LIX

Turquoise, en quittant le salon et laissant Léon Rolland atterré, était rentrée dans un petit boudoir attenant. Un grave personnage était assis auprès du feu.

En réalité, et grâce à un petit trou pratiqué dans la cloison, et masqué ordinairement par un tableau, il n’avait perdu ni un mot ni un geste de la scène qui venait d’avoir lieu.

Ce grave personnage, vêtu d’un habit bleu, le chef orné de cheveux roux, le visage couleur de brique, et l’abdomen proéminent, était notre respectable sir Arthur Collins, le même qui avait servi de témoin au vicomte de Cambolh dans son duel avec Fernand Rocher, et que nous avons rencontré déjà chez la marquise Van-Hop et chez le comte de Château-Mailly.

Quand il vit apparaître Turquoise, sir Arthur posa un doigt sur ses lèvres, laissa glisser un sourire de satisfaction sur sa face rubiconde, et d’un geste fit signe à la jeune femme de s’asseoir devant un pupitre, sur lequel il y avait de quoi écrire.

Le pupitre se trouvait auprès de la cheminée, à la droite du fauteuil occupé par sir Arthur.

Le fauteuil de sir Arthur était justement placé au-dessous du trou pratiqué dans le mur.

Par conséquent le gentleman, en se dressant à demi, pouvait coller son œil à ce judas imperceptible et voir ce qui se passait dans le salon. C’est ce qu’il fit lorsque Turquoise lui eut obéi en s’asseyant.

Sir Arthur aperçut Léon Rolland immobile, les yeux rivés au parquet, tout le corps en proie à un tremblement convulsif.

Un nouveau sourire effleura ses lèvres.

– Ah ! parbleu ! murmura-t-il entre ses dents, je crois que je me venge !

Et se penchant vers Turquoise qui, la plume à la main, attendait :

– Petite, lui dit-il tout bas, écris ce que je vais te dicter.

– J’attends, répondit-elle.

Sir Arthur dicta :

« Léon, mon bien-aimé,

« Vous avez une femme et vous êtes père : vous le voyez, il faut nous séparer…

« Ou bien…

« Oh ! Léon, Léon, comme il faut que je vous aime pour oser vous parler ainsi… »

Sir Arthur s’interrompit.

– Petite, dit-il tout bas, si tu jetais une goutte d’eau sur le dernier mot de cette phrase, cela ferait bien… il croirait que c’est une larme brûlante.

Turquoise se leva, alla sur la pointe du pied jusqu’à un joli plateau de vermeil qui supportait un verre d’eau en cristal de Bohême. Elle trempa délicatement son doigt dans son verre, revint s’asseoir devant le pupitre et laissa choir légèrement sur sa lettre la goutte d’eau qui perlait à l’extrémité de son ongle rose.

Sir Arthur se remit à dicter.

« Vous avez une femme et un enfant, mais si vous m’aimez… vous n’aimez plus votre femme… n’est-ce pas ?

« Eh bien, Léon, mon bien-aimé, âme de ma vie, prends ton enfant et fuyons…

« Oh ! ton enfant, je l’aimerai comme si je lui avais donné le jour ; je serai sa mère…

« Choisis : ou ne plus nous voir, me laisser partir dès demain matin et quitter Paris pour n’y revenir jamais ; ou fuir avec moi.

« Ne m’écrivez pas. Venez avec votre enfant demain matin, cette nuit même, si vous voulez.

« Ou bien oubliez-moi !

« Votre Eugénie. »

– Ouf ! murmura sir Arthur, cette petite combinaison me sourit assez… Cerise est bien capable d’en mourir.

Et sir Arthur étendit la main vers le gland d’une sonnette. Un laquais entra par une porte dérobée.

Turquoise avait plié le petit billet en quatre, et elle le remit au valet sans prendre la peine de le cacheter.

Ce laquais était le même qui avait reçu Léon Rolland à la porte de l’hôtel et l’avait introduit.

Turquoise lui fit un signe en lui montrant la porte du salon.

Le laquais prit le billet et exécuta, comme nous l’avons dit, l’ordre qu’il venait de recevoir.

Sir Arthur s’était dressé de nouveau, collant une fois encore son œil au trou pratiqué dans le mur. Il vit Léon s’emparer avidement du billet, le lire en pâlissant, puis s’élancer hors du salon, comme s’il eût obéi à quelque inspiration soudaine et fatale.

Alors le gentleman prit sur la cheminée le tableau qu’il avait décroché quelques minutes auparavant et le replaça, masquant ainsi le judas.

Puis il regarda Turquoise en riant.

– Il est parti ! dit-il.

– Alors, nous pouvons causer, mon cher.

– Tout à notre aise.

