Jusqu’à présent, nous n’avons fait pour ainsi dire que poser les fils conducteurs de cette vaste intrigue ourdie par le génie de sir Williams. Maintenant nous allons entrer de plain-pied dans l’action, laissant parfois dans l’ombre ces deux intelligences d’élite, sir Williams et Baccarat, qui sont comme les deux principes ennemis, les deux adversaires soutenant l’un contre l’autre une lutte acharnée. Nous ne nous inquiéterons plus des moyens, nous nous bornerons simplement à raconter les événements.
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Nous avons laissé M. Fernand Rocher montant dans la calèche de voyage de Turquoise, laquelle criait aux postillons : – Route de Paris !
Deux jours après, nous eussions retrouvé l’époux infidèle, un matin, dans le petit hôtel de la rue Moncey, en tête à tête avec la blonde fille au regard d’azur. Onze heures sonnaient à la pendule.
Turquoise était couchée à l’orientale, un coussin sous sa tête, sur le tapis, auprès d’un divan sur lequel Fernand était gravement étendu. Turquoise lui souriait sans mot dire et semblait le contempler en une muette extase et avec une complaisance emplie d’enthousiasme. Tout à coup elle se souleva à demi, s’appuya sur son coude supporté lui-même par le coussin du divan, et ainsi posée, elle arrêta sur Fernand son regard bleu qui le troublait si profondément.
– Ah ! çà, lui dit-elle, mon cher Fernand, voici quarante-huit heures que nous vivons comme des enfants qui ne se donnent pas la peine de discuter la vie et de l’approfondir…
– La vie, répondit Fernand, la vie c’est le bonheur : je suis heureux… Alors, à quoi bon discuter et approfondir ? Rien ne résiste à l’analyse.
– C’est que, reprit Turquoise avec une gravité triste, le bonheur, au milieu de Paris, a besoin d’être régularisé pour qu’il dure.
Fernand la regarda et parut n’avoir point saisi le sens du mot régularisé.
– Écoute, reprit-elle, les gens qui sont les plus enviés sont incontestablement les gens heureux. Ceux qui sont heureux doivent s’attendre à voir discuter leur bonheur par les jaloux, les oisifs et les méchants.
– C’est vrai, ce que vous dites là, murmura Fernand, saisi de la justesse du raisonnement.
– Donc, mon cher Fernand, le plus sage en cas pareil est de s’attendre à tout, de tout prévoir et de préparer une bonne petite défense, c’est-à-dire de prendre les précautions nécessaires à la conservation de ce bonheur tant envié.
– Avec moi, c’est inutile, je vous aime…
– Bah ! fit-elle en souriant, aujourd’hui n’est pas demain… Aujourd’hui, mon ami, vous êtes dans l’orgueil du triomphe, vous avez à vos pieds une pauvre femme qui vous aime, que vous avez forcée à tout sacrifier, à renoncer à tout, qui n’était, il y a quelques jours, qu’une femme à peu près sans cœur et qui s’est prise à vous aimer éperdument, passionnément, ne voyant plus dans l’univers que vous…
Fernand prit et porta à ses lèvres la petite main de Turquoise.
– Aujourd’hui, reprit-elle, vous êtes tout feu et tout flammes, vous vous battriez avec don Quichotte lui-même, et lui feriez au besoin proclamer, à lui don Quichotte, ma supériorité physique et morale sur sa Dulcinée de Toboso.
Et Turquoise eut un sourire charmant de fine raillerie et d’amour indulgent.
– Mais demain, reprit-elle, ah ! demain…
– Demain comme aujourd’hui, voulut intervenir Fernand.
– Chut ! fit-elle, frappant le parquet du bout de son petit pied… demain, monsieur, vous retrouverez par hasard… le hasard se mêle de tout, surtout des affaires qui concernent les amoureux… vous retrouverez vos amis, vos connaissances, tout autant de gens qui ne comprendront pas ou ne voudront pas que vous soyez heureux…
– Ah ! je compte bien n’écouter personne…
– Les uns diront : « Il a une femme légitime, charmante, adorée… et qui l’adore… »
Fernand tressaillit à ces mots de Turquoise, et la jeune femme, qui jouait en ce moment une partie décisive, attacha sur lui, en parlant ainsi, son regard fascinateur.
