Les pas s’arrêtèrent sur le seuil extérieur de la chambre à coucher. Puis deux coups discrets furent frappés à la porte.
La marquise était sans voix, sans haleine, elle ne répondit pas. Elle espéra même que le hardi visiteur s’introduisant ainsi dans cette maison, qui semblait déserte et dont les serviteurs étaient allés on ne savait où, reculerait devant ce silence significatif et rebrousserait chemin. Mais la porte s’ouvrit.
Un homme entra… C’était Chérubin.
Chérubin, qui s’arrêta sur le seuil, indécis, puis aperçut la marquise immobile et pâle comme une statue, et laissa échapper un geste de surprise. Mais ce geste semblait étudié depuis longtemps, et, malgré son émotion, la marquise ne put en être la dupe…
– Madame… balbutia le jeune homme en saluant.
La marquise s’inclina sans mot dire.
– Pardonnez-moi, madame, reprit-il en s’enhardissant, et veuillez me permettre de vous expliquer ma démarche qui doit vous paraître au moins insolite.
Et comme la marquise, frappée de stupeur, ne répondait pas, M. Oscar de Verny poursuivit :
– Je viens de rentrer chez moi, tout à l’heure, et j’ai appris que madame Malassis était gravement malade. Madame Malassis a eu la bonté de faire prendre de mes nouvelles, pendant ma convalescence, deux fois par jour…
Chérubin s’arrêta, regarda la marquise, et tressaillit de joie en la voyant ainsi pâle et défaite.
La marquise gardait toujours son immobilité et se taisait.
Chérubin reprit :
– J’ai donc osé, madame, et malgré l’heure avancée, venir jusqu’ici. J’espérais trouver un domestique… La porte était ouverte, l’escalier désert ; j’ai vu de la lumière dans cette pièce, et comme, après avoir frappé, je n’obtenais pas de réponse…
Le jeune homme n’acheva point.
Madame Van-Hop, dominant enfin son trouble et son émotion, venait de faire un pas vers le lit de la malade et de retrouver l’usage de la parole.
– Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle, de votre démarche, je vous en remercie pour ma pauvre amie dont la situation, quoique très grave, nous laisse cependant quelque espoir. Comme vous le voyez, elle dort… et vous savez que le sommeil est toujours d’un bon augure.
Tandis que la marquise parlait, Chérubin, qui n’oubliait jamais la puissance fascinatrice de son regard, Chérubin, disons-nous, n’avait cessé d’attacher sur elle ses grands yeux aux fauves reflets.
– Puisqu’il en est ainsi, madame, dit-il lorsqu’elle eut fini, permettez-moi de me retirer…
Et il fit un pas de retraite.
La marquise répondit à son salut et ne laissa échapper aucun geste.
Chérubin continua à marcher vers la porte, sans toutefois cesser de regarder la marquise, et espérant sans doute qu’elle le retiendrait… Mais la marquise était redevenue muette et immobile.
Chérubin avait déjà atteint le seuil ; déjà il mettait la main sur le bouton de la porte pour la tirer sur lui… Mais soudain, et comme s’il avait obéi à une résolution subite, il ferma cette porte et se retourna vers la marquise.
Une sorte d’exaltation fébrile brillait dans ses yeux… Il revint à la marquise et lui dit :
– Je ne partirai point, madame, sans vous avoir fait un aveu.
– Un aveu ? balbutia-t-elle avec une sorte d’étonnement mêlé d’effroi.
– L’aveu d’une faute, madame.
Elle le regarda et se sentit en proie de nouveau à une violente émotion.
– Madame, dit Chérubin lentement, d’une voix mal assurée, et qui, cependant, trahissait la résolution, je vous ai menti tout à l’heure…
– Vous m’avez… menti ?… balbutia la marquise, dont le trouble augmentait visiblement.
Elle se laissa tomber dans le fauteuil roulé près du lit. Ses jambes refusaient-elles de la soutenir plus longtemps, ou bien cherchait-elle un refuge, auprès de la femme qu’elle croyait son amie, contre les séductions de cet homme sous le regard duquel elle se sentait frémir ? Elle ne le savait…
– Oui, répéta Chérubin, qui parut s’enhardir dans sa résolution et dont la voix se raffermit, oui, madame, je vous ai menti tout à l’heure…
Et il s’arrêta de nouveau.
