Les deux hommes que Rocambole vit apparaître avaient une physionomie assez originale pour qu’elle mérite quelques lignes de silhouette. Ils étaient de haute stature, et leur visage aux traits aplatis accusait le type des races asiatiques.
Ces deux hommes, à la taille et aux proportions herculéennes, le comte Artoff les avait choisis parmi les nombreux paysans de ses vastes domaines et les avait amenés à Paris. Ils ne savaient d’autre langue que leur langue maternelle, et n’avaient, à l’hôtel de la rue de la Pépinière, d’autres fonctions que celle de panser de magnifiques chevaux nés dans les pâturages des bords du Don, qui faisaient aux Champs-Élysées et au bois l’admiration du sport parisien. Ces hommes n’obéissaient, ne parlaient qu’à leur maître et n’écoutaient que lui. Habitués à une soumission passive, dévoués jusqu’au fanatisme, un signe de leur jeune maître leur suffisait ; pour eux, le comte était la loi suprême, le seul souverain qu’ils reconnussent.
Rocambole, en les voyant, comprit qu’il était perdu. Il devint horriblement pâle, et un frisson parcourut tout son corps, lorsqu’il les vit développer cet objet mystérieux que l’un d’eux tenait à la main.
Cet objet était un grand sac de toile à voile. Évidemment le comte allait lui infliger ce supplice oriental qui consiste à jeter le patient à l’eau, après l’avoir cousu dans un sac.
Le comte le regarda.
– Monsieur, lui dit-il avec ce calme glacé qu’il avait conservé depuis le commencement de cette scène, je vous le répète, vos minutes sont comptées, et je vous engage à ne point les perdre en paroles inutiles.
– Monsieur… balbutia Rocambole, que la terreur de la mort envahissait par degrés.
– Vous allez mourir, dit le comte. Vous êtes condamné par vos propres aveux ; mais j’ai payé ces aveux cent mille francs, et je vous supplie de m’indiquer la personne que vous instituez votre légataire. La somme lui sera fidèlement remise.
Rocambole gardait un silence farouche.
En ce moment Baccarat se leva, entraîna le comte dans un coin de la pièce, et lui dit :
– Ne poussez pas jusqu’au bout de cette tragédie terrible, ne le tuez pas. Peut-être que la peur lui arrachera un dernier aveu.
– Madame, répondit le comte gravement, vous m’aviez donné ce matin de pleins pouvoirs, et je vais en user.
– Que dites-vous ?
– Tenez, continua-t-il, sortez, emmenez cette femme à moitié évanouie, et laissez-moi faire.
– Ne le tuez pas, répéta Baccarat d’une voix pleine d’angoisse, je ne le veux pas.
– Partez… il vous regarde, dit le comte.
Baccarat crut à la clémence du jeune Russe envers Rocambole. Jusque-là elle ne s’était montrée si déterminée de voir mourir ce dernier que parce qu’elle espérait obtenir de lui une confession pleine et entière, et elle devinait instinctivement qu’il n’avait pas tout dit ; mais, au dernier moment, le cœur lui manquait ; elle était chrétienne et ne pouvait tremper ses mains dans le sang, elle ne pouvait autoriser un meurtre.
– Sortez, madame ! fit le comte d’un ton d’autorité.
Baccarat crut que cet ordre avait surtout pour but d’augmenter l’effroi du condamné ; elle prit madame de Saint-Alphonse par la main et l’entraîna hors du boudoir, dont le comte referma la porte sur-le-champ à double tour, afin que ni l’une ni l’autre ne pût entrer.
Puis il revint vers les Cosaques et fit un signe.
À ce signe, l’un des hommes délia les cordons qui fermaient le sac. Le second mit une main sur l’épaule du condamné, et le saisit rudement de l’autre.
– Monsieur, répéta le comte, si vous voulez disposer de vos cent mille francs, désignez-moi votre héritier.
Cette fois, Rocambole releva la tête. Le marquis don Inigo de los Montes, au dernier moment, à la dernière minute de son existence, venait d’avoir une de ces inspirations rapides, sublimes, comme en avait son digne maître sir Williams. Au seuil de la mort, qui paraissait inévitable pour lui, il avait retrouvé l’espoir de vivre.
