Il y avait une heure environ que Baccarat avait quitté la rue de la Pépinière et le jeune comte russe ; elle était revenue rue Moncey et avait trouvé en rentrant un billet ainsi conçu :
« Madame,
« Vous m’avez aujourd’hui même autorisé à me présenter chez vous, sans me fixer d’heure ni de jour.
« Permettez-moi, madame, d’avoir la franchise de mes opinions. Vous connaissez le pari que j’ai fait, et sa gravité doit faire excuser mes plus folles démarches. Voulez-vous me recevoir à onze heures, ce soir ?
« Je vous baise les mains.
« Chérubin. »
Quand Baccarat eut pris connaissance de cet impertinent message, elle ne put se défendre plus longtemps d’une foi aveugle et sans bornes en cette double vue redoutable que lui avait révélée le hasard. En effet, une heure plus tôt, entre autres choses merveilleuses qu’elle lui avait révélées en dormant du sommeil somnambulique dans le belvédère du comte Artoff, la petite juive avait dit à Baccarat que Chérubin se présenterait chez elle le soir même.
Baccarat fit coucher l’enfant, puis elle prit ses dispositions pour recevoir Chérubin. Ce ne fut pas, comme la veille, dans le petit cabinet de travail qu’elle alla s’installer.
Comme la veille, elle ne renvoya point ses domestiques. Bien au contraire, elle voulut mettre une certaine emphase à la réception. Au lieu de se faire déshabiller et d’endosser une robe de chambre, elle conserva sa fraîche toilette de la journée, se posa un bluet dans les cheveux, donna à sa coiffure un adroit coup de main, et se regarda complaisamment dans sa grande glace à pivot pour s’assurer qu’elle était toujours merveilleusement belle.
Ce fut dans ce joli salon où le baron d’O… avait, six années auparavant, fait des merveilles de bon goût et de prodigalité, que Baccarat voulut attendre son impertinent séducteur.
Elle s’allongea sur une bergère roulée auprès du feu, le coude appuyé sur une table, un livre à la main, dans l’attitude d’une femme attendant l’homme qui, pour elle, a pris la place de l’univers.
Un coup de cloche l’avertit bientôt de l’arrivée de son visiteur.
Onze heures sonnaient ; Chérubin était exact. Deux minutes après, la femme de chambre entra, tenant à la main la carte de M. Oscar de Verny.
– Fais entrer, répondit Baccarat sans lever la tête ni la tourner vers la porte.
Chérubin entra. Il s’arrêta un moment sur le seuil, jeta un regard autour de lui, et remarqua avec quelque dépit qu’au lieu de l’attendre dans son boudoir, sa victime future le recevait au salon. Un coup d’œil lui suffit pour se convaincre par l’ameublement du salon que Baccarat n’était point une femme vulgaire.
Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, elle leva la tête à demi, le vit sur le seuil, lui sourit, et d’un geste lui indiqua un siège auprès d’elle.
La femme de chambre qui avait introduit le don Juan sortit, referma la porte, et Baccarat se trouva en tête à tête avec son visiteur.
Chérubin s’était adressé, pendant le trajet de la rue de la Pépinière à la rue Moncey, un fort joli discours qu’il s’était promis de répéter à Baccarat. D’avance, il avait mesuré la situation du regard, il avait prévu une réception froide, dédaigneuse, il avait préparé quelques-unes de ses phrases à effet, quelques-uns de ses regards irrésistibles.
Malheureusement il s’était trompé du tout au tout. Le programme qu’il s’était dicté avait pour point de départ le dédain, la froideur, peut-être même le courroux d’une femme irritée d’avoir pu servir de prétexte à un pari. Ce programme n’avait plus de raison d’être et ne pouvait être servi, si Baccarat ne se montrait ni froide, ni dédaigneuse, ni courroucée.
Ce fut ce qui arriva.
