Nous avons laissé le comte Armand de Kergaz et Rocambole l’épée à la main, éclairés par les torches des serviteurs du manoir.
Les deux adversaires s’attaquèrent avec furie, et, tout d’abord, l’impétuosité du comte fut telle, que Rocambole dut renoncer à faire usage sur-le-champ de la botte secrète. Pendant deux minutes environ, Rocambole ne put que parer les coups terribles que lui portait Armand. M. de Kergaz était de première force à l’épée, et l’élève de sir Williams comprit qu’il avait une rude besogne. Cependant l’extrême agilité de Rocambole, qui se pliait, rompait, avait de brusques retraites de corps, semblait lui donner un certain avantage. En outre, le drôle était parfaitement de sang-froid, tandis que M. de Kergaz exaspéré avait perdu tout son calme.
Rocambole adopta le système le plus sage en pareil cas. Il opposa une résistance passive à l’impétuosité fougueuse de son adversaire, épiant l’occasion, attendant que celui-ci fît une faute assez grave pour lui permettre, à lui Rocambole, de porter le terrible coup des mille francs.
Insensiblement, le terrain du combat s’était déplacé. Armand poussait vigoureusement le prétendu marquis, et celui-ci rompait à mesure, rompait toujours. Quelquefois même, il rompait avec tant de précipitation, que M. de Kergaz tressaillait de fureur et craignait qu’il ne voulût lui échapper.
– Ah ! lâche ! s’écria-t-il à un certain moment où Rocambole venait de faire un saut en arrière au lieu de rompre méthodiquement d’un pas, ah ! lâche ! tu fuis !…
Et il se fendit imprudemment et se découvrit.
Rocambole esquiva l’épée en se jetant de côté, et porta la fameuse botte ; mais M. de Kergaz revint brusquement à la parade et la botte fut esquivée par lui, comme elle aurait pu l’être par le professeur qui l’avait démontrée à Rocambole.
– Ah ! traître, murmura Armand, tu joues le jeu italien ! heureusement je le connais.
Et M. de Kergaz pressa Rocambole, déconcerté et tout abasourdi de voir son secret possédé par son adversaire ; il le poussa jusqu’à la haie qui séparait le parc du jardin, et là, comme il ne pouvait rompre davantage, comme d’ailleurs l’élève de sir Williams perdait insensiblement son calme et sa présence d’esprit depuis que la botte avait été parée, il fut atteint en pleine poitrine et cloué contre un arbre.
Rocambole jeta un cri, laissa échapper son épée et tomba baigné dans son sang.
La vue de son adversaire se roulant sur le sol et perdant son sang par une large blessure éteignit la colère d’Armand. Il jeta son épée, se pencha sur Rocambole, banda la plaie avec son mouchoir, et donna des ordres pour que le blessé fût sur-le-champ transporté dans un bâtiment voisin du château.
Deux minutes après, en effet, Rocambole, blessé, évanoui, était couché sous ce toit où il avait voulu semer le deuil une heure auparavant ; un valet montait à cheval pour aller chercher un médecin, et le comte de Kergaz, oublieux des injures, s’installait au chevet de cet homme qui s’était fait l’instrument de son plus cruel ennemi.
* *
*
Quand il revint à lui, Rocambole vit le comte de Kergaz assis à deux pas de son lit, et il devina sur-le-champ tout ce qui s’était passé. Auprès du comte se trouvait un homme vêtu de noir et cravaté de blanc, que Rocambole jugea être un médecin ; tous deux causaient à voix basse. Cependant, le blessé entendit ce qu’ils disaient :
– Ainsi, docteur, la blessure est grave ? interrogea M. de Kergaz.
– Très grave, monsieur le comte.
– Peut-il en mourir ?
– Je le crains.
La peur s’empara de Rocambole. Il ne voulait pas mourir.
Le comte s’approcha du lit, vit le blessé les yeux ouverts, et fit un signe imperceptible au docteur.
Ce signe voulait lui recommander sans doute le silence.
Le docteur s’approcha à son tour, prit la main du faux marquis, constata qu’il avait la fièvre et entraîna de nouveau M. de Kergaz dans une embrasure de croisée, où il se reprit à causer avec lui.
– Tonnerre et sang ! pensa Rocambole, qui sentit un courroux terrible s’animer dans son cœur contre sir Williams, si je dois mourir, au moins je mourrai vengé. Je démasquerai cet homme, en qui j’ai eu une foi si aveugle que je vais en mourir.
