Ces mots firent courber la tête à l’ouvrier. En effet, comment pouvait-il savoir de quel nom Eugénie Garin, transformée en grande dame, se faisait appeler ?
– Eh bien, dit-il d’un ton plus humble, voulez-vous aller dire à votre maîtresse qu’un homme bien connu d’elle, Léon Rolland, désirerait la voir ?
– À la bonne heure ! répondit le valet, à moitié touché par l’expression de douleur et de souffrance répandue sur le visage de Léon Rolland. Attendez-moi là ; je vais voir madame.
Et le valet laissa Léon dans la cour de l’hôtel.
Dix minutes s’écoulèrent. Ces dix minutes eurent pour le malheureux Léon Rolland la durée d’un siècle.
Et le valet revint.
– Ma maîtresse, dit-il, ne vous connaît pas ; mais elle consent à vous recevoir…
Léon eut le vertige. Ou ce n’était pas Eugénie, ou Eugénie le reniait. Il suivit le laquais en trébuchant à chaque pas comme un homme ivre. Le laquais lui fit traverser un vestibule, gravir les marches d’un grand escalier dont les repos étaient garnis de fleurs ; il l’introduisit dans un vaste salon où le luxe moderne le plus exquis avait entassé richesses et merveilles, et lui dit, en lui indiquant un sofa :
– Veuillez attendre, madame va venir.
Léon se crut fou. Un terrible doute s’empara de lui : cette femme, après laquelle il courait depuis deux heures, et dont il forçait la porte, ce pouvait n’être pas Eugénie Garin ; il avait pu être abusé par une ressemblance frappante, singulière, mais non sans exemples.
Un moment, il eut la pensée de fuir. Mais une porte s’ouvrit : Turquoise parut.
Léon Rolland jeta un cri. C’était bien celle qu’il avait connue sous le nom d’Eugénie Garin.
– Eugénie !… balbutia-t-il en faisant un pas vers elle.
Mais Turquoise parut surprise, salua l’ouvrier de la main, et lui dit d’un ton très froid où semblait poindre la surprise :
– Est-ce vous, monsieur, qui vous nommez Léon Rolland ?
Ces mots furent pour l’ébéniste un coup de massue. Il la regarda d’un air hébété, chancela, s’appuya à un meuble pour ne point tomber, et ne put prononcer un mot.
– On vient de me dire, monsieur, continua Turquoise avec un calme parfait, que vous désiriez me voir… Je suis prête à vous écouter.
Elle lui indiqua un siège, et se pelotonna elle-même sur une causeuse roulée au coin du feu.
– Madame… Eugénie… balbutia Léon Rolland.
– Je crois, monsieur, que vous vous trompez, dit-elle.
– Oh ! fit-il, stupéfait de ce calme, une pareille ressemblance… Non, c’est impossible ! Eugénie… c’est vous !
– Je me nomme madame Delacour.
– Madame… madame, murmura Léon éperdu, ne me dites pas que ce n’est pas vous… Vous avez sa voix, son regard… Il est impossible que Dieu ait créé deux êtres absolument semblables.
Et Léon tremblait en parlant ainsi. Il demeurait debout, regardant avec une sorte d’avidité cette femme qui niait toute identité avec Eugénie Garin.
– Monsieur, reprit Turquoise toujours indifférente, je commence à m’expliquer l’insistance que vous avez mise à pénétrer ici. Vous m’avez sans doute vue rentrer chez moi, et, abusé par la ressemblance que je possède avec la personne que vous appelez Eugénie…
– Mais, Eugénie, c’est vous ! s’écria Léon Rolland, qui ne pouvait se tromper à sa voix.
Et il se mit à genoux devant elle, et, d’un ton suppliant :
– Oh ! ne me trompez pas, murmura-t-il, n’essayez pas de me tromper… C’est vous… c’est bien vous !
Turquoise garda le silence.
Léon osa lui prendre la main, et continua avec feu : – Je ne sais pas qui vous êtes, ou du moins ce que vous êtes maintenant ; mais je sais que vous vous nommiez Eugénie, Eugénie Garin, que je vous aimais, que nous avons passé de longues heures auprès l’un de l’autre, dans votre mansarde, un livre à la main, que votre abandon m’a rendu fou ; que, depuis deux heures, je cours après votre voiture sans pouvoir l’atteindre…
Elle l’écoutait silencieuse, et ce silence épouvantait Léon et faisait renaître tous ses doutes.
