CX

M. le vicomte Andréa sauta en selle et prit le chemin des falaises, qui conduisait à Saint-Malo.

– Allons ! décidément, murmura-t-il, je crois que mon cher frère est suffisamment monté au diapason du courroux… Rocambole n’a plus qu’à paraître… C’est aujourd’hui, cette nuit même, qu’il a dû arriver à Saint-Malo, et je vais lui ménager sa petite entrevue avec Armand.

Et le maudit continua sa route. Une heure après, il était aux portes de Saint-Malo, mettait pied à terre et demandait son chemin à une paysanne.

– J’ai donné rendez-vous ici à Rocambole, pensa-t-il, mais en quel lieu de la ville ? Je n’ai pu le lui préciser. Il va me falloir errer un peu à l’aventure et visiter toutes les tavernes.

M. le vicomte Andréa se trompait. Comme il entrait dans la ville, ses regards furent attirés par un jeune homme qui marchait a sa rencontre, en faisant tourner une canne de compagnon dans ses doigts et sifflotant un air de valse, à la façon hardie et moqueuse de l’enfant de Paris. Il paraissait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, portait une barbe blonde, des cheveux un peu longs, était coiffé d’une casquette et vêtu d’une blouse blanche. Un petit paquet de hardes, fixé derrière son dos, semblait annoncer en lui un compagnon faisant son tour de France. Il se découvrit avec une familiarité respectueuse devant le cavalier et lui dit :

– Pardon, mon bourgeois, c’est-y là le chemin qui conduit à Vannes ?

Andréa reconnut Rocambole.

Le faubourg dans lequel le piéton et le cavalier venaient de s’aborder était silencieux, presque désert.

– Nous pouvons causer ici, dit tout bas Rocambole en anglais.

– Parbleu ! répondit Andréa, tu es exact, mon fils, et tu as fort bien fait de revenir à ta couleur naturelle. Mon bien-aimé frère Armand, s’il nous rencontrait, ne te reconnaîtrait pas.

Rocambole se prit à sourire :

– Savez-vous d’où je viens ? dit-il.

– De Paris, j’imagine.

– Non, de l’autre monde.

– Es-tu fou ?

– Pas le moins du monde.

– Tu n’as pourtant pas la mine d’un revenant.

– Je le suis, cependant. Et Rocambole ajouta :

– Venez, sortons de la ville ; j’aurai l’air de vous accompagner, et je vous conterai tout.

Andréa tourna bride, et dix minutes après le piéton et le cavalier marchaient dans un chemin creux qui longeait la mer, et pouvaient causer librement.

– Voyons, dit sir Williams, que nous chantes-tu là ?

– La vérité, mon oncle.

– D’où reviens-tu ?

– Du fond de la Marne.

– Tu as failli te noyer ?

– C’est-à-dire qu’on m’a noyé.

– Qui ?

– Baccarat et le comte Artoff.

Sir Williams pâlit et regarda son complice avec inquiétude.

– Heureusement, reprit Rocambole, je me suis tiré d’affaire… mais j’ai bien failli ne jamais voir les grèves armoricaines.

Et Rocambole raconta à sir Williams, qui l’écouta en frissonnant, les événements que nous connaissons déjà.

– Vous comprenez, acheva-t-il, que du moment que j’ai été à peu près certain de la mort du comte et n’ai plus redouté John Bird, je me suis hâté de me mettre en route.

– Ainsi, demanda sir Williams, tu crois que le comte est mort ?

– J’en suis persuadé. Venture est un homme sûr.

– S’il en est ainsi, John Bird nous débarrassera de Baccarat.

– J’en ai la conviction.

– N’importe ! dit sir Williams, il faut nous hâter. Ce soir tu t’introduiras à Kerloven…

– Le comte est prévenu ?

– Sans doute. Il veut te tuer… il est ivre de fureur… Tu as, je suppose, pris avec toi en partant l’onguent nécessaire pour te brunir la peau, les cheveux et la barbe, et redevenir don Inigo ?

– Parbleu !

– Alors, à ce soir.

Sir Williams étendit la main vers la falaise.

– Tiens, dit-il, tu vois ce sentier ? Eh bien, toujours tout droit. Le premier château que tu trouveras après deux heures de marche ce sera Kerloven. Ce soir, à huit heures, à l’extrémité du parc… Tout sera prêt… et je te donnerai les indications nécessaires pour arriver jusqu’à Jeanne.

– J’y serai. Adieu.

Ils retournèrent vers la ville et se séparèrent à la porte.

Rocambole se perdit dans les faubourgs. Sir Williams s’en alla errer sur le port, après avoir mis son cheval à l’auberge.