À partir de ce moment, la terreur de la mort et une sourde irritation s’emparèrent du blessé et atteignirent chez lui des proportions inouïes. Il se sentit naître au fond de l’âme une haine féroce pour sir Williams ; et, comme le comte s’approchait et lui demandait avec bonté :
– Comment vous sentez-vous, monsieur ?
– Monsieur le comte, répondit-il, je voudrais être seul avec vous pendant une heure ; je voudrais vous confier au plus vite, un secret que je ne veux pas emporter dans la tombe…
Le comte fit un signe au docteur, qui sortit, et il demeura seul au chevet du blessé ; puis il regarda le marquis don Inigo.
– Parlez, monsieur, dit-il, je vous écoute.
– Monsieur le comte, dit alors le faux marquis, j’ai entendu votre médecin vous affirmer tout à l’heure que je mourrai des suites de ma blessure, et je ne veux pas mourir sans que vous sachiez qui je suis, et quel est le motif secret de ma conduite.
Le comte eut un geste d’étonnement.
– Je ne m’appelle point le marquis don Inigo, je ne suis pas Brésilien, et j’ai capté la confiance de votre ami M. Urbain Mortonnet du Havre.
– Qui donc êtes-vous ? demanda le comte.
– J’ai été l’instrument, le bras, l’agent actif d’un homme que j’appellerai pour le moment sir Arthur Collins.
Armand tressaillit.
– Je crois avoir entendu prononcer ce nom, dit-il.
– C’est moi qui, sous le nom de vicomte de Cambolh, me suis battu avec M. Fernand Rocher.
– Vous ?
– Moi qui, avec l’aide de sir Arthur Collins, le fis transporter rue Moncey, dans l’ancien hôtel de la Baccarat, où il fut reçu par Turquoise. Or, savez-vous, monsieur le comte, quel était ce sir Arthur Collins ?
Le comte, stupéfait, regardait le blessé.
– C’était un homme qui voulait ruiner M. Fernand Rocher, le déshonorer en jetant aux genoux de sa femme, le jeune comte de Château-Mailly.
– Mais, monsieur, interrompit Armand, qui ne connaissait pas le dernier mot de cette histoire, car, sur l’ordre de Baccarat, tous avaient gardé le silence vis-à-vis de lui, que me dites-vous donc là ?
– Attendez, reprit Rocambole. Un soir, une nuit plutôt, un autre homme que vous connaissez, Léon Rolland, conduit par moi, pénétra dans la chambre de la Turquoise, qu’il aimait, et y trouva Fernand Rocher. Au moment où il entrait, la Turquoise souffla les bougies. Léon ne reconnut pas Fernand et se jeta sur lui armé d’un couteau. Heureusement pour lui, une femme qui nous poursuivait tous deux, sir Arthur Collins et moi, apparut un flambeau à la main.
– Baccarat, sans doute ? exclama le comte.
– Oui, fit Rocambole d’un signe. Le plan habilement conçu par sir Arthur Collins s’écroula, et celui-ci n’eut que le temps de prendre la fuite.
– Mais, s’écria M. de Kergaz, qu’est-ce donc que ce sir Arthur Collins dont vous me parlez ?
– Attendez, monsieur le comte, attendez. Sir Arthur avait rêvé de vastes combinaisons et m’y avait associé. J’étais son instrument. Un jour, il imagina de faire assassiner la marquise Van-Hop par son mari, dans un accès de fureur jalouse, afin de rendre le marquis libre et de lui permettre d’épouser plus tard sa cousine indienne Daï-Natha.
– Comment ! dit le comte, cette jeune femme qu’on a trouvée morte dans son hôtel aux Champs-Élysées ?
– Auprès d’un jeune homme baigné dans son sang, mais respirant encore.
– Oui, son amant, qu’elle avait assassiné, dit-on ?
– Erreur ! monsieur le comte. Ce jeune homme, c’était moi, et la main qui m’avait frappé était celle de sir Arthur Collins.
Alors Rocambole, à qui la mort semblait accorder un délai pour qu’il eût le temps de compléter ses aveux, Rocambole raconta tout au long ce drame que nous déroulions naguère, et dont Baccarat avait précipité le dénouement.
Seulement, le blessé continuait à désigner Andréa sous le nom de sir Arthur Collins. Pourtant un vague soupçon commençait à envahir le comte, une lueur indécise encore se faisait dans son esprit.
– Mais enfin, monsieur, fit-il avec impatience, quel était donc sir Arthur Collins, et d’où venait-il ?