Elle lui tendit la main en souriant, et lui dit :
– Mettez-vous donc là, près de moi, enfant terrible…
Cette épithète était formulée avec un accent de raillerie sans aigreur, qui déconcerta fort M. Chérubin, si difficile à déconcerter d’ordinaire.
– En effet, dit-il, je mérite jusqu’à un certain point ce nom d’enfant terrible que vous me donnez, car…
– Chut ! dit-elle, avant de parler affaire, laissez-moi ouvrir une parenthèse.
– J’écoute.
– Voulez-vous du thé ? demanda Baccarat en riant.
– Merci, répondit Chérubin, de plus en plus stupéfait de cette bonne humeur inattendue qu’elle manifestait.
– Alors nous allons causer, n’est-ce pas ?
Chérubin s’inclina et se prit à méditer un nouveau speech.
– Savez-vous, reprit Baccarat, que j’ai eu toutes les peines du monde à faire entendre raison au comte Artoff.
– Plaît-il ? fit Chérubin. À propos de quoi ?
– Mais, répondit Baccarat fort simplement, à propos de votre pari.
Chérubin la regarda.
– Je ne comprends pas, dit-il.
– Alors je vais m’expliquer. Écoutez-moi bien. Figurez-vous que le comte avait pris le pari au sérieux !
Elle souligna ces deux mots par l’accentuation.
Chérubin fit un soubresaut dans son fauteuil.
– Mais je tiens le pari pour sérieux ! s’écria-t-il.
Baccarat se prit à sourire.
– Quand je vous aurai fait toucher du doigt un tout petit obstacle, dit-elle, vous serez de mon avis. J’ai été, peut-être suis-je encore belle ; j’ai été célèbre par mon insensibilité, très bien ! voilà le côté chevaleresque du pari. Vous jouez votre vie à séduire une femme qui, dit-on, n’a pas de cœur.
Chérubin s’inclina.
– Maintenant, voyons le revers de la médaille. Si réellement je suis ce qu’on dit, si vous perdez votre temps et votre pari, je suppose qu’il est sérieux, le comte vous tuera…
– C’est son droit.
– Très bien ! Mais… si vous le gagnez ?…
Et Baccarat enveloppa le jeune homme d’un regard si cruellement moqueur qu’il baissa les yeux.
– Si vous le gagnez, continua-t-elle, vous aurez fait votre fortune… Voyons, monsieur, est-il admissible qu’un homme taxe son amour au prix de vingt-cinq mille livres de rentes ?
Ces mots furent un coup de foudre pour Chérubin. Baccarat lui disait crûment qu’il avait fait un pari honteux, impossible pour un galant homme.
Aussi se prit-il à rougir comme un écolier trouvé en faute.
Un petit sourire plein de moquerie glissait sur les lèvres de Baccarat, et ce sourire acheva de déconcerter Chérubin.
– Écoutez, reprit-elle, vous vous êtes conduit avec moi comme un petit jeune homme sans expérience et qui sort de son lycée. On vous a dit que je n’avais pas de cœur ; peut-être a-t-on dit vrai.
– Je ne crois pas, dit-il.
– C’est possible encore ; mais enfin vous auriez dû, avant d’engager ce pari honteux, vous mieux renseigner.
Et la jeune femme, sur qui l’œil fascinateur de monsieur Chérubin ne produisait aucune impression, le regarda, riant toujours.
– J’aurais compris, poursuivit-elle, le pari vis-à-vis de vous-même. Si vous vous étiez dit : « Je veux être aimé de cette femme qui n’aime pas, » au lieu de l’aller bruyamment annoncer dans un club, peut-être auriez-vous eu quelque chance de me toucher ; mais…
Elle s’arrêta et ne daigna point compléter sa pensée.
– Ainsi, dit Chérubin, retrouvant son audace, vous considérez mon pari comme perdu ?
– C’est mon avis, à moins que… – Eh bien, dit-elle, faisons ne chose. N’en parlons plus et continuez à me venir voir.
– Je ne comprends pas, dit Chérubin.
– C’est pourtant facile.
– Comment ?