Il avait été convenu entre Rocambole et Venture que celui-ci écrirait à M. le vicomte Andréa, aussitôt le comte mort, à Saint-Malo, poste restante. Sir Williams se rendit donc à la poste, et demanda si on n’avait rien pour lui. L’employé lui tendit une lettre.

Sir Williams l’ouvrit et lut ces quelques lignes non signées :

« Le Havre. »

« La Russie est enfoncée ; l’Angleterre triomphe. Fowler a chargé ce matin au Havre, en destination des îles Marquises. Hourra pour les sauvages !

« Le Fowler mouillera sous trois jours dans la rade de Saint-Malo. Les personnes qui s’intéressent à la cargaison des sauvages sont priées de venir à bord avant qu’il lève l’ancre. »

– Oh ! oh ! murmura sir Williams, c’est trop de bonheur, en vérité. Le comte est mort, Baccarat est aux mains de John Bird. J’irai lui faire mes adieux.

Et son rire de démon arqua ses lèvres minces et pâles.

À l’heure indiquée Rocambole fut exact. Avec sa sagacité habituelle il trouva, sans le demander, le chemin de Kerloven, reconnut le vieux manoir à la description que lui en avait faite sir Williams, et se glissa le long de la clôture du parc. Là, il se blottit dans un fossé et attendit. Rocambole était redevenu don Inigo de los Montes ; c’est-à-dire que sa barbe et ses cheveux étaient d’un noir d’ébène, son teint bistré comme celui d’un mulâtre. Il avait changé de costume : au lieu de la blouse blanche du compagnon, le complice de Sir Williams avait endossé la veste bretonne bleu de ciel, les braies de toile grise, et coiffé le chapeau à larges bords.

Ce déguisement devait prouver à Jeanne l’ardent désir qu’il avait de la revoir.

Cependant M. le marquis don Inigo de los Montes, tout en se déguisant en berger breton, ne s’était point départi de ses habitudes prudentes. Non content d’avoir à la main un noueux et lourd bâton de houx, il avait enfoui une jolie paire de pistolets dans les poches de ses larges braies.

– On ne sait ce qui peut arriver, s’était-il dit. Si le comte, au lieu de me faire l’honneur de se battre avec moi, voulait simplement me tuer, je pourrais bien avoir besoin de ces deux amis. Du reste, le but serait rempli, et mon oncle, j’en suis persuadé, n’y trouverait rien à redire.

Dans le lointain, par-delà les falaises, on entendait vaguement la grande voix de la mer ; c’était le seul bruit qui vînt à l’oreille du bandit.

Rocambole attendit sir Williams plus d’une heure.

– Mon oncle ne se gêne pas avec moi, murmura-t-il ; il me fait poser à plaisir.

Mais en ce moment, et comme si le baronet sir Williams eût eu à cœur de se laver de ce reproche, le pas d’un cheval se fit entendre, et Rocambole, levant la tête, aperçut un cavalier qui suivait à l’amble tranquille de sa monture le petit chemin qui longeait le parc ; ce devait être sir Williams. C’était lui, en effet, car lorsque Rocambole se leva à demi, il poussa son cheval et vint à lui.

Sir Williams mit donc pied à terre, attacha son cheval à un arbre et s’assit dans l’herbe auprès de Rocambole.

– Tu es exact, dit-il.

– Plus que vous, mon oncle.

– Cela tient, drôle, à ce que j’ai eu beaucoup à faire.

– Très bien. Tout est-il prêt ?

– C’est-à-dire que tout va marcher comme sur des roulettes, si tu sais t’y prendre… Écoute bien. Tu vas suivre ce sentier… là…

Et du doigt sir Williams indiqua le chemin par où il était venu.

– Bien. Après ?

– Ce chemin s’enfonce dans le parc et aboutit au jardin potager, continua sir Williams. Le jardin n’est séparé du parc que par une haie, fermée elle-même par une porte. Tu es leste, tu franchiras la haie.

– À merveille !

– Il est neuf heures, tu n’arriveras pas avant dix… À Kerloven, les domestiques habitent un corps de bâtiment éloigné et se couchent de bonne heure. Il y a bien un grand chien de garde dans la cour, mais ce chien n’est jamais lâché avant onze heures ou minuit. Armand, qui travaille le soir dans un petit pavillon que tu verras à gauche du jardin, se charge de cette besogne. En Bretagne, on dort toujours les clefs sur les portes, et souvent les portes ouvertes.

– Pays candide ! fit Rocambole avec une naïve admiration.

– Un perron de dix marches conduit du premier étage dans le jardin. Tu graviras ces dix marches, et tu trouveras une porte-fenêtre qui donne dans un grand salon. Cette porte n’est jamais fermée qu’au loquet.

