, il demeura cloué à la même place, maniant gauchement sa monture et la laissant livrée à tous ses caprices. Puis soudain, et comme dominé par cette mystérieuse attraction que cette femme étrange répandait autour d’elle, il mit l’éperon aux flancs de Sarah, et se lança à la poursuite de la chaise de poste, qui disparaissait en ce moment de l’autre côté du pont de la Concorde. Il voulait la revoir.

La belle voyageuse quittait sans doute Paris pour longtemps, car sa voiture était couverte de malles, et deux domestiques, un valet et une femme de chambre chaudement vêtus, étaient assis derrière.

Elle partait. C’en était assez pour que Fernand ne songeât plus ni à se guérir ni à oublier, pour qu’il n’eût plus qu’une préoccupation, qu’un désir, qu’un but, la rejoindre.

Et le petit hôtel de la rue d’Isly, sa femme, son enfant, sa vie calme et douce, tout ce qu’il avait retrouvé, disparut tout à coup de son souvenir, comme au réveil s’effacent les dernières et fugitives impressions d’un rêve…

Sarah était rapide comme le vent du désert où elle était née, mais la chaise de poste avait de l’avance ; un embarras de voitures, que son cavalier rencontra sur le pont de la Concorde, retarda encore la marche du noble animal. Fernand perdit la chaise de vue. Il fut obligé de se renseigner sur le chemin qu’elle avait pris en quittant le quai, et il arriva à la barrière d’Enfer environ vingt minutes après que la belle voyageuse l’avait franchie.

L’inconnue prenait la route d’Orléans.

Sans plus réfléchir, Fernand lança sa jument au galop, persuadé qu’il aurait bientôt rejoint la chaise de poste. Mais la chaise de poste allait un train d’enfer, le train d’un homme en faillite qui gagne la frontière belge. Ce ne fut que vers Montlhéry, à une demi-lieue de la fameuse tour chantée par Boileau, que le cavalier l’aperçut gravissant une côte au grand trot.

Jusque-là, et depuis le pont de la Concorde, il ne l’avait plus revue.

Fernand, dans l’état d’exaltation où il se trouvait, serait allé au bout du monde. Il ensanglanta les flancs de Sarah, il la fit bondir de douleur, et vingt minutes plus tard il atteignait enfin la chaise de poste, au moment même où elle entrait dans la petite ville d’Étampes et s’arrêtait, pour relayer, à l’hôtel de la Corne-d’Or.

Fernand s’approcha vivement de la portière de la berline et se montra à Turquoise, car c’était bien elle qui courait ainsi la poste.

Elle poussa un petit cri de surprise en le voyant ; puis elle l’enveloppa de son regard profond, arqua ses lèvres en un charmant sourire, et lui dit :

– Comment ! monsieur, vous voilà ?

– Oui, madame… balbutia-t-il, car il ne savait trop réellement que lui dire.

– Par quel hasard ? fit-elle jouant à merveille l’étonnement. Où allez-vous ?

– Je ne sais pas… dit naïvement le pauvre fou.

Elle laissa bruire un éclat de rire moqueur à travers ses dents blanches.

– En vérité, dit-elle, vous ne savez pas où vous allez ?

– Non.

– Mais, au moins, savez-vous d’où vous venez ?

– Je viens de Paris.

– Eh bien, laissez-moi au moins vous apprendre où vous êtes.

– Je ne sais pas, murmura-t-il, la contemplant avec extase.

– Vous êtes à Étampes, à mi-chemin d’Orléans et sur la route du Midi.

Et elle continua à sourire.

– Voyons, dit-elle, comment vous trouvez-vous ? Car il y a plusieurs jours que je vous ai vu, et bien que j’aie eu de vos nouvelles…

– Ah ! s’écria-t-il surpris et charmé, vous avez eu de mes nouvelles…

– Sans doute.

Et le regardant fixement, comme elle seule savait regarder :

– Ne croyez-vous pas, dit-elle, que j’avais un peu à cœur de savoir ce qu’était devenu mon malade ? Je quittais Paris pour longtemps, j’ai voulu partir avec la conviction que vous étiez rétabli.

– Vous… quittez… Paris… pour longtemps ? balbutia-t-il avec un accent effaré.

– Pour un an au moins, répondit-elle en baissant les yeux et avec un certain trouble dans la voix.