– Mon cher, dit Baccarat, permettez-moi de croire que ce qui vous séduit le plus en moi n’est pas la promesse de cinq cent mille francs.
– Ah ! fit Chérubin avec un geste de fierté, en pouvez-vous douter ?
– Par conséquent, toute question d’amour-propre à part, je suis persuadée que vous y renonceriez de grand cœur… si je devais vous aimer…
– Oh ! certes… fit Chérubin, qui se mordit les lèvres.
Il craignait d’être deviné.
– Donc, écoutez-moi bien ; ce que j’ai à vous proposer est à prendre ou à laisser. Ou vous écrirez au comte, ici, à l’instant même, que vous renoncez à votre pari, ou vous ne remettrez jamais les pieds chez moi.
– Et, demanda Chérubin, si j’écrivais cela, qu’arriverait-il ?
– Mais, dit Baccarat, peut-être seriez-vous pardonné.
Elle accompagna ces mots par un regard qui bouleversa l’impudent chevalier d’industrie. Il était venu pour séduire, et il se trouvait séduit lui-même. Tandis que Baccarat était calme, railleuse et parfaitement maîtresse d’elle-même, Chérubin sentait un trouble inconnu s’infiltrer petit à petit dans son cœur.
– Voyons, fit-elle, décidez-vous !
Il hésita une minute encore.
– Tenez, dit-elle, en lui montrant d’un geste impérieux une table sur laquelle il y avait tout ce qu’il fallait pour écrire, mettez-vous là, je vais dicter.
Et Chérubin tressaillit et se sentit dominé. Il se leva et alla s’asseoir devant une table. Puis il prit une plume.
– J’attends, dit-il avec soumission.
« Monsieur le comte, dicta Baccarat, voulez-vous oublier mes torts envers vous ? je renonce à mon pari. »
– Mais, s’écria Chérubin, je ne puis pas écrire cela, c’est une lettre d’excuses !
– Vous l’écrirez, dit fort tranquillement Baccarat, dont la voix résonna enchanteresse et pleine de charmante séduction ; vous l’écrirez pour l’amour de moi…
Le charme opérait.
Chérubin prit la plume et écrivit.
– Maintenant, lui dit Baccarat, venez me baiser la main, prenez votre chapeau, et allez-vous-en.
– M’en aller !
– Il est minuit, dit Baccarat. Si vous voulez réussir, commencez par être obéissant…
Elle accompagna ces mots un peu durs par un regard charmant, et Chérubin, fasciné, obéit et s’en alla.
Elle le reconduisit jusqu’à la grille du jardin, s’appuyant familièrement sur son bras.
– Quand reviendrai-je ? demanda-t-il.
– Après-demain.
– À la même heure ?
– Oui. Adieu…
Elle ferma la grille et Chérubin s’en alla.
– Oh ! murmura Baccarat, lorsque le bruit des pas de M. de Verny se fut éteint dans l’éloignement, toi, je te tiens ! tu n’es qu’un don Juan vulgaire et ton châtiment sera terrible, si tu n’y prends garde.
On eût dit que Baccarat devinait ce qui allait arriver.
En effet, Chérubin ne fut pas plus tôt dans la rue que le grand air le dégrisa.
– Je suis un niais, se dit-il, et j’oublie que j’ai besoin de cinq cent mille francs.
Et Chérubin, retrouvant toute son audace, se dit : – Après tout, personne ne me force de dire à Baccarat que je ne renonce point à mon pari. Pourvu que le comte sache que je le tiens, c’est tout ce qu’il faut. Or, ceci est pour moi clair comme le jour, Baccarat veut bien m’aimer, mais elle ne veut pas en convenir. Parbleu ! acheva-t-il en se frappant le front, je tiens les cinq cent mille francs ! Allons voir le comte.
Chérubin connaissait les fâcheuses habitudes du jeune homme. Il savait qu’il se couchait rarement avant trois heures du matin, et passait une grande partie de ses nuits à jouer.
