Retournons maintenant à bord du Fowler.
La vue du comte, que sir Williams croyait si bien tombé depuis cinq jours sous le poignard de Venture, bouleversa toutes les idées du baronet et lui fit perdre la tête. Ce magnifique sang-froid qui caractérisait sir Williams, et lui avait fait envisager sans pâlir les plus critiques situations, s’évanouit. Il regarda Baccarat, et, dans son attitude, se peignit une stupeur, un effroi impossibles à décrire. Le comte Artoff à bord du Fowler, c’est-à-dire en relation avec John Bird, sir Williams l’avait deviné sur-le-champ, c’était sa perte. On lui avait tendu un piège, et John Bird, fidèle au comte qui avait sauvé sa maîtresse des flammes, John Bird n’était plus pour lui. Il y eut un moment de silence funèbre parmi ces trois personnages.
L’œil rivé au parquet, dans l’attitude d’un homme frappé de la foudre, sir Williams ne songeait pas à fuir, à faire usage de son poignard qui ne le quittait jamais, à se précipiter enfin sur Baccarat et à satisfaire sa vengeance en l’étranglant. Sir Williams, de sang-froid, eût certainement pris un des trois partis, mais il n’avait plus de sang-froid, il avait perdu la tête, et, comme tous les grands scélérats, il devenait lâche en face d’un péril inévitable.
– Monsieur le vicomte Andréa, dit Baccarat lentement, d’une voix calme, ferme, et qui semblait être celle de la destinée, tant elle était solennelle, monsieur le vicomte Andréa, l’heure du châtiment vient de sonner pour vous, terrible et inexorable.
Et comme ces paroles semblaient arracher sir Williams à sa prostration, comme il relevait la tête, retrouvait un reste d’audace et d’énergie, et se sentait dominé par l’instinct de la conservation, le comte Artoff l’enlaça d’un bras nerveux, lui appuya un poignard sur la gorge et le réduisit à l’impuissance.
– À moi !… au secours !… à l’assassin !… John Bird !… à moi, mon fidèle John Bird ! hurla sir Williams d’une voix étouffée, et sans avoir pu faire usage de son poignard qu’il avait tiré à demi du fourreau.
Mais le comte Artoff avait la force herculéenne des races du Nord ; il renversa sir Williams sous ses pieds, lui appuya un genou sur la poitrine et le maintint immobile sous lui.
Alors Baccarat continua :
– Je vous l’ai dit tout à l’heure, vicomte Andréa, votre fatale passion pour Sarah a été la pierre d’achoppement qui devait vous faire trébucher. Pour enlever Sarah, vous avez eu besoin de John Bird et de votre complice Rocambole. Ce dernier a armé contre le comte le bras de Venture, l’ancien valet de madame Malassis, et Venture vous a trahi…
Sir Williams écumait de rage.
– John Bird, poursuivit Baccarat, a été un misérable comme vous ; mais il avait dans la poitrine un cœur reconnaissant, il avait aimé, et comme le comte avait sauvé celle qu’il aimait, il n’a point hésité à servir le comte, à se dévouer pour lui et à déserter votre cause. Comprenez-vous ?
Sir Williams blasphémait sous le genou du comte, qui lui dit :
– Tu demandes en vain du secours, misérable, nul ici ne viendra à ton aide, nul ne te défendra, nul n’aura pitié de toi, qui n’as eu pitié de personne… Sir Williams, sir Arthur, Andréa, de quelque nom que tu te nommes, je te le répète, l’heure du châtiment a sonné pour toi.
Sir Williams comprit qu’il était perdu, que nul ne viendrait à son secours.
– Grâce ! murmura-t-il.
– M’aurais-tu fait grâce, demanda-t-elle, si j’avais été, comme tu l’es en ce moment, au pouvoir de celui que tu croyais ton âme damnée ?
Un accès de rage s’empara de sir Williams, réduit à l’impuissance.
– Non ! s’écria-t-il, non ! non !
– Eh bien, reprit Baccarat, si ce n’était que moi seule que tu eusses poursuivie, si seule j’avais à me plaindre de toi, peut-être te pardonnerais-je encore…
Un frisson d’espérance courut dans les veines de sir Williams. Sa fureur s’apaisa un moment et fit place à une sorte d’anxiété suppliante, qui se peignit dans son regard, tourné vers Baccarat. Mais son espoir fut de courte durée.
Baccarat reprit :
– Sir Williams, ce n’est pas moi seule, ce n’est pas même le comte Artoff qui vous condamne, ce sont tous ceux que vous avez poursuivis si longtemps de votre haine implacable.
– Voyez plutôt… voyez vos juges !