– Mais c’est impossible ! murmura-t-il.

– Comment, impossible, puisque me voilà en route ? Je vais à Florence passer le reste de l’hiver.

Elle lui tendit la main par un geste plein de mutinerie et d’abandon.

– Adieu… dit-elle ; souvenez-vous de ma lettre…

Ces derniers mots étaient un congé.

Déjà on attelait des chevaux frais ; quelques secondes encore, et la chaise repartait.

Fernand venait de prendre une résolution soudaine.

– Madame, dit-il vivement, vous ne pouvez partir sur-le-champ… à cette heure…

– Et… fit-elle en fronçant le sourcil, qui m’en empêchera ?

– Moi, dit-il froidement.

– Vous ?

Elle prononça ce mot d’une façon étrange.

– Moi, dit-il, parce que je vous poursuis depuis Paris à franc étrier et qu’il faut que je vous parle !

– Mais… monsieur…

– Madame, dit Fernand avec un calme effrayant, si vous me refusez, je me jette sous les roues de votre chaise de poste.

– Vous êtes fou ! répondit-elle ; mais je ne veux point causer votre mort… Voyons ce que vous avez à me dire.

Elle pencha la tête à la portière, appela son valet de chambre, lui ordonna de renvoyer les chevaux et de demander un appartement à la Corne-d’Or.

– Allons, dit-elle, mettez pied à terre, monsieur le paladin, et offrez-moi la main pour descendre.

Fernand sauta lestement à terre, jeta sa bride à un palefrenier, ouvrit la portière de la chaise et aida la jeune femme à descendre.

– Vous me permettrez, lui dit-elle, puisque je vous ai fait, sans le savoir, venir de Paris tout exprès pour moi, vous me permettrez de vous offrir à déjeuner, n’est-ce pas ? Je repartirai ce soir.

Elle entra à la Corne-d’Or et conduisit Fernand à la chambre qu’on lui avait préparée à la hâte. Alors, se laissant tomber sur une bergère et s’y pelotonnant avec cette grâce féline qui est le privilège des petites femmes :

– Je vous écoute, dit-elle, qu’avez-vous à me dire ?

Fernand n’en savait absolument rien. Il l’avait suivie, attiré par une force inconnue, il ne voulait pas qu’elle partît. C’était là tout ce qu’il lui fallait. Il demeura debout auprès d’elle, silencieux, hésitant, la contemplant avec une muette adoration.

– Mon pauvre monsieur Rocher, dit la Turquoise qui savourait cet embarras plein de souffrance avec la joie cruelle d’une bête fauve, je vous crois plus malade que vous ne le paraissez, et j’ai bien peur que ce coup d’épée que l’on croyait n’être qu’une égratignure…

– Ah ! interrompit Fernand, il m’a frappé là… au cœur.

Et puis, soudain, cet homme qui balbutiait et baissait les yeux sous ce regard de femme armée d’une puissance occulte, cet homme osa la regarder, et devint éloquent. Il osa se mettre à genoux devant elle. Il osa lui prendre la main…

– Madame, murmura-t-il d’une voix lente, grave, pleine d’émotion, plût à Dieu que mon adversaire m’eût atteint mortellement. Je serais mort sans souffrir.

– Allons donc ! fit-elle, est-ce qu’on meurt quand on est jeune, riche, beau, aimé, heureux comme vous !

– Ah ! vous ne savez pas, continua-t-il, ce que j’ai souffert depuis ce jour fatal où vous m’avez chassé de chez vous… Vous ne savez pas quelles tortures sans nom m’ont assailli, à quel désespoir j’ai été livré…

– Peut-être, répondit-elle d’une voix subitement émue.

Et cette femme de vingt ans eut alors une expression, un regard, une attitude, un accent maternel, tant il est vrai que la femme, si jeune qu’elle soit, est toujours plus âgée que l’homme ; elle prit sa main dans ses petites mains, et lui dit :

– Monsieur Rocher, vous êtes un enfant…

Et comme il frissonnait sous ce regard, comme il redevenait véritablement un enfant sous le charme de cette voix douce et triste, sous la pression de ces petites mains imprégnées d’une magnétique chaleur, elle poursuivit :

– Hélas ! je sais ce que vous allez me dire… Je sais déjà cet hymne de l’amour toujours neuf et toujours le même que vous allez me chanter, mon pauvre enfant, et je ne veux pas être coquette, je ne veux pas avoir l’air de tomber de surprise en surprise… Non, vous m’aimez, je le sais et je le vois… Aussi, je ne m’indignerai point, je ne rougirai pas, je ne cacherai point ma tête dans mes mains pour vous dissimuler ma confusion… Je laisse toute cette comédie aux femmes de quarante ans et ne la crois pas digne de moi… Mais je veux que vous m’écoutiez, monsieur, je veux que vous me laissiez vous parler le langage de la raison.