– Oui, monsieur, reprit-elle, pressant sa main dans les siennes, vous avez une femme… Hélas ! reprit-elle, c’est triste à dire ! mais pourtant tout finit en ce monde, mon Fernand bien-aimé, surtout l’amour. À moins, ajouta-t-elle en prenant sa tête dans ses deux mains, à moins qu’une pauvre femme comme moi ne se prenne à aimer sérieusement… comme je t’aime !
Et l’œil de Turquoise pénétra jusqu’au fond de l’âme de Fernand, que ce regard bleu avait le don de rendre fou.
– Mais l’amour légitime, comme on dit, reprit Turquoise, cet amour sanctionné par la loi, comment durerait-il toujours ? Donc, mon ami, tu as aimé ta femme, mais il est évident que tu ne l’aimes plus, puisque tu as couru après moi, que tu m’as poursuivie, fait revenir de force à Paris, et que, en fin de compte, te voilà installé ici.
Fernand écoutait… Il écoutait ce langage audacieux et n’osait protester.
Turquoise avait compris que le seul moyen de dompter, de dominer, de garrotter cet homme habitué à vivre avec sa femme, une créature distinguée, charmante, pleine d’une noble et chaste pudeur, était de devenir l’antithèse vivante de cette femme.
Turquoise avait raison. Le secret des faiblesses du cœur humain est tout entier dans les contrastes.
La courtisane continua : – Par conséquent, tu peux être certain d’une chose, c’est que demain le monde entier te lapidera. Personne, entends-tu bien ? ne voudra comprendre que tu négliges une femme charmante à tous égards, pour une femme comme moi.
Et Turquoise caressa son amant du regard et du sourire.
– Aussi, reprit-elle, j’ai déjà tracé notre ligne de conduite à nous deux, mon ami. Tu rentreras chez toi ce soir.
Fernand tressaillit et regarda Turquoise avec une sorte d’épouvante.
– Ce soir, entends-tu, poursuivit-elle, tu inventeras un prétexte sur ton absence de deux jours. Elle te croira ou ne te croira pas, peu importe. Tu reviendras ici chaque jour… à toute heure… Ne seras-tu pas, n’es-tu pas déjà le seigneur et maître ?
– Mais en attendant, mon bien-aimé, reprit-elle, profitons de notre dernière journée d’isolement et de bonheur. Le temps est beau, je vais faire venir une voiture ; nous sortirons après le déjeuner, nous ferons le tour du Bois.
La courtisane se leva à demi, étendit la main vers un cordon de sonnette et ordonna qu’on sortît le déjeuner.
Pendant une heure encore, l’habile sirène acheva d’endoctriner Fernand à demi fou ; elle sut lui faire comprendre et accepter par avance un rôle honteux. Et l’influence de cette femme étrange était telle, il y avait dans son regard, dans son sourire, dans l’inflexion de sa voix, dans le charme tout entier de sa personne une puissance magnétique si entraînante, que Fernand courba la tête et accepta tout.
Hermine était perdue sans retour, puisque son mari consentait à lui mentir.
À une heure, Turquoise et Fernand montèrent en calèche et coururent au Bois. L’équipage de la courtisane descendit la rue d’Amsterdam, traversa la place du Havre, passa devant la rue d’Isly. Là, Fernand ne put se défendre d’une certaine émotion.
– Mon pauvre ami, lui dit Turquoise d’un ton railleur, tu ferais mieux de me laisser te déposer tout de suite à ta porte ; tu m’oublierais au bout de dix minutes, et moi j’essayerais de m’étourdir en songeant que tu es heureux.
Ces derniers mots furent prononcés d’une voix étouffée qui descendit au fond du cœur troublé de Fernand.
– Non, non, murmura-t-il avec impatience, je vous aime…
Et la calèche passa au grand trot, monta l’avenue des Champs-Élysées et gagna le bois de Boulogne, emportant le vampire femelle et sa proie.
Or, c’était précisément le jour fixé par sir Williams pour la rencontre qui devait avoir lieu entre M. le vicomte de Cambolh à cheval et M. Fernand Rocher, dans la calèche de Turquoise, à deux heures, au pavillon d’Ermenonville.
Turquoise avait reçu, le matin, un petit billet de sir Williams, lequel l’avertissait qu’elle reconnaîtrait Rocambole qu’elle n’avait jamais vu, à son cheval alezan brûlé d’abord, et ensuite à une fleur bleue qu’il portait à sa boutonnière.