– Ah çà, interrompit Rocambole, mais on entre dans cette maison comme chez soi ?

– Absolument.

Et sir Williams poursuivit sa description :

– À côté de ce grand salon est une autre pièce que madame de Kergaz affectionne et qui précède sa chambre à coucher. C’est une salle meublée en vieux chêne, du temps de Henri II, dont les murs sont couverts de portraits de famille ; la cheminée est surmontée d’une fort belle panoplie.

– Tiens, observa Rocambole, nous aurons les outils sous la main.

– Précisément. Jeanne travaille le soir dans cette salle à tapisseries et attend que son philanthrope d’époux remonte du pavillon, où il travaille jusqu’à onze heures, et vienne la chercher. Tu traverseras le premier salon sur la pointe du pied, tu frapperas à la porte de la salle gothique deux coups discrets. Jeanne, persuadée que c’est Armand, te dira d’entrer. Alors tu recommenceras la scène de la ville de Chatou… Cette fois, sois-en bien certain, elle jettera un cri que son mari entendra, et ce n’est pas moi, mais lui qui viendra à son aide.

Et sir Williams se prit à rire.

– Où serez-vous donc, vous ? demanda Rocambole.

– Moi, je suis censé aller à Vannes. En passant par Saint-Malo j’ai trouvé le moyen de me faire inviter à une grande battue au loin qui commencera demain dans les environs de Vannes, et je vais y coucher ce soir. Tu le vois, j’ai un costume de chasse.

– Ainsi, vous ne serez pas au château quand arrivera la catastrophe ?

– Non.

– Mais quand j’aurai tué le comte ?

– Eh bien, tu prendras la fuite.

– Où irai-je ?

– À Saint-Malo, me rejoindre.

– Où ?

– À bord du Fowler.

Et sir Williams, éclairant de la lueur de son cigare la lettre qu’il avait reçue le matin, la montra à Rocambole.

– Bravo ! s’écria celui-ci, nous triomphons sur toute la ligne.

– C’est-à-dire, fit sir Williams en riant, que lorsque tu auras expédié ce pauvre Armand nous serons les plus heureux et les plus honnêtes gens du monde. Par exemple, acheva-t-il, je te conseille, aussitôt le sacrifice accompli, si les domestiques ne t’arrêtent, d’aller te jeter dans le premier ruisseau que tu trouveras, afin de redevenir blond.

– Et si les domestiques m’arrêtent ?…

– Eh bien, que veux-tu qu’il t’arrive ? Tu te seras loyalement battu en duel… voilà tout.

– C’est juste.

– Adieu… bonne chance… et à demain, à bord du Fowler, qui te mènera en Angleterre. Nous souhaiterons ensemble bon voyage à cette pauvre Baccarat.

– Adieu, mon oncle, à demain.

Sir Williams remonta à cheval.

– Mon oncle, dit Rocambole, un mot encore…

– Que veux-tu ?

– Êtes-vous bien certain que, devenue veuve, Jeanne vous épousera ?

– Parbleu ! je pleurerai si bien son époux, je serai si inconsolable, je l’environnerai, elle, de tant de soins et d’amour, qu’elle se croira obligée à faire mon bonheur et à assurer un protecteur à son fils. Toujours l’histoire de mon père ! murmura sir Williams à part lui. Décidément les Kergaz n’ont pas de chance avec nous.

Et sir Williams éperonna sa monture et s’en alla.

– Quel homme ! murmura Rocambole avec admiration.

* *

*

Puis il se dirigea à travers le parc, malgré la nuit, malgré les obstacles, avec cette sûreté de pied et de coup d’œil qui distingue le sauvage. Une fille de service qu’il rencontra lui demanda où il allait : – À mes affaires, répondit-il effrontément, et il passa.

Chacune des indications de son maître sir Williams était gravée dans sa mémoire, et il gagna la haie vive qui séparait le parc du jardin sans la moindre hésitation.

Sir Williams avait eu raison de compter sur son agilité. Rocambole ne daigna point chercher une brèche à la haie.

Un saule planté dans le jardin laissait pendre ses branches flexibles par-dessus la haie. Rocambole bondit sur ses pieds, saisit à deux mains la plus basse branche, s’en servit comme il aurait fait de cette corde gymnastique qui sert à effectuer ce qu’on nomme le saut de rivière, et s’élança par-dessus la haie avec une légèreté qui lui eût mérité les éloges du saltimbanque Nicolo, son père adoptif. La haie franchie, Rocambole se trouva dans le jardin et s’orienta d’un coup d’œil. La façade sud du château était en face de lui. Le rez-de-chaussée, les combles étaient plongés dans l’obscurité ; mais au premier étage, à droite du perron, deux fenêtres étaient éclairées. Rocambole distingua parfaitement le perron, remarqua ces lumières et ne douta point un seul instant que ces fenêtres ne fussent celles de la salle gothique où, chaque soir, madame la comtesse de Kergaz attendait son époux bien-aimé. À gauche de la haie, dans un angle du jardin, Rocambole aperçut le pavillon où M. de Kergaz avait établi son cabinet de travail. Une faible clarté s’échappait à travers les persiennes du rez-de-chaussée et se projetait en dessins fantastiques sur un massif de chèvrefeuille qui entourait le pavillon.