– Je vous le dirai tout à l’heure. Permettez-moi de continuer. Quand sir Arthur eut vu échouer ses deux premières combinaisons, il voulut essayer une troisième. Celle-ci vous touchait de près, monsieur le comte, comme vous allez le voir. À tort ou à raison, sir Arthur s’était imaginé que si, par suite d’un événement quelconque, madame la comtesse de Kergaz devenait veuve, elle finirait par se remarier…
Le comte de Kergaz tressaillit, et la lueur qui se faisait depuis un instant dans son cerveau, se prit à grandir.
– Monsieur le comte, poursuivit Rocambole, sir Arthur voulait épouser votre veuve, et il m’avait chargé de vous tuer.
Armand jeta un cri.
– Jamais, poursuivit le blessé, je n’ai été épris de madame de Kergaz ; jamais je n’ai levé les yeux jusqu’à elle pour mon propre compte.
– Mais alors, ce duel avec mon frère Andréa ?… murmura Armand d’une voix tremblante.
– Monsieur le comte, dit Rocambole, regardez-moi bien, ne me reconnaissez-vous pas ?
– Non, dit Armand.
– Vous souvient-il de Bougival ?
Armand tressaillit.
– Et d’une nuit où vous m’avez appuyé un poignard sur la gorge ?
Ces mots furent un trait de lumière pour Armand.
– Rocambole ! murmura-t-il.
– C’est moi qui conduisais votre chaise de poste, le jour où vous trouvâtes sur la route du château de Magny votre frère Andréa, exténué et mourant.
Et comme M. de Kergaz laissait échapper un geste de surprise, Rocambole ajouta :
– Sir Arthur Collins s’était appelé autrefois sir Williams ; sir Williams, vous le connaissez maintenant, c’était M. le vicomte Andréa.
– Oh ! fit Armand d’une voix étouffée.
– C’est lui qui m’a fait apprendre pendant trois mois, à votre intention, cette botte italienne que vous avez parée ; lui qui, il y a deux heures, m’a, de l’extrémité du parc, indiqué mon chemin.
– Oh ! l’infâme ! murmura M. de Kergaz accablé.
Et il se souvint alors que Baccarat, un soir, était venue lui dire : « Andréa est un traître ! » et qu’il l’avait repoussée en lui disant : « Andréa est un saint ! » Le voile qui pesait sur les yeux de M. de Kergaz se déchirait enfin, et dès lors il comprit tout entière, cette œuvre patiente de vengeance que le génie de sir Williams avait rêvée, conduite, et que la Providence seule renversait au dernier moment.
– Monsieur le comte, acheva Rocambole, si vous doutiez encore, je pourrais vous donner une preuve authentique, irrécusable.
– Parlez, dit le comte.
– Cette preuve, poursuivit Rocambole, tenez, je vais vous la vendre.
Armand le regarda, stupéfait.
– Ce n’est point le repentir qui a dicté mes aveux, continua Rocambole avec cynisme, c’est la vengeance. Au moment de mourir, je suis prêt à haïr cet homme en qui j’avais foi, et je n’ai pas voulu mourir seul… comprenez-vous ?
– Eh bien ? dit le comte.
– À l’heure qu’il est, Baccarat court un danger pire que la mort. Si je parle, vous la sauverez des mains de sir Williams ; si je me tais, elle est perdue.
– Parlez donc alors ! exclama le comte vivement ; que vous faut-il ?
– Votre parole que si le médecin s’était trompé, et que si ma blessure n’était point mortelle, vous me pardonneriez et ne me livreriez point à la justice.
– Foi de gentilhomme, monsieur, répondit le comte gravement, je vous jure que vous sortirez de chez moi librement.
– Et, ajouta Rocambole qui songeait toujours à l’avenir, même en présence de la mort, vous me donnerez cent mille francs et un passeport pour l’Angleterre ?
– Soit, parlez.
Rocambole, s’étant fait sur-le-champ ce raisonnement fort simple, qu’il aurait cent mille francs d’Armand s’il revenait à la santé, lesquels, réunis aux cent mille francs du comte Artoff, lui constitueraient dix mille francs de rente, ne vit plus aucun inconvénient à livrer le dernier secret de sir Williams, et il dit à Armand tout ce qu’il savait des projets de vengeance d’Andréa contre Baccarat, en ce moment à bord du Fowler.
Cette dernière révélation fit bondir M. de Kergaz, et lui rendit toute son énergie.
– Un cheval ! s’écria-t-il en tirant violemment un cordon de sonnette, qu’on me selle un cheval !
Et dix minutes après, en effet, Armand et quatre serviteurs armés galopaient sur la route de Saint-Malo.
– Bon ! pensa Rocambole, que la terreur de la mort rendait féroce pour son maître, tu vas passer un joli quart d’heure, sir Williams… et je ne mourrai pas seul !