CII

Rejoignons maintenant le marquis don Inigo de los Montes.

Nous avons vu, pour la dernière fois, le complice de sir Williams en tête à tête avec ce dernier, l’avant-veille, à l’hôtel Meurice. Sir Williams, on s’en souvient, faisait ses adieux à Rocambole, lui donnait ses instructions sommaires et lui recommandait de monter à cheval le lendemain matin, et d’aller à Vincennes, où il trouverait John Bird dans un cabinet de l’avenue du château.

M. le marquis don Inigo de los Montes fut fidèle aux ordres de son honorable maître : il monta à cheval de bonne heure et se rendit à Vincennes. Il trouva sans peine le cabaret indiqué, jeta la bride à son nègre qui le suivait monté sur un gros courtaud, et entra dans l’unique salle, où trônait majestueusement une ancienne vivandière rendue à la vie civile depuis longtemps, et qu’un goût prononcé pour son ancienne carrière avait portée à s’établir près du fort de Vincennes. Deux soldats buvaient dans un coin ; mais l’œil interrogateur du marquis eut beau chercher… Il ne vit pas l’ombre de l’Anglais signalé.

– Oh ! oh ! pensa-t-il, est-ce que le drôle se serait moqué de sir Williams ?

Le marquis prétexta la chaleur, la soif, le besoin de repos, s’installa sans façon à une table, et demanda qu’on lui servît de la bière.

La cabaretière, peu habituée à d’aussi élégantes pratiques, se confondit en salutations et s’empressa de servir le beau gentleman.

Rocambole vida plusieurs chopes de bière, attendit une heure et ne vit venir personne. Cependant il attendit encore…

Enfin un homme se montra sur le seuil du cabaret. Cet homme répondait au signalement que sir Williams avait donné du capitaine John Bird. Il était assez gros, petit de taille, les épaules carrées, les pieds et les mains énormes. Il eût assommé un taureau d’un coup de poing, il eût du bout de son pied lancé un navire à la mer. Une vareuse de matelot et un chapeau goudronné annonçaient sa profession. Il jeta un regard oblique sur le nègre qui tenait à la porte les deux chevaux en main, puis sur le marquis, tranquillement occupé à fumer, en vidant son dernier verre de bière.

L’Anglais entra ; il demanda avec un accent britannique très prononcé si on pouvait lui servir du gin.

– J’ai de la bière excellente, répondit la cabaretière.

– Excellente, en effet, dit le marquis en manière de commentaire.

Ces mots fixèrent l’irrésolution de l’Anglais.

– Peuh ! fit-il, c’est fade, la bière. Mais un bon Anglais comme moi, un homme qui s’appelle John Bird, ne peut pourtant pas mourir de soif.

Ce nom de John Bird, adroitement prononcé, acheva de convaincre Rocambole.

– Tiens, dit-il en regardant le nouveau venu, ce que vous dites là, je l’ai entendu dire à un de mes bons amis, le capitaine Williams.

– Je le connais, dit John Bird.

Et il poussa sa chope de bière sur la table du marquis.

– Parlez-vous anglais ? demanda-t-il.

– Yes ! répondit le marquis.

Le cabaret était vide. La cabaretière elle-même était allée s’asseoir sur le pas de la porte, au soleil, et elle était assez loin des deux buveurs pour ne point entendre leur conversation. D’ailleurs, ils s’exprimaient en anglais, langue que, bien certainement, l’ancienne vivandière ne comprenait pas.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit John Bird, si je vous ai fait attendre.

– En effet… dit Rocambole.

– Mais j’ai été arrêté à rentrée du bois par un homme que je n’avais pas vu depuis deux ans… Vous m’en voyez encore tout ému.

– Quel est-il ?

– Un homme à qui je dois plus que la vie.

– Ah !

– Figurez-vous, poursuivit John Bird, que c’est toute une histoire, cela… Oh ! mais une histoire comme il y en a dans les livres.