On le sait, Turquoise n’avait point voulu s’expliquer clairement sur son passé avec Fernand. Tout ce qu’il avait pu savoir, c’est qu’avant de l’aimer, elle était une pécheresse. Soit insouciance de l’homme riche qui ne descendra pas même dans les détails et se contentera d’ouvrir son portefeuille, soit délicatesse exquise de l’amant qui craint de l’humilier, Fernand Rocher n’avait fait encore aucune question.
À deux heures, la calèche bleu de ciel arrivait au pavillon d’Ermenonville. En même temps, Rocambole, qui était à son poste, se montrait dans l’avenue et rapprochait, par de gracieuses courbettes, son cheval de la calèche.
Fernand ne le vit point, il regardait Turquoise, à ses yeux plus belle que jamais.
Mais soudain, il la vit pâlir et tressaillir.
– Mon Dieu ! qu’avez-vous ? dit-il.
– Rien… rien… balbutia Turquoise d’une voix altérée…
En ce moment Fernand leva les yeux et aperçut Rocambole. Le prétendu gentilhomme suédois était à deux pas de la calèche et le saluait, laissant tomber un regard de mépris sur la jeune femme.
Cette brusque apparition déconcerta Fernand et lui fit éprouver une crainte vague.
Rocambole s’approcha, et la scène de provocation eut lieu telle que l’avait prévue et ordonnée sir Williams.
Turquoise, feignant une confusion profonde, avait caché sa tête dans ses mains.
Fernand, pâle, la gorge crispée, écouta le vicomte jusqu’au bout sans prononcer un mot.
– Monsieur le vicomte, dit-il enfin, si j’étais un inconnu, peut-être descendrais-je à des explications qui me semblent, en l’état, complètement oiseuses.
Le vicomte s’inclina.
– Maintenant, monsieur, poursuivit Fernand, veuillez croire que demain, à pareille heure, vous aurez été pleinement désintéressé.
– Oh ! monsieur, fit négligemment Rocambole, vous me permettrez d’être gracieux avec madame ?
– Vous vous trompez, monsieur, répondit Fernand avec hauteur, madame n’accepte rien sans ma permission.
– Non, fit Turquoise, qui jeta un regard de mépris et de haine à Rocambole, regard qui parut du meilleur effet à Fernand et la réhabilita sur-le-champ dans son esprit.
– À présent monsieur, continua le vicomte, vous devez penser que nous sommes gens à nous revoir… une connaissance, si bien commencée…
– Doit avoir des suites, je suis de votre avis, répondit Fernand, dont la voix tremblait de colère. Aussi, monsieur, suis-je tout à fait à vos ordres ; mais toutefois après que madame m’aura permis de dégager sa position vis-à-vis de vous. Ce sera fait demain, et après-demain, j’imagine, je pourrai me mettre à votre disposition.
– Monsieur, répondit le vicomte, vous rencontrez un homme qui est arrivé ce matin et comptait repartir demain soir. Je crois que la situation que vous m’avez faite me donne quelques avantages ?
– Ah ! dit Fernand.
– Celui de me battre à mon heure, par exemple.
– Votre heure sera la mienne.
– Ainsi dans huit jours, à pareille heure, car je serai de retour ce matin, je pourrai vous envoyer mes témoins ?
– Soit ! dit Fernand, dans huit jours.
Le vicomte salua courtoisement la femme qu’il venait d’humilier, piqua son cheval et s’éloigna.
– À l’hôtel ! cria Turquoise au cocher.
La calèche tourna bride et repartit au grand trot, emportant Fernand consterné et ivre de rage, et Turquoise qui cachait toujours sa tête dans ses mains et paraissait souffrir le martyre. Durant le trajet du Bois à la rue Moncey, les deux amants qui tout à l’heure se regardaient en souriant, n’échangèrent pas un seul mot.
Quand la voiture eut franchi la grille du jardin, Turquoise s’élança à terre et entra précipitamment dans l’hôtel, se réfugiant au fond de son boudoir. Fernand la suivit.
La jeune femme se laissa tomber sur le divan où, le matin, Fernand était assis, et fondit en larmes.
Pendant quelques minutes, Fernand, immobile et sombre, l’écouta pleurer sans dire un mot, sans risquer une consolation ; mais enfin son cœur se brisa au bruit de ces sanglots, il se pencha sur Turquoise et lui prit la main :
– Jenny ! murmura-t-il.