Et comme elle prononçait ces paroles, il se fit un grand bruit derrière le comte, qui tenait toujours sir Williams immobile sous son poignard, et le força alors à se retourner…
Une de ces cloisons qui séparent, à bord des navires, les cabines, venait de s’écrouler ou plutôt de glisser sur des rainures invisibles, démasquant une pièce à peu près semblable à celle où se trouvaient ces trois personnages. Et voici ce que l’œil épouvanté de sir Williams aperçut :
Cette pièce, qui n’était autre que celle qu’on nomme à bord le carré des officiers, avait été tendue de noir. Une banquette, couverte d’un drap de même couleur, y servait de sièges à une demi-douzaine de personnes également vêtues de noir.
La première était le marquis Van-Hop.
À la droite du marquis se trouvait le jeune comte de Château-Mailly, à sa gauche M. Fernand Rocher.
Derrière eux, un quatrième personnage se trouvait entre deux femmes, ou plutôt entre une femme et une jeune fille : c’était Léon Rolland. La femme riait et pleurait à la fois, manifestant tous les indices de la folie : c’était Turquoise. La jeune fille versait des larmes silencieuses et paraissait comprendre par avance la scène terrible qui allait avoir lieu : c’était Sarah.
– Sir Williams, dit alors Baccarat, vos victimes sont devenues vos juges, elles se sont converties en tribunal, et vont prononcer sur votre sort.
– Grâce ! répéta sir Williams, que l’épouvante de la mort rendit tout à fait humble et lâche.
Baccarat regarda alors le tribunal, et dit d’une voix forte :
– Si parmi vous quelqu’un veut faire grâce à cet homme, qu’il lève la main.
Une seule main se leva. C’était celle de la petite juive.
– Sir Williams, dit Baccarat, l’enfant que tu as voulu déshonorer vient de te sauver la vie. Tu ne mourras point.
Un rugissement de joie s’échappa de la poitrine du monstre.
– Mais, ajouta Baccarat, il faut que tu sois châtié, et nous avions prévu le cas où ta vie infâme et souillée serait rachetée par la prière de l’innocence.
Et Baccarat alla prendre place sur le siège tendu de noir, et ce fut alors le comte qui prit la parole :
– Nous sommes ici en pleine mer, dit-il ; l’homme qui commande ce navire est roi à son bord, ses matelots lui obéissent comme des esclaves et sa volonté est la leur. C’est toi-même, infâme, qui as imaginé ton supplice. Andréa, continua le comte Artoff, le Fowler te déposera dans trois mois sur quelque plage déserte des îles Marquises ou de l’Australie ; mais comme tu es réellement le génie du mal, comme les ressources de ton esprit sont infinies, comme tu pourrais échapper aux Caraïbes, puis revenir en Europe et y rêver quelque nouvelle tentative de vol, de meurtre et de pillage, comme il faut briser les dents et les ongles de la bête fauve à qui on fait grâce de la vie, si on ne veut point avoir à la redouter encore, tu vas être réduit, toi le fort, toi le hardi, à l’impuissance d’un vieillard ou d’un enfant.
Et tandis qu’il parlait ainsi, le comte Artoff jeta une exclamation dans une langue inconnue, et la porte de la cabine s’ouvrit de nouveau ; et le misérable, épouvanté, vit apparaître les deux hommes qui s’étaient montrés à Rocambole quelques jours auparavant et l’avaient jeté dans la Marne. Ces deux Cosaques n’entendaient pas un mot de français, et considéraient le comte comme un maître souverain dont tous les désirs devaient être exécutés sur l’heure.
L’un d’eux tenait à la main un pistolet.
L’autre était armé d’un instrument qui fit frémir sir Williams plus que cette arme à feu qu’il venait d’apercevoir. Cet instrument était un rasoir. À quel supplice mystérieux était donc condamné cet homme à qui cependant on faisait grâce de la vie ?
Ces deux hommes s’emparèrent de sir Williams.
En même temps, le comte alla s’asseoir à son tour sur la banquette où siégeait l’étrange et mystérieux tribunal, et il reprit :
– Sir Williams, vous avez été beau, vous avez eu le regard fascinateur, et sous l’empire de ce regard, les femmes se sentaient troublées jusqu’au fond du cœur, et les bandits que vous recrutiez, avaient en vous une foi aveugle. Vous aviez l’éloquence railleuse de l’esprit du mal, vous blasphémiez en souriant, vous prononciez des arrêts de mort d’un ton moqueur. Désormais vous ne pousserez plus que des sons inarticulés, et vous serez un objet d’horreur pour l’univers entier.
Et le comte allait lever la main et faire un signe aux deux Cosaques pour leur enjoindre sans doute d’exécuter ce mystérieux et terrible châtiment auquel sir Williams était condamné, lorsque John Bird fit irruption dans la cabine en s’écriant :
– Hâtez-vous, on vient !
– Qui ? demanda Baccarat.
– Je ne sais pas, répondit John Bird. Mais quatre hommes sont dans une barque avec des torches et nagent vigoureusement vers le navire. Un matelot breton que j’ai à bord, et qui vient de braquer sur l’embarcation une lunette d’approche, prétend que, à leur costume, on reconnaît des hommes du pays de Vannes.