– Monsieur le comte, dit-il, je commence à comprendre le genre de supplice que vous me destinez. Je vais périr par immersion ?
– La Marne est profonde, répondit le comte ; et, bien certainement, vous devez avoir noyé ou assassiné quelqu’un en votre vie…
Rocambole tressaillit et se souvint de l’infortuné Guignon, qu’il avait, cinq années auparavant, jeté dans la Seine. Cependant il répliqua :
– Je ne m’abaisserai point à vous demander grâce, mais vous trouverez bon que je n’aie d’autre héritier que le hasard.
– Que voulez-vous dire ?
– Vous me jetez à l’eau, n’est-ce pas ?
– Vivant et enfermé dans ce sac.
– C’est oriental, ricana Rocambole. Mais la Marne n’a point la profondeur du Bosphore, et il est probable que mon corps sera repêché un jour ou l’autre.
Le comte parut réfléchir.
– C’est probable, en effet, dit-il.
– Donc, celui qui le repêchera trouvera dans ma poche le bon de cent mille francs. Eh bien, monsieur le comte, si vous êtes réellement gentilhomme, vous ne ferez aucune opposition chez votre banquier, et le bon sera payé.
– Très bien, dit le comte.
– En outre, acheva Rocambole, j’ai la chance que, mon corps retrouvé, et dans ma poche ce bon de cent mille francs signé de vous, on vous accuse de ma mort.
– Vous vous trompez, répondit le comte, on ne donne point d’ordinaire cent mille francs aux gens qu’on assassine, et, le cas échéant, on reprend au cadavre le bon donné au vivant.
Rocambole se mordit les lèvres et ne répondit pas. Il ne songeait déjà plus, du reste, aux cent mille francs. Sa pensée était concentrée tout entière sur le plan hardi d’évasion qui venait de germer dans sa tête.
Une seule crainte, un seul frisson de terreur l’agitait. Il redoutait qu’on ne le garrottât avant de l’enfermer dans le sac. Le comte parut aller au-devant de cette secrète épouvante.
– Monsieur, lui dit-il, le sang-froid que vous manifestez au seuil de l’éternité me prouve que vous êtes un brave. Si criminel qu’il soit, un homme brave a droit à quelques égards.
Rocambole sourit.
– Vous êtes trop bon, fit-il d’un ton moqueur.
– Vous êtes condamné, reprit le comte, à périr par immersion, enfermé dans un sac, et nous ne reviendrons pas là-dessus. Mais vous pouvez mourir librement.
– Je ne comprends pas.
– Il est des condamnés qu’on traîne au supplice garrottés ; il en est d’autres qui s’y laissent conduire librement.
– Je suis de ceux-là, monsieur.
– Voulez-vous entrer dans le sac sans résistance, et ces hommes, dont le contact semble vous répugner, ne vous toucheront qu’au dernier moment ?
– Certainement…
Et Rocambole eut peine à réprimer sa joie en prononçant ce dernier mot.
Le comte fit un signe à ses Cosaques, puis il leur dit quelques mots en langue russe. Alors celui qui tenait Rocambole le lâcha. L’autre laissa retomber à terre le sac arrondi et béant.
Rocambole assista à tous ces préparatifs d’un air indifférent et ne sourcilla point.
– Monsieur, lui dit le comte d’une voix émue, ne croyez-vous point en Dieu ? Au moment où vous allez paraître devant lui, une prière ne jaillira-t-elle point de vos lèvres ?
– Vous avez raison, répondit-il.
Et il se mit à genoux, et parut prier. Puis il se releva, salua à la façon des gladiateurs antiques, et se plaça à pieds joints au milieu du sac.
Le comte laissa échapper un dernier geste ; les Cosaques prirent les bords du sac, les relevèrent et les lièrent solidement par-dessus la tête de Rocambole. Puis l’un d’eux ouvrit la fenêtre à deux battants. Cette fenêtre donnait sur la rivière. En bas, à dix pieds au-dessous, la Marne roulait son flot lent et profond.
L’un des Cosaques prit le sac à bras le corps, l’éleva au-dessus de sa tête dans ses robustes bras. Puis on entendit un bruit sourd, puis un clapotement dans l’eau, puis plus rien…
– C’est fini… murmura le comte Artoff, qui ouvrit la porte du boudoir.