– Il faut que je sache à quoi peut travailler ce philanthrope, murmura Rocambole.

Et il se glissa, en rampant, à travers les arbustes, les plates-bandes, silencieux, retenant son haleine, étouffant le bruit de ses pas, et il vint coller son œil à la persienne entrouverte, plongeant un rapide regard dans l’intérieur du pavillon.

Cet intérieur était un joli petit salon d’été, garni de rideaux en coutil, meublé en chêne blanc et dont les murs étaient couverts de rayons chargés de livres. Au milieu, le comte était assis devant une table, sur laquelle ses doigts pétrissaient un morceau d’argile. Dans les moments de loisir que lui laissaient la gestion de son immense fortune et la mission de haute charité qu’il s’était imposée, M. le comte Armand de Kergaz redevenait Armand le sculpteur, cet artiste au front inspiré, que nous avons jadis trouvé à Rome vivant de son ciseau, et que la fortune vint chercher au milieu d’un bal masqué pour le faire millionnaire.

M. de Kergaz, tout entier à son art en ce moment, était isolé du reste du monde. Il n’entendit point un léger bruit qui échappa à Rocambole, qui heurta une pierre en s’appuyant à la persienne.

– Tiens, pensa le cynique bandit, môssieur est un artisse. Quel dommage d’en priver la société !

Et il se retira avec les mêmes précautions.

– Bah ! se dit-il en s’en allant, il y a assez d’artistes comme cela dans le monde ; un de plus un de moins… qu’est-ce que cela fait ?

Et il se dirigea vers le perron ; il en gravit les dix marches à pas de loup.

Le temps était couvert, mais un rayon de lune, glissant à travers les nuages, donnait à la nuit une certaine transparence qui permettait de distinguer assez nettement chaque objet.

Tous les renseignements donnés par sir Williams à Rocambole étaient d’une merveilleuse exactitude ; la porte-fenêtre qui mettait en communication le grand salon et le perron n’était pas fermée. Rocambole n’eut qu’à la pousser pour pénétrer dans l’intérieur du château. Un rayon de lumière, filtrant à travers une porte, lui indiqua la salle gothique. Il marcha sur la pointe du pied jusqu’à cette porte, et frappa deux coups discrets.

– Entrez, dit une voix douce de femme.

Rocambole ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil…

Près de la cheminée, Rocambole aperçut la comtesse, lui tournant le dos et assise devant son métier à broder.

Une des croisées donnant sur le jardin était entrouverte.

Au-dessus de la cheminée, comme l’avait fort bien indiqué sir Williams, se trouvait la panoplie : un joli trophée de fusils de chasse, d’épées de combat, de rapières de tous les âges, presque toutes ayant une date historique, ayant été portées par les Kergaz des générations éteintes et rappelant quelque glorieux souvenir.

– Voilà les outils, se répéta Rocambole. Et il fit un pas dans la salle gothique.

– Est-ce toi, Armand ? dit Jeanne se retournant à demi et persuadée que ce n’était que son mari.

Et elle regarda le nouveau venu, sur le visage duquel tombait d’aplomb la lumière d’une lampe placée sur la cheminée. Soudain Jeanne poussa un cri… un cri strident et terrible, un cri d’effroi qui s’en alla vibrer à travers l’espace jusque dans cette petite pièce où M. le comte de Kergaz pétrissait tranquillement sa statue, et qui le fit bondir sur lui-même comme la lionne qui entend le rugissement d’alarme de ses lionceaux. Dans cet homme, vêtu du costume breton du pays de Vannes, Jeanne avait reconnu M. le marquis don Inigo de los Montes.

Il courut à elle, se jeta à genoux, et, fidèle à son rôle, s’écria :

– Jeanne, ma bien-aimée, pardonnez-moi !… mais j’ai surmonté tous les obstacles, bravé tous les périls… pour arriver jusqu’à vous. Jeanne… Jeanne !… ne me fuyez pas, ne me repoussez pas !

Il n’acheva pas. Un homme tomba comme la foudre au milieu du salon ; et cet homme se précipita sur lui avec l’impétueux courroux d’un tigre qui tombe sur son ennemi…

C’était Armand !

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