– Monsieur, dit enfin Turquoise, calmez-vous un peu et veuillez me regarder attentivement ; vous reconnaîtriez sans doute que vous vous trompez.
– Non, c’est bien vous !…
Elle hocha la tête négativement.
– Je crois que je deviens fou… ! murmura Léon, qui répéta pour la seconde fois :
– Vous avez sa voix, son regard, ses traits, ses cheveux blonds.
– Voyons, monsieur, reprit Turquoise avec un accent plein de compassion, qu’était-ce que mademoiselle Eugénie Garin ?
– La fille d’un de mes ouvriers… une pauvre ouvrière, balbutia-t-il.
– Mais alors, monsieur, regardez autour de vous… Et d’un geste, Turquoise semblait vouloir résumer le luxe éblouissant dont elle était environnée et faire valoir l’élégance de sa robe garnie de dentelles.
Léon courbait le front et se taisait. L’argument de Turquoise avait sa valeur. Comment admettre un seul instant, en effet, que la femme que Léon Rolland retrouvait dans un hôtel somptueux, qu’il avait aperçue dans une calèche traînée à quatre chevaux, qu’une nuée de domestiques environnait, eût quelque chose de commun avec l’humble ouvrière qu’il avait vue mourante de faim et exténuée de travail dans la mansarde où gisait son vieux père malade ?
C’était presque de la folie.
– Enfin, monsieur, reprit Turquoise, dont le calme ne se démentait point, laissez-moi essayer de détruire votre conviction par un dernier mot. Admettons un moment que je sois bien la femme dont vous parlez… mademoiselle Eugénie Garin… une ouvrière que vous aimiez et qui, dites-vous, vous a… abandonné…
– Ah ! murmura Léon, c’est bien vous !
– Soit, dit-elle en souriant ; supposons que c’est moi… Supposons que madame Delacour et Eugénie Garin… ne font qu’une même personne…
– Vous le voyez bien ! s’écria Léon qui voulut reprendre la main qu’elle lui avait retirée par un mouvement plein de décence et de dignité, vous le voyez bien !
– Chut ! dit-elle, posant un doigt sur ses lèvres, écoutez-moi…
Et d’un geste à demi sévère, elle l’invita à s’asseoir à distance.
Puis elle continua :
– Supposons donc que je sois Eugénie Garin, et que je vous aie abandonné… À propos, s’interrompit-elle, y a-t-il longtemps ?
– Huit jours, répondit Léon.
– Et quand… vous m’aimiez, j’étais une pauvre ouvrière ?
– Oui, fit Léon d’un signe.
Turquoise laissa bruire un charmant éclat de rire à travers ses dents blanches :
– En ce cas, murmura-t-elle, laissez-moi croire un instant que je suis la filleule de quelque fée.
Léon la regarda tout interdit.
– Car, ajouta-t-elle, il me semble que ma position est un peu… changée, depuis huit jours.
Et comme il gardait le silence, anéanti par cet argument, elle reprit :
– Si vous ne voulez pas vous rendre à l’évidence, monsieur, si vous persistez à me croire l’Eugénie que vous aimez, et que vous avez perdue, il faut alors entrer dans le domaine des suppositions.
Elle prit une attitude enchanteresse au fond de sa causeuse, l’attitude d’une femme habituée dès longtemps à toutes les joies, à toutes les commodités du luxe et de la fortune, et poursuivit :
Première supposition : le père d’Eugénie, le pauvre ouvrier sans fortune, a un frère qui disparut jadis, et qui vient de reparaître pour Eugénie sous forme d’un oncle d’Amérique. Il a apporté des millions, et la petite ouvrière est tombée de sa mansarde dans cet hôtel.
– C’est impossible ! murmura-t-il.
– Deuxième supposition, continua Turquoise : Eugénie, un soir, en vous quittant, a rencontré quelque nabab, quelque prince russe…
– Oh ! c’est cela, s’écria l’ouvrier avec une subite explosion de jalousie… Eugénie, n’est-ce pas que c’est bien vous ?…
– Mais, mon cher monsieur, interrompit froidement Turquoise, dans l’un et l’autre cas, une ouvrière ne fait point peau neuve en huit jours. Regardez-moi bien : ai-je l’air d’une femme qui tirait naguère l’aiguille du matin au soir pour gagner quinze sous ?
En effet, Turquoise était si bien à son aise dans son fouillis de dentelles, si naturelle au milieu de son riche salon, que Léon courba de nouveau la tête.