Baccarat accourut, jeta un regard autour d’elle, vit la fenêtre ouverte, comprit tout et jeta un cri de douleur et d’effroi.
– Ah ! dit-elle avec un accent de reproche, vous m’avez désobéi.
– Madame, répondit le comte d’une voix lente et grave, si je n’avais pas retranché cet homme du nombre des vivants, qui sait combien de nobles vies nous aurions eu à pleurer bientôt. Pardonnez-moi… il le fallait.
* *
*
Une heure après, Baccarat, épouvantée du meurtre qu’elle n’avait pas eu l’énergie d’empêcher, arrivait rue de Buci, tandis que le comte Artoff et madame de Saint-Alphonse continuaient leur chemin et se rendaient rue de la Pépinière.
Obéissant à l’habitude, au lieu de sonner, elle se servit de son passe-partout pour entrer dans la cour, et elle se dirigea vers la porte d’entrée de la maison. À son grand étonnement, Baccarat trouva cette porte entrouverte. Rocambole, Venture et la veuve Fipart avaient oublié de la fermer en emmenant la petite juive. Un sinistre pressentiment assaillit la jeune femme.
Elle entra dans le vestibule à tâtons, se dirigea vers le couloir, et appela Marguerite.
Marguerite ne répondit pas. Cependant la vieille servante avait le sommeil si léger d’ordinaire, qu’elle entendait sa maîtresse au moment où celle-ci entrait dans la cour.
– Marguerite ! répéta la jeune femme avec anxiété.
Elle prêta l’oreille, et il lui sembla entendre des gémissements étouffés, des plaintes inarticulées. Une sueur glacée perla alors aux tempes de Baccarat.
– Qu’est-il donc arrivé, mon Dieu ? se demanda-t-elle.
Et elle s’engagea dans le couloir avec cette hardiesse qui révélait l’énergie de son caractère. Elle marcha jusqu’à la chambre de Marguerite. À la porte, que les malfaiteurs avaient mal fermée, elle entendit plus distinctement les gémissements.
– Ouvre ! cria-t-elle à Marguerite.
Mais Marguerite n’ouvrit pas, et continua à gémir sans articuler un mot.
Alors elle chercha de la main la clef ordinairement sur la serrure et la chercha vainement. La veuve Fipart avait trouvé spirituel de l’emporter. Baccarat appuya alors son épaule gauche contre la porte, et, avec sa vigueur peu commune, elle l’enfonça et pénétra dans la chambre. La chambre était, comme le corridor, plongée dans l’obscurité.
Baccarat alla droit au lit, appela de nouveau Marguerite, qui continuait à gémir, la palpa des deux mains, et finit par se convaincre que la vieille servante était attachée et bâillonnée.
Elle lui arracha le bâillon et s’écria :
– Qu’est-il arrivé, dis ? Qui donc est venu ici ?
– On a pris l’enfant, répondit Marguerite avec des sanglots dans la voix. Ils m’ont garrottée, étranglée, étouffée sous mes couvertures ; ils se sont emparés de Sarah, l’ont menacée de la tuer si elle criait et ne les suivait, et ils l’ont emmenée.
– Mais qui ? quels sont-ils ? demanda Baccarat, à demi folle de désespoir.
– Une vieille femme… un jeune homme… et puis un nègre…
Ce dernier mot fut un trait de lumière pour Baccarat.
– Ah ! murmura-t-elle, le nègre de don Inigo… Le misérable est mort sans avoir tout dit…
* *
*
Baccarat se trompait.
M. le marquis don Inigo de los Montes, plus communément appelé Rocambole, n’était point mort, et nous allons voir comment s’était réalisé ce mystérieux espoir de salut qu’il avait eu en entrant sans résistance dans le sac qui devait lui servir de linceul.
Voici le raisonnement que Rocambole s’était fait, tandis que le comte le pressait de lui indiquer son héritier.