Il arriva alors à madame Van-Hop ce qui arrive presque toujours à une femme dans les situations extrêmes ; elle trouva une force inattendue dans sa faiblesse même, et la femme du monde, habituée à cacher soigneusement les impressions de son âme, vint au secours de la pauvre femme dominée par la passion.
Un demi-sourire vint à ses lèvres ; son regard baissé se leva avec assurance sur Chérubin, et elle lui dit avec calme, presque avec enjouement :
– Je ne sais, monsieur, quel mensonge vous avez pu me faire, mais croyez que je suis indulgente et que je sais pardonner.
Et d’un geste plein de dignité qui sentait la femme habituée à recevoir, la reine de la mode, dont le salon était hanté par le Paris aristocratique, elle lui indiqua un siège à peu de distance, ajoutant :
– Veuillez vous asseoir, monsieur, je suis prête à écouter votre confession.
Chérubin demeura debout. Son front s’était assombri et le feu de son regard s’était subitement éteint. Son visage n’exprimait plus qu’une douloureuse mélancolie.
– Madame, reprit-il, je suis, en effet, rentré chez moi tout à l’heure, et j’ai appris, comme je vous le disais, l’accident survenu à madame Malassis ; mais un motif plus puissant que le désir d’avoir de ses nouvelles m’a conduit jusqu’ici…
À ces paroles, la marquise sentit que son émotion la reprenait.
– Ce motif, poursuivit Chérubin, m’a fait corrompre le valet de madame Malassis, que j’ai trouvé chez le concierge et qui m’a appris votre présence ici.
– Monsieur… balbutia la marquise.
– Oh ! dit Chérubin avec tristesse, veuillez m’écouter jusqu’au bout, madame…
Elle fit un geste d’assentiment et de résignation.
– Je ne vous reverrai jamais, sans doute, à pareille heure, en semblable circonstance et en tête-à-tête, madame, et demain je ne pourrais pas vous faire l’aveu… l’aveu de ma douleur, de mes remords et de ma coupable audace, murmura-t-il avec une subite émotion…
Et comme elle se taisait et souffrait le martyre, le Valet-de-Cœur continua :
– Dans huit jours, madame, j’aurai dit à Paris, à la France, à l’Europe, un éternel adieu.
– Vous partez, monsieur ? dit la marquise qui tressaillit.
– Je suis le fils d’un corsaire colombien, madame ; je suis né en pleine mer, sous l’équateur. Je n’ai d’Européen que mon nom, qui est celui que m’a laissé l’homme qui m’avait adopté. J’ai l’apparence d’un homme civilisé ; au fond je suis un sauvage, l’enfant des chaudes latitudes, sous lesquelles tout est sérieux, ardent, éternel. Je suis un de ces hommes qui meurent n’ayant eu qu’un seul amour.
– Monsieur…
– Oh ! dit Chérubin avec une subite énergie et comme s’il eût voulu justifier l’opinion de sauvagerie qu’il venait d’émettre sur lui-même, vous m’écouterez deux minutes encore, madame…
Il l’enveloppa et sembla la terrasser sous son regard.
– Écoutez, dit-il, je suis un sauvage ! Je suis venu à Paris, il y a dix ans, avec l’intention, avec l’espoir d’y devenir un Européen, un Parisien de mœurs et d’esprit, et je n’ai pu vaincre ma nature première. Un jour, une femme s’est trouvée sur mon chemin. Je me suis pris à l’aimer… ardemment, passionnément, comme on aime sous les tropiques, prêt à verser pour elle ma dernière goutte de sang ; prêt, sur un signe d’elle, à conquérir un monde et à redevenir pirate… Eh bien, madame, il y avait, il y aura toujours entre cette femme et moi un abîme… Cet abîme, c’est sa vertu… car elle n’est pas libre…
La marquise écoutait, haletante, cette voix saccadée, assourdie par la douleur, et cependant d’une douceur enchanteresse. Elle se sentait frissonner sous le regard de cet homme qui peignait en traits de flamme son amour sans avoir dit encore quel en était l’objet… Elle aurait voulu, comme l’oiseau pipé par le reptile, pouvoir rompre le charme et fuir… Mais le charme était puissant, et la marquise était immobile et sans voix sous le regard de Chérubin…
Alors celui-ci fit un pas vers elle, fléchit un genou, et lui dit :
– Madame, je ne vous reverrai jamais, jamais mon nom ne sera prononcé à votre oreille ; mais au milieu de votre noble et heureuse vie, si parfois vous trouvez une minute de tristesse et de recueillement ; si la pensée qu’au-delà des mers, il est un pauvre sauvage dont la vie entière vous appartiendrait sur un signe de vous ; si cette pensée ne vous semble point une offense, eh bien, souvenez-vous que cet homme, vous l’avez vu là, à vos genoux, et qu’il vous a demandé pour unique, pour suprême faveur, la permission d’effleurer le bas de votre robe…
Chérubin avait été réellement comédien pendant toute cette scène ; son geste avait été sobre, sa voix sympathique et vibrante.