– Je vous aime… balbutia Fernand.

– Au lieu de m’aimer, écoutez-moi, vous ferez mieux.

Et la jeune femme lui laissa prendre une de ses mains qu’il porta à ses lèvres.

– Mon ami, reprit-elle d’un ton moitié sévère et moitié affectueux. Il y a huit jours, je ne songeais pas à quitter Paris.

– Ah ! vous voyez bien, fit-il.

– Il y en a quinze, vous m’étiez inconnu… On vous a transporté chez moi, une nuit, reprit-elle, blessé, évanoui. Était-ce l’effet du hasard ? Frappait-on à ma porte parce que ma porte était le plus près du combat ? Ou bien connaissais-je l’un des hommes qui étaient avec vous ? Permettez-moi de ne pas vous répondre sur ces choses.

– Soit, dit Fernand.

– Je vous ai soigné d’abord avec la sollicitude un peu banale qu’apporte toute femme chargée d’une mission semblable à la mienne, puis…

Elle s’arrêta.

– Eh bien ? fit-il avec anxiété.

– Puis, murmura-t-elle, rougissant un peu, je me suis intéressée à vous.

Il tressaillit.

– Puis, hélas ! continua-t-elle d’une voix qui perdit soudain toute son assurance, j’ai craint de vous aimer…

Fernand jeta un cri de joie et couvrit ses mains de baisers.

Elle lui retira ses mains.

– J’ai songé alors que vous étiez marié, dit-elle brusquement, marié et père…

À son tour, Fernand baissa les yeux et la tête.

– Alors, reprit-elle, j’ai compris que si je venais à vous aimer, mon amour serait un supplice… et c’est pour cela que je vous ai congédié de la façon que vous savez.

– Mais moi aussi je vous aime ! s’écria Fernand qui oublia sa femme en ce moment et ne vit plus que Turquoise.

– Ah ! dit-elle, quand vous saurez… vous ne m’aimerez plus.

– Que saurai-je ?

– Ce que je suis.

– Vous êtes une noble et belle créature, dit-il avec feu.

Elle soupira.

– Tenez, dit-elle, laissez-moi continuer ma route, laissez…

– Non, répondit-il avec l’accent de la passion, non, vous ne partirez pas… Je vous aime !…

Elle eut un triste sourire.

– Avez-vous jamais, reprit-elle, entendu parler de ces femmes légères dont la situation est équivoque dans le monde… et qui, acheva-t-elle en rougissant, n’ont pas de mari ?…

Fernand tressaillit et la regarda.

– Je suis, ou plutôt j’étais, dit-elle avec une noble confusion, une de ces femmes-là, le jour où vous êtes entré chez moi…

– Et… à présent ?

– À présent, hélas ! je suis une pauvre créature touchée par l’amour et qui ne demande plus au monde que le pardon et l’oubli…

Fernand se mit à genoux.

– Mon Dieu ! lui dit-il, je ne veux pas savoir qui vous avez été. Je ne vois, je ne sais qu’une chose, c’est que vous êtes belle, c’est que vous êtes bonne, c’est que sans vous je serais mort, et que je vous aime avec passion, avec délire, avec frénésie.

Turquoise cacha sa tête dans ses mains.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle en fondant en larmes.

Turquoise pleurait… Donc elle était vaincue… donc elle ne partirait pas…

* *

*

Fernand et Turquoise passèrent le reste de la journée à Étampes, oubliant la terre entière pour ne songer qu’à eux-mêmes.

La blonde complice de sir Williams était réellement une femme forte dans toute l’acception du mot. Elle savait feindre la passion dans ses plus hardis écarts, dans ses détails les plus habiles et les plus minutieux…

Fernand Rocher, au bout de quelques heures, demeura convaincu que cette femme devait s’être aussi complètement réhabilitée par l’amour que Desdémona ou Manon Lescaut ; et, nouveau Desgrieux, il se sentit à tout jamais lié et enchaîné à elle.