– Mystère ! murmura-t-il.
– Troisième supposition, reprit-elle : Eugénie ne s’appelait pas Eugénie ; Eugénie n’était point ouvrière, et le père Garin n’était point son père.
– Que dites-vous ? s’écria Léon.
– Rien, je continue à supposer. Et, replaçant son doigt sur ses lèvres : – Chut ! écoutez-moi.
– Parlez.
– Donc Eugénie était tout simplement ce que je suis, c’est-à-dire ce que vous me voyez.
– Mais c’est impossible !
– Alors je ne suis pas Eugénie, choisissez…
– Mon Dieu ! fit Léon qui porta la main à son front, je crois que je rêve…
– Je reprends, poursuivit Turquoise. Eugénie était ce qu’on nomme une lionne, une femme à la mode, un peu galante peut-être, aimant les aventures, le mystère, et qui s’éprit de vous, un jour…
Léon tressaillit.
– Mon Dieu ! cela se voit… Elle aura passé en voiture devant votre atelier, et vous aura aperçu. Elle vous aura trouvé beau et vous aura aimé… l’amour est si bizarre !
– Madame… madame… balbutia Léon qui perdait la tête.
– Attendez donc, monsieur.
Et Turquoise, pour le dominer complètement, leva sur lui son regard bleu, sous le charme fascinateur duquel il devint tout à coup docile comme un enfant.
– Oui, reprit-elle, l’amour est bizarre, il vient on ne sait d’où, on ne sait pourquoi… il s’en va de même. Laissez-moi continuer mes suppositions, et, pour un moment, être bien réellement Eugénie Garin. Et bien, je vous ai vu un soir, je vous ai aimé sur-le-champ, instantanément. Alors, jetant un regard autour de moi, envisageant la vie un peu folle que je menais… j’ai compris que vous, l’ouvrier honnête, le père de famille laborieux, l’heureux époux…
– Ah ! s’écria Léon avec une explosion de joie, c’est vous, Eugénie, c’est bien vous !
– Peut-être, fit-elle en souriant.
Il voulut se remettre à genoux, reprendre ses mains, les couvrir de baisers. Le regard de la jeune femme le cloua sur son siège.
– Ce que femme veut, reprit Turquoise, Dieu le veut ! C’est un proverbe vrai. Donc Eugénie a pris sur vous ses petits renseignements. Elle a acquis la conviction que, pour être aimée de vous, il lui fallait jouer un rôle… n’être plus elle-même… devenir une pauvre ouvrière malheureuse… et ce rôle, elle l’a joué en conscience pendant quelques jours… et vous l’avez aimée…
Léon écoutait avec une sorte d’avidité douloureuse les paroles de la jeune femme, et il commençait à comprendre que, si l’une des trois versions de Turquoise était vraie, c’était à coup sûr la dernière.
– Malheureusement, poursuivit-elle, tout a une fin en ce monde, et l’amour le plus ardent et le plus pur est généralement brisé par une catastrophe. Un matin, Eugénie se dit qu’un jour ou l’autre celui qu’elle aimait avec passion, comme elle n’avait jamais aimé, hélas ! viendrait à pénétrer la vérité… qu’il apprendrait que celle qu’il croyait une honnête ouvrière était une pauvre pervertie nommée dans le monde des jeunes fous Jenny la Turquoise… et elle eut peur de se voir méprisée, insultée, abandonnée par le seul homme qu’elle eût aimé.
Turquoise s’arrêta émue. Elle semblait avoir oublié son rôle ; elle devenait franche et sincère, elle convenait indirectement qu’elle était bien Eugénie Garin.
Léon Rolland, pâle, la sueur au front, le cœur palpitant, ne trouvait plus un mot à répondre. Il baissait les yeux et se sentait mourir.
Turquoise continua :
– Alors la pauvre femme voulut être forte. Elle préféra vivre éternellement dans le cœur de celui qu’elle aimait, en renonçant à lui, que rougir un jour en sa présence et mériter son mépris…
Et Turquoise baissa le front à son tour, et Rolland vit une larme couler lentement sur sa joue.
Cette larme fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase empli. L’ouvrier s’élança aux genoux de Turquoise, et s’écria :
– Oh ! vous ne nierez pas plus longtemps, c’est vous… c’est bien vous !
– Oui, c’est moi… murmura-t-elle en fondant en larmes… c’est moi qui vous aimais… moi qui vous ai menti… moi qui ne voulais plus vous revoir…
– Mais, moi aussi, dit-il, je vous aime !