Madame Van-Hop avait écouté jusqu’au bout sans que sa physionomie trahît la douleur qu’elle éprouvait, et Chérubin fut trompé dans son attente lorsqu’il crut que la marquise allait lui tendre la main et le relever.
Elle demeura impassible.
Alors il se leva lentement, et lui dit avec un accent navré : – Adieu, madame !…
L’ange qui protégeait la marquise ne l’abandonna point en ce moment suprême.
Certes, si elle n’avait écouté que son cœur, elle eût tendu la main à cet homme, elle eût dit :
– Relevez-vous ; votre vue ne m’a point offensée, et mon souvenir vous suivra.
Mais elle écouta la grave et austère voix du devoir, et le devoir lui ordonna de garder le silence. Elle vit Chérubin s’éloigner, se diriger vers la porte, la saluer une dernière fois sur le seuil de la porte, puis disparaître dans les profondeurs de l’escalier, en étouffant un profond soupir.
Madame Van-Hop était demeurée digne de l’amour de son époux, et madame Malassis, qui n’avait point perdu un seul mot de cette scène, avait continué de feindre un profond sommeil.
Revenons à Baccarat.
Tandis que la marquise Van-Hop courait chez madame Malassis qu’elle croyait mourante, et voyait tout à coup surgir devant elle l’audacieux Chérubin, la sœur de Cerise était chez le comte Artoff.
On se souvient que l’hôtel du jeune Russe était situé tout à fait vis-à-vis du n° 40 de la rue de la Pépinière, et que du haut de son belvédère, Baccarat avait pu voir le jardin et le pavillon occupé par madame Malassis.
On se souvient encore que la jeune femme avait écrit un mot à sa femme de chambre en lui enjoignant de lui amener la petite juive.
Le comte et Baccarat, tandis qu’on allait chercher l’enfant, se mirent à table et dînèrent en tête à tête comme de vieilles connaissances. Une sorte d’intimité régnait entre eux déjà. Baccarat avait deviné la noble et enthousiaste nature du jeune comte ; celui-ci avait compris vaguement que Baccarat était devenue un ange, et que le repentir en avait fait la plus respectable et la plus vertueuse des femmes.
– Ma chère amie, dit le comte en se mettant à table, ne m’avez-vous pas dit que vous comptiez vous installer ce soir dans mon belvédère ?
– Oui, mon ami.
– Pourquoi ?
Elle eut un sourire mystérieux :
– Mon ami, répondit-elle, ne m’avez-vous pas promis hier de ne pas me questionner ?
– C’est vrai.
– Eh bien, je vous en prie, laissez-moi agir à ma guise et tenez votre promesse. Mon secret ne m’appartient pas.
Et Baccarat parla de tout autre chose que du belvédère, et le comte respecta désormais son secret.
La petite juive arriva. À sa vue, le comte laissa échapper un geste de surprise.
Mais Baccarat mit un doigt sur ses lèvres.
– Chut ! dit-elle, ceci est encore un mystère.
Le comte se contenta de passer ses doigts dans les beaux cheveux bouclés de l’enfant, à laquelle il offrit les friandises du dessert.
Le dîner achevé, Baccarat se leva :
– Mon ami, dit-elle au comte, voulez-vous nous conduire, moi et l’enfant, jusqu’au belvédère du jardin ?
Le comte s’arma du flambeau, prit l’enfant par la main et fit signe à Baccarat de les suivre.
