Rocambole, il l’avait prouvé maintes fois déjà, était un homme de résolution et d’une rare énergie. On se souvient de la résistance pleine de sang-froid et d’entêtement qu’il avait opposée jadis au comte Armand de Kergaz et à Léon Rolland, à Bougival. Il n’était alors qu’un enfant, et cependant il s’était montré héroïque. Aujourd’hui, le vaurien Rocambole était un homme fait, un roué plein d’expérience, un scélérat qui savait depuis longtemps son métier, et qui considérait froidement, d’un seul coup d’œil, les situations les plus désespérées. En dix secondes, Rocambole eut jugé celle où il se trouvait.
– Il est évident, pensa-t-il, que je suis tombé dans un piège ; que la Saint-Alphonse ne m’a honoré de son amitié que pour bien s’assurer que mes cheveux sont teints et que je porte une cicatrice de coup de poignard au côté droit. Ceci posé, il est tout à fait impossible de nier mon identité, et si je puis me sauver, ce n’est peut-être qu’en avouant tout… Ma foi ! tant pis pour sir Williams ! Je dirai tout ce qui le concerne, mais je ne soufflerai pas mot de John Bird et de Venture. Nous aurons peut-être la chance que celui-ci assassinera le comte et que l’autre emmènera Baccarat. Alors… tout est sauvé !
Rocambole pensa tout cela en dix secondes, pendant que le comte et Baccarat se plaçaient devant lui.
– Monsieur le vicomte de Cambolh, dit Baccarat d’un ton bref, voulez-vous nous faire le plaisir de quitter cet accent méridional qui nuit à la rapidité de votre langage ? Nous n’avons réellement pas de temps à perdre.
Rocambole s’inclina.
– Puisque vous me connaissez si bien, dit-il dans le français le plus pur, je ne saurais vous refuser.
Il s’exprimait avec calme, un demi-sourire glissait sur ses lèvres, et il semblait examiner avec curiosité les pistolets du comte.
– Monsieur de Cambolh, reprit Baccarat, la dernière fois que nous avons eu l’honneur de nous rencontrer, c’était, je crois, avenue Lord-Byron, chez miss Daï-Natha Van Hop…
– En effet…
Et Rocambole ne sourcilla point.
– Sans doute vous ne vous souvenez que vaguement des événements qui ont marqué cette rencontre ?…
– Je sais, répondit-il avec impudence, que j’étais l’amant de Daï-Natha, que je l’ai trouvée morte et que j’ai reçu un coup de poignard.
– Vous mentez ! dit Baccarat d’un ton sec. Vous n’avez jamais été l’amant de Daï-Natha.
– Mon Dieu ! qu’en savez-vous ?
– Vous n’êtes pas davantage le fils de la vieille femme qui vous a réclamé à l’hospice Beaujon.
– Assurément non.
– Pas plus que vous n’êtes le vicomte de Cambolh, gentilhomme suédois. Un vrai gentilhomme ne change pas de nom ni de nationalité ; il ne s’associe point à des bandits tels que les Valets-de-Cœur, il ne se fait pas le complice d’un misérable comme sir Williams.
– Ma foi ! murmura Rocambole, qui feignit une grande confusion, puisque vous êtes si bien informée, je vous demanderai humblement ce que vous attendez de moi.
– Je vais vous le dire, répliqua Baccarat.
La jeune femme était calme, froide, solennelle comme un juge qui prononce une sentence.
– Vous êtes ici, reprit-elle, tout entier à notre discrétion. Cette maison est isolée, il est minuit, l’heure où les champs sont déserts, et personne ne viendra à votre secours.
– Vous voulez donc me tuer ?
– Peut-être… si vous parlez…
– Que dois-je dire ?
– La vérité sur sir Williams. Si vous me livrez sir Williams, peut-être vous ferons-nous grâce de la vie.
– Peut-être, seulement ?
Et Rocambole eut un rire moqueur plein d’assurance.
– Tout dépendra de vos aveux.
– Que voulez-vous que je vous dise, si ce n’est que sir Williams, comme vous l’appelez, c’est-à-dire M. le vicomte Andréa, m’a frappé d’un coup de poignard ? Ceci est une preuve qu’il n’existait entre nous aucune complicité.
Baccarat se tourna vers le comte Artoff.
– Monsieur le comte, lui dit-elle, cet homme ne dira rien, je le vois. Le plus simple est de nous en débarrasser sur-le-champ.
– Comme vous voudrez, fit froidement le comte, qui arma un de ses pistolets et ajusta Rocambole.
Celui-ci comprit qu’il pourrait bien n’avoir plus deux minutes à vivre.
– Un instant ! dit-il, je parlerai.
Le comte baissa son pistolet.
– Voyons ! dit Baccarat, hâtons-nous.
– Je suis prêt à vous répondre si vous m’interrogez.
– Sir Williams était-il votre complice ?
– Oui, dit brièvement Rocambole.
– N’était-il point le chef des Valets-de-Cœur ?
– Il l’était.
– Répéteriez-vous ces paroles au comte de Kergaz ?
– Oui, mais le comte est absent de Paris. Il est parti avec sir Williams pour la Bretagne.