Or, il n’était que minuit ; Chérubin s’en alla tout droit au club dont le comte et lui faisaient partie, et il le trouva, en effet, jouant une partie de whist.
– Comte, lui dit-il à voix basse, un mot ?
– Je suis à vous.
Le comte se leva, et Chérubin l’entraîna à l’écart.
– Je vous écoute, dit le comte.
– Monsieur le comte, dit Chérubin, je sors de chez Baccarat.
– Ah ! très bien, répondit le Russe d’un air indifférent.
– Êtes-vous d’avis qu’en matière d’affaire comme celle qui nous occupe la ruse est de bon aloi ?
– C’est selon.
– Baccarat ne veut pas être pariée.
– Elle a raison.
– Donc, je vous ai écrit une lettre chez elle, lettre dans laquelle je me rétracte.
– Ah !
– Mais je viens vous dire à vous, monsieur le comte, que ma rétractation n’a rien de sérieux.
– À la bonne heure !
– À moins cependant…
– Ah ! il y a une condition ?
– Une seule.
– Voyons.
– Vous allez me donner votre parole que vous ne direz rien de notre entente, et que le pari continuera à exister entre nous à l’état latent.
– Je vous la donne.
– Très bien. Au revoir.
Chérubin salua le comte et sortit pour aller voir le vicomte de Cambolh, avec lequel il avait rendez-vous.
* *
*
Le lendemain, vers dix heures, le comte Artoff se présenta chez Baccarat.
Elle le reçut souriante, la main ouverte, et lui dit : – Voulez-vous que je vous fasse une confidence ?
– Oui, fit-il d’un signe.
– Je vais vous apprendre quelque chose que vous croyez savoir seul.
Il eut un geste de surprise.
– Vous avez reçu la visite de Chérubin, hier, à minuit.
– Comment le savez-vous ? s’écria le comte stupéfait.
– Peu importe ! je le sais.
– Vous l’avez donc vu ?
– Non, mais je sais quel était le but de la visite qu’il vous a faite au club.
– Par exemple ! murmura le comte Artoff, si vous savez cela, c’est que vous êtes sorcière.
– Peut-être le suis-je. Asseyez-vous là et lisez cette lettre.
Elle lui tendait le billet par lequel Chérubin faisait ses excuses au comte, et disait se rétracter et renoncer au pari.
– Oh ! oh ! fit le comte qui joua l’étonnement.
– Cher enfant ! dit Baccarat avec un accent tout maternel, vous êtes gentilhomme et vous savez, on le voit, garder la parole donnée. Or, vous avez promis à Chérubin le silence sur votre entrevue. Mais moi, qui sais tout, moi qui suis sorcière, suivant votre expression, je vais vous dire quel était le but de cette entrevue. Chérubin est allé vous prier de tenir le pari pour sérieux.
Le comte laissa échapper une exclamation de stupeur.
– Or, acheva Baccarat, Chérubin ne savait pas qu’en faisant cette démarche, il signait son arrêt de mort.
Le comte tressaillit.
– Écoutez, poursuivit-elle avec lenteur et d’une voix inexorable comme celle de la destinée, si cet homme n’était qu’un fat jouant avec la réputation de la première femme venue, je vous dirais : « Jetons-le à la porte et laissons-le vivre… » Mais cet homme est un misérable, un voleur, un assassin ; cet homme, à cette heure, est l’instrument intelligent et docile d’un forfait sans nom, et il a mérité le sort qui l’attend. Oh ! dit-elle, voyant le comte ouvrir la bouche pour l’interroger, ne me questionnez point à présent, je ne pourrais vous répondre. Mais si, un jour, vous montrant ce malfaiteur habillé par Humann, ce séducteur infâme, ce voleur, cet assassin, je vous dis : « Monsieur le comte, cet homme s’est vanté, cet homme a perdu son pari, châtiez-le ! m’obéirez-vous ? »
– Je vous le jure, répondit le jeune Russe, qui commençait à avoir une foi profonde, aveugle, fanatique en Baccarat.