– J’ai sur moi un poignard à lame effilée et pointue. Le sac est large et me permettra l’usage de mes mouvements, à moins qu’on ne me lie les bras… On va me jeter à l’eau ; mais, en cet endroit, la Marne est profonde, et j’arriverai au fond vivant. Je nage et plonge comme un poisson, et je puis rester jusqu’à deux minutes sous l’eau… Si, une fois dans le sac, je puis saisir mon poignard, et, arrivé sous l’eau, fendre le sac et en sortir, je suis sauvé…
Ce raisonnement était peut-être bien téméraire, cette espérance, bien hardie et bien folle… Mais Rocambole allait mourir, et aux yeux d’un homme condamné, si légère que soit l’espérance de vivre, elle prend des proportions grandioses.
Rocambole se laissa donc mettre dans le sac ; mais tandis qu’on en nouait l’orifice au-dessus de sa tête, il ramena lentement, doucement, par un imperceptible mouvement, une de ses mains qui pendait le long de son corps jusqu’à sa poitrine, la glissa sous son gilet, y saisit le manche du stylet, et l’y étreignit fortement tout en demeurant immobile.
Dix secondes après, il tombait à l’eau ; trois secondes plus tard, il touchait le fond de la rivière et tombait sur un lit de vase qui achevait d’amoindrir sa chute. La fraîcheur glaciale de l’eau eût fait perdre connaissance à tout autre. Mais Rocambole était une de ces natures énergiques chez lesquelles l’instinct de la vie domine tout.
Il avait le bras libre, il enfonça son poignard dans le sac, et la toile, dont il trouva heureusement le biais, se fendit d’un bout à l’autre, et lui permit d’étendre d’abord les bras, puis de dégager ses jambes.
Tout cela fut l’affaire d’une minute à peine. D’un coup de pied, il s’élança hors de l’eau, montra sa tête à la surface, respira une gorgée d’air et replongea : il craignait que le comte et les siens ne se fussent mis à la fenêtre pour assister à son agonie. Mais, on s’en souvient, le comte et Baccarat avaient détourné la tête.
Rocambole, il l’avait jadis prouvé à Bougival, était un nageur intrépide. Il venait de respirer une seconde ; il se replongea bravement sous l’eau et alla reparaître à cent mètres plus bas, aux trois quarts épuisé, mais vivant, et soutenu par sa rare énergie.
Un saule, dont les racines trempaient dans la rivière, lui servit de point d’appui. Il se cramponna à ses dernières branches, remonta sur la berge et s’assit.
Pendant un moment, la joie de vivre encore, après avoir considéré son trépas comme certain, domina chez Rocambole tout autre sentiment, même celui de la prudence. Il ne s’aperçut point que ses vêtements étaient ruisselants, que le froid de la nuit était glacial ; il ne songea point qu’il suffirait de quelques heures passées dans cette situation pour le mettre en face d’une mort certaine, et contre laquelle il ne pourrait se défendre… Il ne pensa même pas que le comte pouvait l’avoir aperçu en sortant de l’eau.
Mais cette joie, cet enivrement, ce bonheur de respirer à pleins poumons cet air dont, un moment, il avait été privé, furent de courte durée. Le sang-froid qui présidait à tous les actes de la vie de Rocambole reprit bien vite le dessus.
– Vite ! se dit-il, filons…
Et il se glissa le long de la berge à travers les saules, s’arrêtant au moindre bruit, malgré l’obscurité, tant il redoutait d’être entendu ou aperçu de la villa. De temps à autre, il se retournait et enveloppait la villa d’un coup d’œil. Les lumières venaient de s’étendre sur la façade. On avait refermé la fenêtre par laquelle on l’avait jeté à l’eau, et Rocambole, faisant quelques pas encore, vit briller de l’autre côté de la maison une clarté rougeâtre.
– Bon ! se dit-il, les chevaux sont à la voiture, les bourreaux s’en vont. Laissons-les passer.
Il se recoucha dans l’herbe à plat ventre, et, tout grelottant de froid, il attendit.
Bientôt après retentit le roulement d’une voiture et le piétinement de plusieurs chevaux. La route passait à cent mètres du bord de la rivière. Rocambole, immobile, vit apparaître les lanternes du coupé, puis le coupé passa rapide comme l’éclair.
– Ils sont partis… En route, maintenant ! murmura-t-il en se relevant.
Et il se mit à courir, en suivant toujours la berge de la rivière en aval.