– Vous allez prendre une plume, ordonna Baccarat, et écrire sous ma dictée.
Rocambole n’était pas le plus fort ; il se résigna à obéir et se plaça docilement devant une table.
« Aujourd’hui, dicta Baccarat, dernier jour de ma vie… »
– Hein ? fit Rocambole qui sauta sur son siège.
– Écrivez toujours.
« Au moment de mettre volontairement fin à mes jours, – continua à dicter la jeune femme, tandis que le comte Artoff élevait son pistolet à la hauteur du front de Rocambole, – accablé de remords, désireux d’atténuer l’énormité de mes crimes par des aveux complets, je veux dénoncer l’homme qui m’a contraint pendant si longtemps de marcher avec lui dans la voie du crime. »
– Tiens ! pensa Rocambole, qui avait retrouvé sa présence d’esprit, cette femme a décidément du style.
Baccarat continua.
« Je déclare qu’il est un misérable, abrité derrière un voile d’hypocrisie, qui a été mon conseiller, mon chef, mon guide, la tête qui a pensé tous les crimes exécutés par mon bras. C’est lui qui a voulu faire assassiner Fernand Rocher par Léon Rolland à l’aide de Turquoise, et la marquise Van-Hop par son mari, à la suite d’une abominable intrigue lentement ourdie. »
Et Baccarat contraignit Rocambole à transcrire l’histoire de Fernand et celle de madame Van-Hop dans leurs plus minutieux détails.
– Maintenant, acheva-t-elle, signez.
Rocambole signa.
Alors Baccarat se tourna vers le comte :
– Peut-être que, dit-elle, lorsque M. de Kergaz aura pris connaissance de ce mémoire, il ouvrira enfin les yeux…
– C’est probable, dit effrontément Rocambole. Du reste, je le lui confirmerai de vive voix.
– Vous êtes dans l’erreur, répondit Baccarat d’un ton solennel et froid.
– Pourquoi ? demanda-t-il.
– Parce que vous allez mourir.
Rocambole jeta un cri, pâlit et voulut ressaisir les pages qu’il venait d’écrire ; mais déjà Baccarat s’en était emparée et les avait transmises au comte, qui, le pistolet au poing, était inabordable.
Rocambole comprit qu’il était perdu, et qu’en signant ses aveux il avait signé son arrêt de mort.
– Vous avez été imprudent, murmura Baccarat froidement. Si vous n’aviez pas écrit, vous nous eussiez été indispensable pour démasquer sir Williams. Maintenant votre déclaration nous suffit. Vous allez mourir…
– Oh ! oh ! dit Rocambole qui tâchait de gagner du temps et regardait furtivement autour de lui, cherchant un moyen de salut, vous vous êtes un peu pressée, chère madame Baccarat, de m’annoncer le sort qui m’attend.
Et il eut un sourire effronté.
– Auriez-vous encore quelque chose à nous apprendre ?
– Un secret assez important pour racheter ma vie.
– C’est à considérer. Voyons.
– Oh ! un instant, dit Rocambole qui ne perdait rien de sa présence d’esprit, un instant.
– Monsieur, lui dit brusquement le comte, il est une heure du matin, nous n’avons pas de temps à perdre. Si vous avez réellement quelque chose d’important à nous dire, si vous croyez que votre secret soit de nature à nous faire épargner votre vie, hâtez-vous.
– Monsieur le comte, répondit Rocambole avec le plus grand calme, j’estime mon secret si cher que je vais vous le vendre.
– Au prix de votre vie ?
– Oh ! non, dit Rocambole, ce n’est pas assez. Vous pouvez me tuer, vous ne pouvez pas me forcer à parler.
– C’est juste, nous vous tuerons.
– Cependant, continua le bandit, je suis convaincu qu’après ma mort, quand l’orage qui gronde sur la tête d’un homme que vous protégez aura éclaté, vous vous repentirez d’avoir refusé ma proposition.
Ces mots firent tressaillir Baccarat. Elle crut qu’un nouvel abîme avait été creusé sous les pas de Fernand Rocher et qu’il y tomberait facilement.
– Un instant, dit-elle à son tour, quel prix pouvez-vous mettre à votre secret, puisque vous allez mourir ?
– Bah ! répliqua Rocambole, vous êtes trop honnêtes gens pour me tuer quand je vous aurai tout dit. Mon secret vaut cent mille francs.
Cet homme, qui stipulait des intérêts d’argent au moment où d’autres auraient demandé grâce à genoux, était réellement d’une audace sans égale. Mais, avec sa merveilleuse lucidité d’esprit, le bandit avait déjà fait ce raisonnement, qui ne manquait pas de justesse !
– Ce n’est pas à moi qu’ils en veulent, mais bien à sir Williams. Quand ils auront mon dernier mot sur celui-ci, ils ne me tueront pas. Mais, ce dernier mot prononcé, l’affaire des quarante mille francs de rente à prendre sur la succession du comte de Kergaz est une affaire perdue. Il est donc prudent de se réserver une poire pour la soif. Cent mille francs sont bons à prendre, et me permettront d’aller vivre convenablement en Amérique pendant quelques mois.
