Vingt-quatre heures après le bal donné par M. le baron de Manerve, bal dont les épisodes insignifiants, à l’exception d’un seul, que devineront nos lecteurs, n’ont rien à faire dans ce récit, madame Charmet, la dame de Charité de la rue de Buci, reçut la lettre suivante, qui lui avait été adressée chez le comte Artoff et que le jeune Russe lui envoya sur-le-champ.
« Ma chère Baccarat,
« Ton amie, madame de Saint-Alphonse, s’empresse de prendre la plume et de t’écrire de sa blanche main, relativement à ton protégé, le marquis don Inigo de los Montes.
« Malgré ses airs farouches, ce Brésilien est doux comme un mouton.
« Or, figure-toi, ma chère, que ce bon Manerve avait si bien abreuvé le marquis de champagne mousseux et de sillery de haut cru, que, devenu sentimental à l’excès, le jeune fils des tropiques s’est laissé tomber à mes pieds au fond d’un salon de jeu désert, très amoureux et gris comme un mousquetaire.
« Si bien que, à l’heure qu’il est, il dort encore sur un canapé depuis hier. Si ce garçon-là n’a point de tuteur, il serait urgent de lui en trouver un.
« Ton amie,
« de Saint-Alphonse. »
« P.-S. À propos, j’ai pris, de mes propres yeux, les renseignements que tu désirais. Le marquis porte au côté droit, sur la poitrine, une fort belle cicatrice triangulaire, dont les lèvres encore rouges sont à peine fermées. Ensuite, comme il dort à laisser crouler le monde sans faire un mouvement, j’ai trempé mon mouchoir dans une goutte d’essence et je me suis aperçue que sa noire chevelure était d’un fort joli blond. C’est un marquis mauvais teint.
« J’attends de nouvelles instructions. Que dois-je faire ?
« À toi toujours ! »
Quand cette lettre arriva à madame Charmet, la jeune femme était seule.
Elle la lut avec attention, et murmura :
– Maintenant, mon dernier doute s’évanouit, le marquis don Inigo de los Montes et le vicomte de Cambolh ne font qu’un.
Baccarat sonna. La vieille gouvernante parut.
– Marguerite, lui dit-elle, demandez ma voiture. Je sors, et ne rentrerai pas aujourd’hui. Je vous confie la petite, vous en prendrez soin.
– Madame peut être tranquille, répondit la servante.
Baccarat courut chez le comte Artoff.
Le jeune Russe s’attendait à cette visite, depuis qu’il avait reçu la lettre de madame de Saint-Alphonse.
– Tenez, mon ami, dit Baccarat en lui tendant cette lettre.
Le comte la lut :
– Cet homme, dit-il, est bien le vicomte de Cambolh. On n’en peut douter. Maintenant, que faire ?
– C’est ce que nous allons décider.
Et Baccarat demeura rêveuse un moment.
– Mon ami, dit-elle tout à coup, vous savez que M. de Kergaz, sa femme et ce misérable sir Williams sont partis hier matin ?
– Vous me l’avez dit.
– Pourquoi ce brusque départ ? je l’ignore. Mais, à coup sûr, c’est une machination nouvelle de sir Williams. Je crois donc qu’il faut nous hâter.
– Vous avez raison, dit le comte.
– Il faut donc que cet homme, ce prétendu marquis, soit en notre pouvoir aujourd’hui même, ce soir… que, sous une menace de mort, il confesse l’infamie de sir Williams, et alors nous lui pardonnerons, à lui, nous lui ferons grâce de la vie.
– Ceci est logique, observa le comte, mais difficile à exécuter.
– Pourquoi ?
– Parce que, d’abord, cet homme doit être perpétuellement en défiance.
– Ni lui ni sir Williams ne se défient de moi.
– Ensuite, parce qu’il est toujours dangereux, en plein Paris, au premier étage d’une maison à locataires, de faire violence à un homme. Le commissaire de police peut trouver cela fort mauvais.
– Ceci est juste.
– Enfin, acheva le comte, qui vous dit que même sous une menace de mort, cet homme parlera ?
– Il le faudra bien, ou nous le tuerons.
Baccarat parut réfléchir encore.
– Écoutez, dit-elle ; de Saint-Alphonse possède une jolie petite villa à deux lieues de Paris, au bord de la Marne, à Charenton-le-Pont. Elle est isolée de toute habitation, et, à onze heures du soir, on pourrait s’y croire dans un désert. C’est là qu’il faudrait agir.
– J’aime mieux cela que la rue Saint-Lazare.
Baccarat prit une plume et écrivit à madame de Saint-Alphonse :
« Chère amie,
« Viens sur-le-champ chez le comte. Tu auras tes instructions détaillées.
« Brûle tout de suite, et crois-moi
« Ton affectueuse,
« Baccarat. »
Une heure après, madame de Saint-Alphonse arriva.
– Ma chère, lui dit Baccarat, qu’as-tu fait de ton Brésilien faux teint ?
– Il est sorti de chez moi après déjeuner.
– Dois-tu le revoir aujourd’hui ?
– Oui, ce soir.
– À quelle heure ?
– Entre dix et onze.
– Très bien. Tu as toujours ta maison de Saint-Maurice ?
– Toujours.
– Tu ferais bien d’aller y coucher.
– La drôle d’idée !… murmura madame de Saint-Alphonse.
– Je te servirai de femme de chambre, poursuivit Baccarat.
– Toi ?
– Bah ! pour une nuit ; tu verras que je m’en tirerai d’une façon passable.
– Mais… le Brésilien ?
– Eh bien, tu lui écriras… il viendra t’y rejoindre.
– Soit, dit madame de Saint-Alphonse.
– Moi, ajouta le comte, muet jusque-là, je vous servirai de cocher.
– Comme vous voudrez, répondit la pécheresse. Je vais donc écrire au Brésilien… Mais, que lui écrire ?
– Attends, je vais dicter.
Madame de Saint-Alphonse se plaça devant la table où, naguère, Baccarat lui avait écrit.
Celle-ci dicta :
« Cher marquis,
« Une pauvre femme comme moi subit souvent plusieurs tyrannies.
« La première qui m’afflige se nomme le prince K…
« Le prince est jaloux, surtout à distance ; il a jalonné autour de moi une douzaine d’espions qui, déjà, ont trouvé trop longue l’unique visite que vous m’avez faite. Au nombre de ses estimables amis se trouve le comte Artoff, un jeune drôle que je n’avais pas vu depuis trois mois, et qui m’écrit pour me demander ce soir une tasse de thé.
« Vous comprenez que je m’empresse de fuir ma maison de ville, et de me retirer incognito dans ma maison des champs.
« Je pars ce soir à huit heures avec ma femme de chambre, qui m’apportera à souper du cabaret voisin.
« Si une promenade au bord de l’eau vous séduit, venez à Saint-Maurice vers l’heure où vous deviez vous présenter chez moi, rue Saint-Lazare. »
– Maintenant, dit Baccarat, signe aveuglément, et laisse cette lettre chez ton concierge. Quand don Inigo viendra, on la lui remettra.
– Ma chère, observa le comte qui avait écouté la lecture que madame de Saint-Alphonse fit tout haut de cette lettre après l’avoir écrite, ne craignez-vous point que don Inigo, arrivant chez madame à dix ou onze heures du soir, renonce à aller à Saint-Maurice ?
– Non, dit Baccarat.
– Cependant, l’heure avancée…
– Mon cher, ajouta Baccarat, la lettre est assez froide pour ne point laisser deviner un piège. Don Inigo n’y verra qu’un rendez-vous, et il ira.
L’argument paraissait juste ; le comte s’inclina.