Turquoise parlait avec véhémence, et chacune de ses paroles, habilement calculée, entrait au cœur de Fernand Rocher comme une pointe de couteau. Cette femme, qui venait d’être si profondément humiliée, avait un certain droit de tenir un pareil langage ; du moins, Fernand le pensa naïvement et demeura foudroyé. Mais lorsqu’il arrive à un homme d’aimer une de ces créatures déchues aussi violemment que notre héros aimait Turquoise, il n’est pour lui ni raisonnement ni logique.
Fernand se mit à genoux et se prit à sangloter comme un enfant.
Alors Turquoise lui murmura à l’oreille :
– Vous ne voulez donc pas me quitter et renoncer à moi ?
– Non, car ce serait mourir.
– Eh bien !…
Elle s’arrêta sur ce mot, et ce mot fut pour Fernand comme ce coin de ciel bleu qui apparaît au naufragé durant la tempête.
– Eh bien ?… fit-il anxieux.
– Eh bien ! reprit-elle, si vous acceptez mes conditions, toutes mes conditions… peut-être… consentirai-je…
– Oh ! parlez, parlez… j’accepterai tout !
– Mon ami, reprit Turquoise d’une voix grave et douce à la fois, avant de me jeter à corps perdu dans le gouffre où vous me voyez plongée, j’ai été une femme honnête ; j’ai été de ce monde qui me repousse aujourd’hui. À seize ans, on m’a fait épouser un vieux mari, un vieillard éhonté qui a perdu ma jeunesse ; il a dissipé une à une mes illusions. Cet homme a dévoré ma dot à peu près entière. Cependant, le jour où j’ai fui de chez lui, j’ai pu emporter un modeste capital, tristes épaves de mon naufrage, dix mille francs.
Turquoise articula ce chiffre du ton orgueilleux d’un millionnaire qui calcule sa fortune.
– Ces dix mille francs, poursuivit-elle, je les possède encore. Ils me rapportent cinq cents francs de rente. Cette somme est à moi, mon ami, bien à moi, et n’a pas une origine honteuse ; j’en ai laissé depuis quatre ans accumuler les revenus, ce qui fait que je possède en outre deux mille francs.
– Eh bien ? demanda Fernand, qui ne comprenait pas.
– Eh bien ! reprit-elle, mais c’est une fortune, cela !
Puis elle lui prit la main, le sourire revint à ses lèvres, elle eut la physionomie mutine d’une petite fille qui dit naïvement ses premières espérances d’amour.
– Comment ! vous ne comprenez pas, mon ami ? Alors, écoutez-moi bien. Il y a beaucoup de femmes, à Paris, de pauvres ouvrières qui vivent de leur travail et s’estimeraient bien heureuses d’avoir la moitié de ce que je possède. Moi, j’ai été élevée à Saint-Denis ; j’ai appris à broder, à faire de la tapisserie ; je puis gagner trois francs par jour, c’est-à-dire mille francs par an… ce qui, joint à mon revenu, me fera quinze cents francs de rente.
– Ah ! s’écria Fernand, vous, mon enfant, vous vivriez avec quinze cents francs ? Oh ! jamais !
– Et je serai si heureuse encore !… si heureuse de posséder l’amour de mon Fernand bien-aimé ! Mais, acheva-t-elle avec un élan d’enthousiasme, tu ne comprends donc pas que je pourrai t’aimer alors, t’aimer librement ?
Fernand se taisait et baissait la tête.
– Mon bien-aimé, poursuivit Turquoise, ta petite Jenny a une volonté de fer. Ceci est à prendre ou à laisser… ou nous allons nous dire un adieu éternel, et j’entrerai dans un couvent ce soir même.
Fernand frissonna.
– Ou vous m’obéirez, monsieur, et ferez tout ce que voudra Jenny.
– Soit, murmura-t-il vaincu.
– Alors, tu vas être obéissant sur-le-champ, n’est-ce pas ?
– Que faut-il faire ? demanda-t-il, dompté.
– Il faut rentrer chez vous, rue d’Isly.
Le jeune homme tressaillit et songea à Hermine, qui, sans doute, le pleurait déjà comme mort.
– Ensuite, tu reviendras ici demain matin.
– Mais… voulut objecter Fernand.
– Il n’y a pas de mais… je le veux ! dit-elle en frappant le parquet de son joli pied et fronçant ses blonds sourcils.
Et comme il insistait encore, elle eut la persuasive éloquence de la femme dans toute sa puissance séductrice, et il consentit à s’en aller.
– Ah ! enfin ! murmura Turquoise lorsqu’il fut parti. Décidément, je le tiens, et il sera demain en passe d’entamer son magot pour moi. Oh ! les hommes, quels niais !