Du reste, Turquoise avait si bien calculé et ménagé tous ses effets, qu’elle mit la journée tout entière à se rendre et déploya des merveilles d’éloquence pour prouver à Fernand que précisément parce qu’ils s’aimaient, ils devaient se séparer pour toujours. Si bien que le soir vint et que, déjà, les chevaux étaient à la chaise de poste et piaffaient dans la cour de la Corne-d’Or, que Fernand ne savait encore si elle consentirait à revenir à Paris. Ce ne fut qu’au dernier moment, toute prête à monter en voiture, que, lui tendant la main et le regardant avec égarement, elle lui dit :

– Me jurez-vous que vous m’aimez ?

– Je vous le jure, dit-il.

– M’aimerez-vous longtemps ?

– Toujours.

Il mit dans ce mot l’élan de sa passion.

– Alors, soupira-t-elle, retournons à Paris…

Elle prononça ces mots comme un vaincu raconterait sa défaite. Puis elle s’appuya sur son bras, et ajouta, tandis qu’ils descendaient dans la cour de l’auberge :

– Il ne faut pas songer à ramener votre cheval de pied, qui en prendra soin ?

Certes, Fernand connaissait la valeur de Sarah ; il savait fort bien qu’elle aurait pu, sans peine, aller à Étampes et en revenir sans débrider ; mais pouvait-il refuser ce bonheur de monter dans la berline auprès de la jeune femme ?

– Comme vous voudrez, répondit-il.

Turquoise fit un signe au valet.

Fernand oublia de lui recommander de conduire Sarah rue d’Isly.

Et la chaise partit au grand trot et reprit la route de Paris, qu’elle atteignit en quelques heures et traversa dans le milieu de la nuit.

L’oublieux Fernand ne songea point à l’inquiétude qui devait régner chez lui depuis le matin, au désespoir de sa femme qui l’attendait vainement. Il ne demanda point à sa belle conductrice en quel lieu elle le conduisait.

La chaise descendit la rue Saint-Jacques, traversa la Seine au pont Neuf, près de la rue de la Monnaie, tourna à l’église de Saint-Eustache, remonta la rue et le faubourg Montmartre, et finit par entrer dans le jardin de ce petit hôtel de la rue Moncey que nous connaissons.

* *

*

Le lendemain, comme le premier rayon de soleil glissait à la cime des toits voisins, le valet de pied de Turquoise, qui était parti d’Étampes vers minuit, arriva rue Moncey, monté sur la belle jument arabe. Turquoise, déjà levée, descendit et ordonna au laquais d’aller lui chercher un commissaire médaillé.

– Je vais m’amuser un peu, pensa-t-elle, et donner à ma façon des nouvelles de son mari à la belle madame Rocher.

Et Turquoise eut un mauvais sourire.

Dix minutes après, le valet revint suivi du commissaire.

– Mon ami, dit Turquoise à ce dernier, voulez-vous gagner vingt francs ?

– Oui, madame, répondit le Savoyard, émerveillé de l’aubaine.

– Vous allez conduire ce cheval rue d’Isly, à l’hôtel Rocher.

– C’est facile.

– On vous demandera, continua Turquoise, d’où vous venez et qui vous a remis cette bête. Alors vous répondrez ceci :

« – Je suis commissionnaire aux Champs-Élysées. J’ai vu passer tout à l’heure une calèche bleue dans laquelle était une jeune femme.

« – Un monsieur, qui montait cette bête, trottait à côté de la calèche. En m’apercevant, il m’a fait signe d’approcher, m’a remis son cheval en m’ordonnant de le conduire rue d’Isly, et il est monté dans la calèche, à côté de la dame. »

« Avez-vous compris ?

– Oui, madame, répondit le commissionnaire, qui prit les vingt francs que Turquoise lui tendait, passa la bride de Sarah à son bras et l’emmena.

On sait avec quelle scrupuleuse exactitude le commissionnaire exécuta les ordres de Turquoise, qui, une heure après, disait à Fernand :

– Mon ami, mon valet de pied est de retour ; ne vous inquiétez point de Sarah, il l’a conduite rue d’Isly.

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