Elle parut tressaillir, se dressa comme si cette voix eût été pour elle la trompette du jugement dernier, le regarda avec une expression étrange et s’écria :
– Partez ! partez ! je ne veux plus vous voir…
– Partir ! fit-il avec terreur.
– Oui, dit-elle, car, pour la première fois de ma vie, je viens de m’apercevoir que j’étais une abominable et indigne créature : partez ! car je vous aime… et suis indigne de votre amour… partez… je vous en supplie !
Elle se mit à genoux devant lui, prenant l’attitude d’un condamné qui implore sa grâce.
– Ah ! lui dit-elle, partez, mais ne me maudissez pas… ne me méprisez pas, mon Fernand bien-aimé… vous le seul homme que j’aie aimé… vous qui m’avez fait croire, l’espace de quelques jours, que la femme déchue pouvait se réhabiliter.
Et tandis qu’elle parlait ainsi, Turquoise était belle à désespérer, son regard à demi voilé par les larmes n’avait rien perdu de son pouvoir fascinateur, et elle savait que cet homme, qu’elle suppliait de partir et de l’oublier, resterait et tomberait à ses genoux.
Fernand demeura silencieux longtemps encore, immobile, la regardant et sentant la sueur de l’angoisse perler à son front.
Enfin il reprit sa main :
– Jenny, dit-il, vous avez eu raison, le jour où vous avez cru que l’amour réhabilitait…
Elle hocha tristement la tête, et continua à sangloter.
– Vous avez eu raison, reprit-il, car je ne veux pas savoir le passé, et ne veux songer qu’au présent. Jenny… oubliez… comme j’oublie moi-même… Jenny, je ne sais plus qu’une chose, c’est que je vous aime…
Il la prit dans ses bras, la pressa sur son cœur.
Puis, tout à coup, Jenny se dégagea… Elle ne pleurait plus, elle était froide, résolue, pleine de dignité :
– Mon ami, dit-elle en tendant la main à Fernand, merci de votre générosité ! Vous êtes un noble cœur, et la pauvre déchue ne l’oubliera jamais. Je vous aime, Fernand, je vous aime comme vous aimerait une femme aussi pure que je suis méprisable, et c’est parce que je vous aime que je prends l’immuable résolution de ne pas vous revoir. Partez, mon ami, rentrez chez vous, dans votre famille, auprès de votre femme et de votre enfant… Hélas ! déjà, peut-être, vous ai-je fatalement aliéné la première de ces affections. Adieu… oubliez-moi… et ne me méprisez pas… Si vous saviez…
– Je ne veux rien savoir, répondit Fernand, non moins résolu, je ne veux rien savoir qu’une chose, c’est que vous m’aimez…
– Oh ! oui… fit-elle avec un accent brisé qui semblait monter des profondeurs de son âme.
– Je sais que vous m’aimez, continua-t-il, et je ne vous abandonnerais point.
Et comme elle courbait la tête et qu’une larme brûlante tombait sur la main de Fernand :
– Demain, poursuivit-il, vous renverrez à cet homme tout ce que vous tenez de lui… tout, entendez-vous bien ? voitures, chevaux, bijoux, titres de rente… et jusqu’à l’acte d’acquisition de cet hôtel, dont le prix lui sera remboursé sur-le-champ. Puis, dans huit jours, je le tuerai ! acheva-t-il d’une voix sombre.
Turquoise releva soudain la tête.
Ses larmes cessèrent de couler ; une tristesse pleine de mélancolie se répandit sur son visage et elle regarda Fernand.
– Mon ami, dit-elle, dans ce que vous me proposez, vous ne voyez donc pas une chose ?
– Laquelle ? demanda-t-il.
– C’est que, avec vous je n’aurai fait que changer de condition.
Il tressaillit…
– Ne serai-je pas toujours, poursuivit-elle, ce qu’on nomme une femme entretenue, c’est-à-dire une esclave, un chien, un cheval de luxe, une chose, enfin ?
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Fernand, foudroyé par ces paroles – Mais enfin, dit-il, je vous aime, moi, je sais bien ce que vous êtes et ce que vous valez ; à mes yeux, vous ne serez jamais…
– Je le serai aux yeux du monde, répondit-elle lentement ; je le serai à mes propres yeux… et c’est assez !
Puis, comme Fernand, atterré, ne trouvait pas un mot à répondre, elle ajouta :
– Je n’ai rien… et ne puis rien accepter de vous, car vous êtes marié et ne pouvez m’épouser… Adieu… adieu pour toujours !