Il y avait huit jours que M. de Kergaz, sa femme et le vicomte Andréa étaient arrivés à Kerloven. Ils étaient allés, le dimanche, à la messe du village, Armand donnant le bras à sa femme.
L’existence de ces trois personnages était, en apparence du moins, fort calme au fond de ce vieux manoir, dans cette noble et paisible terre de Bretagne.
M. le vicomte Andréa, ce saint homme courbé sous le remords, ce pénitent dont l’œil était sans cesse tourné vers le ciel, menait à Kerloven une existence solitaire et presque sauvage. Levé de grand matin, il sortait tantôt à pied, tantôt à cheval, paraissait rarement au déjeuner, et ne se montrait régulièrement qu’à l’heure du dîner.
Armand et sa femme respectaient cette bizarrerie d’humeur et le laissaient vivre à sa guise. Cependant, M. de Kergaz tenait à avoir avec lui une explication, et il la remettait de jour en jour par faiblesse, car Andréa semblait vouloir l’éviter à tout prix. Cette explication, on le devine, était relative aux circonstances mystérieuses de ce duel qu’il avait eu avec don Inigo, et qui paraissait avoir déterminé leur brusque départ de Paris pour Kerloven.
– Quand nous serons en Bretagne, lui avait dit Andréa, vous saurez tout.
Et ils étaient à Kerloven depuis huit jours, et Andréa ne paraissait point disposé à ouvrir la bouche.
M. de Kergaz résolut d’en finir. Un matin, vers cinq heures, Andréa montait à cheval comme de coutume et s’apprêtait à diriger sa course matinale du côté de Saint-Malo, la ville où, on le sait, il avait donné rendez-vous à Rocambole, lorsque M. de Kergaz se montra dans la cour.
– Tiens, dit Andréa un peu surpris, c’est vous, Armand ?
– Oui, mon ami.
– Vous vous êtes levé plus matin que de coutume, il me semble.
– J’ai voulu te voir.
– Ah ! fit Andréa, qui parut légèrement embarrassé.
– Tu t’échappes toujours avant mon lever, continua Armand d’un ton affectueux, et tu passes la journée dans les bois. Lorsque tu reviens, Jeanne est toujours entre nous, et je ne puis te voir seul à seul.
– Avez-vous quelque chose de secret à me dire, mon frère ?
Un sourire indulgent et affectueux vint aux lèvres du comte.
– Tu as la mémoire courte, dit-il.
Andréa regarda son frère et joua l’étonnement.
– Écoute, reprit M. de Kergaz, je suis décidé à en finir aujourd’hui.
– Que voulez-vous dire, mon frère ?
Armand lui prit le bras et l’entraîna dans le parc.
– Tu ne te souviens donc plus de ta rencontre avec don Inigo ? dit-il.
Andréa parut se troubler.
– Et de la promesse que tu m’as faite de me tout dire quand nous serions ici ?
– Mon frère… supplia le vicomte, oubliez cette promesse.
– Non pas.
– Je vous en supplie…
– Non, dit résolument M. de Kergaz, tu m’as promis… Je veux tout savoir…
– Mon Dieu ! fit Andréa, levant les yeux au ciel.
M. de Kergaz avait le sourcil froncé ; une pâleur nerveuse couvrait son front.
– Je veux savoir, répéta-t-il, car je crois avoir deviné…
Andréa se tut.
– Tiens, poursuivit M. de Kergaz, tu t’es battu pour moi…
– Mon frère !
– Ce misérable aura outragé madame de Kergaz.
– Taisez-vous, Armand, taisez-vous !
Et Andréa feignit une grande agitation.
– Et puis, continua M. de Kergaz avec vivacité, comme tu craignais qu’il n’osât poursuivre ses criminelles entreprises…
– Armand !… Armand !…
– Tu as exigé notre départ. Est-ce vrai, cela ? est-ce vrai ?
Andréa gardait le silence.
– Voyons, mon frère, mon Andréa bien-aimé, murmura Armand, réponds-moi… je t’en prie à genoux.
Aucun son ne jaillit de la gorge crispée d’Andréa, ses lèvres ne s’agitèrent point pour articuler une réponse, mais il remua la tête de haut en bas. Ce signe était affirmatif.
– Je ne me suis donc pas trompé, murmura M. de Kergaz, qui pressa son frère dans ses bras.
Et dès lors il voulut tout savoir dans les moindres détails ; et ce fut un à un, avec effort, avec des réticences sans nombre, que le pieux Andréa, ce gardien fidèle de l’honneur de la maison, consentit à les lui donner.
Armand l’écouta en frissonnant ; il frémit à la pensée qu’il aurait fort bien pu ne point envoyer Andréa coucher à Primevère la nuit de l’odieuse tentative du marquis don Inigo. Et dans ce noble cœur une pensée haineuse se prit à germer, un éclair de courroux s’alluma.
– Oh ! cet homme, murmura-t-il, cet infâme ! je le tuerai…
– Mon frère, dit l’hypocrite Andréa, il faut savoir pardonner…
– Pardonner ! exclama Armand avec colère, pardonner à ce misérable que j’ai reçu sous mon toit, à qui j’ai ouvert ma maison, que j’ai traité comme un ami, comme un parent, et qui a osé outrager la plus noble des femmes ?… Ah !
– Dieu est bon… et il pardonne…
Et après cette réponse évangélique, M. le vicomte Andréa leva les yeux au ciel et poussa un profond soupir.
M. de Kergaz était en proie à une vive agitation. Tout à coup il tendit la main à son frère :
– Tu as eu raison, lui dit-il, de m’amener à Kerloven.
– Oh ! certes.
– Si j’étais resté à Paris et que j’eusse appris… Oh ! je l’aurais tué !
– Frère, murmura Andréa, que M. de Kergaz vit pâlir tout à coup, voulez-vous me faire une promesse ?
– Parle.
– J’ai déjà châtié cet homme une première fois… Eh bien, jurez-moi que, s’il recommençait, vous me laisseriez agir encore ; jurez-le moi !
– Recommencer ! Il oserait…
– Oh ! je l’ai lu dans son regard, cet homme est capable de tout… Il s’est pris à aimer la comtesse avec ce fougueux et tenace emportement des naturels de son pays ; il mourra avant de renoncer à son coupable espoir. Qui sait, acheva Andréa, dont un frisson parut parcourir tout le corps, qui sait même s’il n’osera pas venir ici ?
– Ah ! s’écria M. de Kergaz, ivre de fureur, il veut donc que je le tue comme un chien ?
– Frère ! frère !
– Tu es fou, Andréa, trois fois fou, de penser que je te laisserais à l’avenir châtier cet homme. Oh ! c’est moi qu’il outrage, c’est moi qui le punirai…
En causant ainsi, M. le vicomte Andréa était revenu peu à peu dans la cour du manoir, où son cheval attendait tout sellé.
– Adieu ! frère, dit-il à Armand, calmez-vous… Dieu nous protège !
Et le saint homme laissa M. de Kergaz sombre et rêveur, car il venait de voir poindre un nuage dans l’azur de sa félicité, et ce nuage était gros de tempêtes.