Le pavillon, surmonté d’un belvédère et situé à l’extrémité des jardins, était cependant relié à l’hôtel par une longue galerie vitrée disposée en serre chaude.
Ce fut par cette galerie que le comte Artoff conduisit Baccarat.
Arrivée à la porte du pavillon, Baccarat prit le flambeau des mains de son guide.
– Merci ! dit-elle.
– Je ne vous accompagne donc pas ? demanda le jeune Russe.
– Non.
– Où dois-je vous attendre ?
– Où vous voudrez. Dans le jardin, si vous ne craignez pas la fraîcheur de la nuit ; dans votre salon, si vous avez froid.
– Pardon, dit le comte, mais permettez-moi une simple question.
– Parlez.
– Vous attendrai-je longtemps ?
– Je ne sais.
Et Baccarat lui fit un geste d’adieu et referma la porte du pavillon sur la petite juive.
– Étrange femme ! murmura le comte en rebroussant chemin.
Baccarat monta au belvédère, donnant toujours la main à la petite juive. Ce belvédère, assez spacieux, se composait d’une petite salle vitrée, dans laquelle se trouvaient des sièges de jardin en fer ouvragé.
Lorsqu’elle y fut arrivée, Baccarat fit asseoir l’enfant, puis elle souffla le flambeau, et toutes deux demeurèrent dans une demi-obscurité, car la nuit était assez claire.
Baccarat mit alors la main sur le front de Sarah.
– Dors ! lui dit-elle.
Elle avait eu le soin de tourner le siège de la petite juive dans la direction des jardins du n° 40.
Et la jeune femme murmura, tandis que l’enfant luttait vainement contre les premières atteintes du sommeil magnétique : – Je voudrais pourtant bien savoir s’il est chez lui… et ce qui se passe dans ce pavillon où la marquise est déjà venue.
* *
*
Le jeune Russe, respectant le mystère dont Baccarat s’enveloppait, se promena longtemps dans le jardin, fumant son cigare et rêvant. Pour lui, Baccarat n’était déjà plus une femme ; c’était un être mystérieux chargé sans doute de quelque mission fatale, et qui marchait droit à son but, sans se préoccuper des obstacles qu’elle trouvait sur son chemin et des regards ou des commentaires de la foule.
Le comte eut bientôt échafaudé tout un sombre roman sur Baccarat. Cette femme, qui s’enfermait la nuit dans un belvédère avec un enfant pour s’y livrer à quelque mystérieuse consultation, dont le sourire froid pénétrait jusqu’au fond du cœur et inspirait une terreur secrète, cette femme lui apparut comme une âme meurtrie, et qui, vaincue dans une première lutte, poursuivait dans l’ombre et sans relâche, un but de terrible vengeance.
Il se promena longtemps, les yeux fixés sur le belvédère où toute lumière s’était éteinte, dans lequel ne retentissait aucun bruit, se demandant ce que pouvait y faire Baccarat et ne parvenant point à le deviner.
Enfin, au bout d’une heure peut-être, la porte du petit pavillon se rouvrit.
Le comte accourut. Il vit apparaître Baccarat.
La jeune femme tenait toujours l’enfant par la main, et elle avait rallumé son flambeau. Seulement, à cette clarté, le comte put remarquer que Baccarat était très pâle, et que ses narines frémissantes dénotaient une certaine agitation.
– Mon ami, dit-elle, voulez-vous mettre votre coupé à ma disposition ?
Le comte s’inclina et prit le flambeau.
– Vous me quittez ? dit-il.
– Oui, fit-elle avec un sourire ; mais venez demain, je vous attendrai.
Et, se penchant à son oreille : – Je rentre chez moi, il le faut, car je crois que je vais avoir une visite.
– Une visite ?
– Oui.
– À dix heures du soir ?
– C’est l’heure des séducteurs.
Et comme il la regardait sans comprendre :
– Vous savez bien qu’il est un homme contre lequel vous avez tenu un pari ?
– Chérubin !
– Oui, et dans une heure il sera chez moi.
– Comment le savez-vous ?
Elle lui sourit de nouveau.
– Je suis un être surnaturel, dit-elle, j’interroge parfois l’avenir… et j’en sonde les profondeurs. Adieu !
Et Baccarat monta en voiture et partit. Elle retournait rue Moncey.