– C’est le comte de Kergaz ! s’écria Baccarat.
Ce nom réveilla chez sir Williams anéanti cet instinct de vengeance féroce qui l’avait constamment guidé.
– Non ! non ! vociféra-t-il, ce n’est pas Armand, Armand est mort !
Ces mots furent un coup de foudre pour les assistants, et le jeune Russe ne songea point à lever le bras et à faire le signal convenu.
Un moment sir Williams retrouva son énergie de bête fauve. Peut-être même que s’il n’eût été qu’aux mains du comte Artoff et de Baccarat, il eût pu leur échapper, tant était grande la stupeur que venaient de produire ces mots : « Le comte est mort !… » Mais les Cosaques ne savaient pas le français, et ils continuèrent à maintenir le prisonnier immobile, attendant que leur maître fît un signe.
– Oui, oui, répéta sir Williams avec un accent étrange où se révélait toute sa haine ; Armand est mort à cette heure, mort d’un coup d’épée, mort frappé par Rocambole, qui s’est sauvé du fond de la Marne, et que j’ai laissé, il y a deux heures, franchissant la haie du parc de Kerloven pour aller tuer Armand de Kergaz !… Mutilez-moi, maintenant ; défigurez-moi, que m’importe ! L’homme que je haïssais comme les ténèbres abhorrent la lumière, n’est plus qu’un cadavre !
– Ah ! misérable ! s’écria Baccarat, si tu as dit vrai, ce n’est plus la mutilation, c’est la mort qui t’attend !
Et elle s’élança hors de la cabine et monta sur le pont.
Là, elle arracha la lunette des mains du matelot de vigie et la braqua sur l’embarcation.
Soudain elle jeta un cri de joie. Le canot, éclairé par un falot placé à l’avant, n’était plus qu’à quelques brasses du navire, et, dans ce canot, Baccarat venait d’apercevoir Armand.
– Ah ! sauvé ! sauvé ! murmura-t-elle.
Et elle redescendit dans la cabine et cria à sir Williams :
– Tu t’es trompé, bandit ! Armand n’est pas mort… il est dans le canot… il vient… Mais il arrivera trop tard pour implorer ta grâce…
Et tandis que Baccarat achevait, le comte Artoff fit un geste, et, à ce geste, la cloison courut de nouveau dans les rainures, et sir Williams et ses bourreaux se trouvèrent séparés de Baccarat ; car les juges qui venaient de condamner ne devaient point assister au supplice.
* *
*
Presque au même instant, M. de Kergaz s’élançait sur le pont du Fowler le pistolet au poing, résolu à disputer, avec l’aide de ses serviteurs, Baccarat à sir Williams et à John Bird. Mais il recula stupéfait, car la première personne qu’il aperçut, ce fut elle.
Baccarat était libre et elle lui disait d’une voix émue :
– Monsieur le comte, Dieu est pour nous.
– Andréa… où donc est-il, l’infâme ? s’écria Armand.
– À cette heure, répondit Baccarat, Dieu punit. Venez, ajouta-t-elle.
Elle l’entraîna dans l’intérieur du navire, et le fit entrer dans cette salle où ceux qui venaient de condamner sir Williams se trouvaient encore. Tous écoutaient, frissonnants, car la cloison s’était refermée, les séparant de sir Williams, aux mains de ses bourreaux.
Armand de Kergaz, pâle, le front baigné d’une sueur glacée, entendit des hurlements affreux qui paraissaient bien mieux provenir d’une bête fauve que sortir d’une gorge humaine. Une lutte atroce, inouïe, avait lieu sans doute entre sir Williams et ses bourreaux.
Un moment la pitié, et peut-être cette voix mystérieuse du sang à laquelle deux fois déjà le comte avait obéi, s’élevèrent de nouveau dans son cœur :
– C’est mon frère !… murmura-t-il en regardant Baccarat.
Mais au même instant les hurlements s’éteignirent soudain ; puis la détonation d’une arme à feu se fit entendre.
– Mort ! s’écria Armand.
– Non, répondit Baccarat, mais regardez.
Et, de nouveau, la cloison glissa sur ses rainures et M. de Kergaz recula d’horreur à la vue de l’être hideux qu’il avait devant lui… Ce n’était plus le beau, le séduisant sir Williams au regard fascinateur ; c’était une horrible créature dont le visage n’était qu’une plaie violacée, dont l’œil était éteint, le front calciné, et dont la bouche vomissait un flot de sang… Le pistolet, chargé à poudre seulement, avait servi à obtenir cet épouvantable résultat. Quant au rasoir, il avait coupé la langue à cet homme, dont l’infernale éloquence avait entraîné vers le crime presque tous ceux à qui elle s’était adressée.
* *
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Quand les premières clartés de l’aube glissèrent sur la mer, tandis que Baccarat et ses compagnons regagnaient la terre dans un canot, le Fowler levait l’ancre, emportant vers les terres australes, sir Williams, le mutilé.