Rocambole paraissait médiocrement curieux de savoir quel était cet homme ; mais John Bird continua avec ce flegme que les Anglais apportent dans toute chose :

– Il y a deux hommes à qui je suis dévoué corps et âme : celui dont je vous parle, et le capitaine Williams.

Ces mots frappèrent l’attention de Rocambole.

– Oh ! oh ! se dit-il, voici qui commence à m’intéresser. Voyons quel est cet autre qui s’est acquis le dévouement de ce drôle…

– Il faut vous dire, mon jeune ami, reprit familièrement John Bird en vidant son verre, que je suis peu sentimental de ma nature, et que je me soucie de la vie humaine comme d’une vieille pipe. J’ai été corsaire, négrier ; j’ai servi sous sir Williams à Londres, et je ne crois pas avoir pleuré trois fois en ma vie…

– Eh bien ? fit Rocambole, qui trouvait le préambule un peu long.

– Eh bien, foi de John Bird, voyez-vous, je crois que j’ai pleuré de joie en voyant le comte.

– Tiens, il est comte ?

– Et un vrai comte, allez ! Quand il m’a tendu la main, j’ai cru que j’allais étouffer.

– Ah çà ! dit Rocambole, est-ce que vous allez me raconter comment il vous a sauvé la vie, ce comte ?

– En deux mots, oui.

– Voyons, soupira le marquis. Et il se dit à part lui :

– Au fait ! il y a toujours quelque chose de bon à prendre dans le récit le plus oiseux.

– Figurez-vous, continua John Bird, que j’étais à Amsterdam l’année dernière, en charge pour les Grandes Indes. Je naviguais de conserve, depuis six mois, avec une jolie Portugaise qui avait les cheveux noirs et les yeux bleus… J’aimais la petite comme la mouette aime la mer. J’aurais étranglé le pâtissier lui-même, eussé-je dû le prendre par ses cornes, s’il s’était permis de la regarder. Eh bien, il faut vous dire que je faillis la perdre, cette petite… elle était flambée, si M. le comte n’était venu à mon secours.

– Ah ! que lui arriva-t-il donc ?

– Voilà. En débarquant à Amsterdam, je la logeai comme une vraie princesse, je lui avais loué un joli appartement dans la plus belle maison du port. Or, une nuit, comme je dormais à bord du Fowler, qui était à l’ancre, arrimé au quai, mon second me réveille et me dit : « Il y a un bel incendie à terre !… » Je me lève, je monte sur le pont, je regarde… Mille sabords ! c’était la maison de Piguita qui brûlait… Je me jetai dans un canot, je sautai sur le quai, je courus… une ceinture de flammes environnait la maison… Tout en haut, à une fenêtre, il y avait une femme échevelée qui appelait au secours… c’était Piguita. Presque au même instant un beau jeune homme fendit la foule, s’élança, s’aventura sur une échelle que les flammes gagnaient, pénétra dans la maison, parcourut des planchers croulants, brava vingt fois la mort en quelques secondes et sauva Piguita, qu’il emporta évanouie dans ses bras.

* *

*

– Eh bien, acheva John Bird, cet homme qui m’a rendu la seule femme que j’aie aimée, je lui donnerais mon sang jusqu’à la dernière goutte s’il me le demandait ; et j’ai pleuré de joie comme un enfant quand il m’a donné la main… Tenez, acheva l’Anglais, si le capitaine Williams me demandait mon navire et tout ce que je possède, je serais capable de le lui donner ; mais si M. le comte me demandait de tuer le capitaine Williams, je le ferais.

– Oh ! oh ! murmura Rocambole, et comment le nommez-vous, ce comte ?

– C’est un Russe.

Rocambole tressaillit.

– Mais… son nom ? insista-t-il.

– Le comte Artoff, répondit John Bird.

Rocambole frissonna à ce nom, et il crut un moment que tout l’échafaudage de vengeance de sir Williams allait s’écrouler comme un château de cartes.

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