C’était, on le voit, assez bien pensé.
Or, tandis que le comte et Baccarat se regardaient et semblaient réfléchir, Rocambole se dit encore :
– Évidemment, je cours deux risques agréables : le premier, de me tirer de ce mauvais pas avec cent mille francs ; le second, de voir le comte assassiné à son retour chez lui, et Baccarat supprimée par John Bird, à qui j’ai donné de minutieuses instructions. Dans ce cas-ci, rien n’est perdu, et, le comte mort, je vais tranquillement en Bretagne administrer à ce pauvre M. de Kergaz le coup des mille francs.
– Eh bien, demanda le comte, est-ce là votre dernier mot ?
– Ma foi ! oui…
– Vous voulez donc mourir ?
– Je préfère mourir que livrer mon secret pour rien.
– Et vous voulez cent mille francs ?
– Je veux cent mille francs, répéta Rocambole, de plus en plus convaincu que le comte ne le tuerait pas.
– Et si votre secret n’a pas l’importance que vous lui donnez ?
– Eh bien, mais, dit tranquillement Rocambole, puisque vous devez me tuer, vous reprendrez votre bon sur mon cadavre.
– Soit, dit le comte.
Et il s’approcha de la table et souscrivit le bon de cent mille francs, payable chez M. de Rothschild, à Paris ou à Londres, et le tendit à Rocambole.
Celui-ci le prit et le mit dans sa poche.
Puis il alla s’asseoir avec le plus grand calme auprès de madame de Saint-Alphonse, qui assistait, muette, et frappée de terreur, à cette étrange scène.
– Permettez-moi de m’asseoir avant de parler, dit-il, je suis un peu las.
– Faites, et hâtez-vous, dit Baccarat, que cet imperturbable aplomb commençait à exaspérer.
– Je vous dirai donc, reprit Rocambole, que mon secret concerne M. de Kergaz.
– Ah ! fit le comte.
– Vous vous intéressez à lui, n’est-ce pas ?
– Beaucoup.
– Le comte n’a pas de longs jours à vivre.
Baccarat tressaillit.
– Son excellent frère, continua Rocambole, a une assez belle idée, celle de le tuer, d’épouser sa femme après, et d’hériter ainsi de sa fortune.
Baccarat et le jeune Russe se regardèrent.
– Vous voyez, dit la jeune femme, j’avais deviné.
– Aviez-vous deviné les moyens d’exécution ? interrogea Rocambole avec insolence.
– Non.
– Le comte serait tué en duel… dans son château de Kerloven… par un garçon qui, depuis trois mois, répète une assez jolie botte secrète.
Baccarat frissonna.
– Sir Williams est à Kerloven, attendant le meurtrier, et il lui ménage un rendez-vous avec sa victime dans la chambre de madame de Kergaz. Le meurtrier passera pour un adorateur audacieux… Vous comprenez ?
– Oh ! s’écria Baccarat, peut-être n’y aurait-il pas une minute à perdre… Le nom du meurtrier ?
– Comment ! fit Rocambole, en riant, vous ne l’avez pas deviné ?… C’est moi.
– Vous ! exclama Baccarat.
Et l’angoisse disparut de son visage, et ses lèvres s’arquèrent en un éclat de rire.
– Mais alors, dit-elle, M. de Kergaz n’a rien à craindre ?
– Non, sans doute, puisque pour cent mille francs…
– Pardon, monsieur, interrompit le comte Artoff d’un ton glacé, votre secret, j’en conviens, valait cent mille francs.
– N’est-ce pas ? fit Rocambole triomphant.
– Je suis homme d’honneur, monsieur, et vous n’avez qu’à me désigner…
– Désigner qui ?
– La personne à qui vous voulez laisser cette somme. Elle sera payée.
– Mais je la toucherai fort bien moi-même, monsieur le comte.
– C’est impossible.
– Pourquoi ?
– Mais, dit Baccarat qui devinait la pensée du comte, parce que les morts n’ont besoin de rien.
– Les… morts… balbutia Rocambole pâlissant.
– Monsieur, continua le jeune Russe, vous vous trompiez tout à l’heure en pensant que votre secret livré, vous auriez votre grâce. Nous n’avons plus besoin de vous, maintenant, et le plus sûr moyen de préserver M. de Kergaz de tout péril est, à coup sûr, celui de se débarrasser du spadassin qui le devait tuer.
Rocambole se prit à frissonner.
– Avez-vous des héritiers ? demanda le comte.
– Mais, s’écria Rocambole, chez lequel le sentiment de la conservation s’éveilla énergique et puissant, je ne veux pas mourir… je ne veux pas…
Le comte l’ajusta.
– Ne bougez pas, dit-il, vous avez deux minutes encore… Nommez-moi la personne à qui vous voulez léguer les cent mille francs.
En même temps, le comte frappa le parquet du pied, et Rocambole, que la terreur de la mort avait fini par gagner, vit sortir d’un cabinet de toilette deux hommes qui tenaient des cordes et un objet dont il ne put d’abord définir la forme. C’étaient, sans doute, les instruments de son supplice, dont l’heure venait de sonner.