Ces mots semblèrent produire chez elle une réaction violente.
Elle repoussa Léon, se leva vivement et lui dit :
– Maintenant, vous savez qui je suis… vous savez que vous ne pouvez pas, vous ne devez plus m’aimer… Adieu !
Et elle se renversa mourante auprès d’une croisée entrouverte. Léon jeta un cri, courut à elle et lui prit les mains.
– Moi, ne plus vous aimer ? Ah ! fit-il avec un élan sublime de douleur… est-ce possible ?
Elle lui prit la main :
– Mais, mon ami, dit-elle, regardez-moi bien… ne voyez-vous pas que je suis une pauvre femme perdue… que ce luxe qui m’entoure…
Elle s’arrêta et cacha sa tête dans ses mains, et Léon vit jaillir des larmes au travers de ses doigts.
– Oh ! murmura Léon, être pauvre ! n’avoir pas des millions pour les mettre à ses pieds !
Soudain Turquoise écarta ses mains, essuya ses larmes, regarda Léon en face, et lui dit :
– Vous le voyez bien, mon ami, il faut nous séparer… et pour toujours.
– Mais je vous aime !
– Moi aussi : c’est pour cela que je ne veux pas que vous me méprisiez… Adieu !
Elle voulut faire un pas en arrière ; d’un geste elle l’invita à sortir. Mais Léon demeurait à genoux et suppliait.
– Écoutez, dit-elle, je pars demain.
– Vous partez ?
– Oui, il le faut.
– Vous partez ! répéta-t-il avec l’accent de la folie. Je ne vous ai donc retrouvée que pour vous perdre de nouveau.
– Il le faut, dit-elle avec fermeté.
– Mais où allez-vous ?
– En Amérique.
Léon se redressa et fit un pas en arrière. Ce mot était tombé sur lui comme un coup de massue.
– Eh bien ! dit-il, je pars avec vous.
– C’est impossible.
– Pourquoi ?
Turquoise baissa les yeux.
– Parce que je ne puis, je ne veux pas vous revoir.
– Eugénie !… Eugénie !… murmura l’ouvrier, je vous aimerai comme le chien aime son maître… je m’attacherai à vos pas comme il suit les siens…
– Vous me mépriserez…
– Non, j’oublierai le passé.
Elle poussa un cri de joie.
– Vrai ? dit-elle.
– Je vous le jure !
Elle lui jeta ses bras blancs et mignons autour du cou.
– Vrai ? répéta-t-elle, bien vrai ? tu m’aimerais encore, tu m’aimerais comme si j’étais Eugénie ?…
– Oui, dit-il.
– Eh bien ! murmura-t-elle, comme cédant épuisée sous le poids de son bonheur, allons-nous-en, fuyons tous les deux, allons vivre si loin que le souvenir de Paris ne nous poursuive jamais…
– Partons… répéta le malheureux complètement affolé.
Mais soudain une double image passa devant ses yeux, un souvenir traversa son cerveau comme un éclair. Cette image, c’était celle de Cerise tenant dans ses bras leur bel enfant, et dont le sourire d’ange avait encore le don d’émouvoir le cœur brisé du pauvre père et de dérider son front plissé.
– Mon enfant ! murmura-t-il.
– Ah ! fit Turquoise.
Et il la vit pâlir, chanceler, s’appuyer défaillante au mur. Puis il l’entendit lui crier :
– Vous le voyez bien, mon ami, il faut nous dire un éternel adieu… Vous avez une femme et un enfant…
Et elle s’enfuit : une portière retomba sur elle et Léon demeura seul.
Turquoise venait de jouer avec Léon Rolland la même scène qu’avec Fernand Rocher quelques jours auparavant.
* *
*
Pendant quelques minutes, l’ouvrier eut à peine conscience de sa propre existence.
Turquoise avait disparu, il était seul… un profond silence régnait autour de lui, et le salon n’était plus éclairé que par les reflets rouges du foyer. Debout, immobile, les yeux baissés vers le sol, il semblait avoir été pétrifié et métamorphosé en statue. Tout à coup, un bruit se fit près de lui. Il leva la tête et vit soulever cette portière que Turquoise avait laissé retomber derrière elle. Mais ce n’était pas Turquoise.
C’était un valet en livrée qui s’approcha silencieusement de lui et lui remit une lettre.
Qu’était-ce que cette lettre ?