Turquoise quitta la pièce où elle était et alla s’arrondir nonchalamment sur une bergère, croisant une de ses jambes sous elle, à la façon des femmes de l’Orient, et prenant dans ses deux mains son autre pied, du bout duquel elle laissa tomber sa mule rouge sur le tapis :

– Voyons, mon cher, dit-elle alors, êtes-vous content de moi ?

– Assez, petite…

– C’est peu, dit Turquoise en faisant une moue charmante.

– Plaît-il ?

– Dame ! je croyais avoir mérité de chauds éloges.

– Ma chère enfant, répondit gravement sir Arthur, je vais te satisfaire d’un seul mot.

– Ah ! voyons le mot ?

– Quand je me donne le plaisir de monter une comédie, je ne prends jamais d’acteurs médiocres.

– Bravo ! Ainsi, j’ai été bonne ?

– Excellente ! Seulement…

– Hum ! y a-t-il une restriction ?

– Seulement, quand on vante trop les comédiens, ils deviennent mauvais. C’est pour cela, ma chère, que je ne t’applaudis pas.

– Vous êtes un parfait gentleman, s’écria Turquoise, pleine de reconnaissance pour les éloges de sir Arthur. Et le regardant d’un air moqueur : – En vérité, dit-elle, il n’y a que vous pour vous métamorphoser ainsi. Vous ne ressemblez pas plus à ce bonhomme qui marchait les yeux baissés, portait des gants de tricot et vint me voir, un soir, à mon cinquième étage de la rue des Martyrs, que la nuit ne ressemble au jour.

– J’ai joué la comédie, répondit sir Arthur avec modestie.

– Vous ?

– Oui, autrefois, en province.

Sir Arthur jeta son cigare à demi consumé dans le feu.

– À présent, dit-il, causons affaires.

– Je vous écoute, dit-elle.

– Tu penses bien, ma chère enfant, que la lettre que je viens de te dicter fera son petit effet.

– Vous croyez ?

– Parbleu ! ton don Juan d’ébéniste sera ici avec son poupon avant demain.

– Mais, la mère ?

– Bah ! il s’arrangera.

– Ah çà ! interrompit Turquoise, tout cela est fort joli, et je ne tiens pas à savoir pourquoi vous me faites tourmenter ainsi ce pauvre homme ; mais que ferai-je de l’enfant ?

– Nous en causerons plus tard.

– Comment cela ?

– C’est-à-dire que tu vas faire atteler une voiture de voyage. La voiture attendra, prête à partir, sur le perron… Si Léon vient, et n’en doute pas, tu t’envelopperas d’un manteau et tu le feras monter auprès de toi en prenant l’enfant sur tes genoux.

– Et puis ?

– Le postillon qui te conduira est de ma connaissance. Il aura des ordres et te remettra mes instructions cachetées au premier relais.

– Mais encore, dit Turquoise, s’il me demande où nous allons ?

– Tu prendras un air mystérieux et tu refuseras de répondre en lui disant : contentez-vous d’être avec moi.

– Ainsi, je partirai !

– Parbleu !

– Mais Fernand ?

– Tu le reverras à ton retour.

– Quand reviendrai-je ?

– Dans deux jours. Du reste, tu vas lui écrire un mot que tu laisseras ici.

– Que lui dirai-je ?

– Attends, je vais dicter.

Turquoise retourna au pupitre, prit de nouveau la plume, et sir Arthur dicta :

« Mon cher Fernand,

« Puisque vous me ménagez des surprises et manquez à toutes vos promesses ; puisque, malgré vos serments, vous avez voulu que la pauvre Jenny, qui était si heureuse de vivre indépendante et pauvre en vous aimant, reprît sa chaîne dorée et redevînt l’esclave de la Fortune, il faut, mon bel ami, que vous soyez puni. Or, comme j’imagine que vous m’aimez, je crois que le meilleur moyen de vous punir est de vous bannir quelques heures de ma présence.

« Mais… le moyen, en vérité, de fermer la porte de l’hôtel à l’homme qui vous l’a donné ? Ce parti me paraissant impraticable, j’en prends un autre, celui de m’exiler quarante-huit heures de Paris.

« Où vais-je ? Mystère ! Voilà le châtiment !

« Surtout, Fernand, ne soyez pas jaloux.

« Jenny. »

– Tu feras la leçon à ta femme de chambre, ajouta sir Arthur. Adieu, petite…

Le gentleman boutonna son habit, prit son paletot, baisa fort galamment les mains de Turquoise et sortit de l’hôtel fort paisiblement, à pied, comme un bon bourgeois qui s’en va jouer aux dominos au café Turc.

Il remonta la rue de la Ville-l’Évêque jusqu’à la place Beauvau. Là, il arrêta une remise qui passait à vide, y monta, et dit au cocher : « Rue Laffitte » ; il se dirigea chez M. de Château-Mailly.

Sir Arthur s’était fort occupé, depuis quelques jours, de la marquise Van-Hop, de sa rivale Daï-Natha, et de l’affaire des cinq millions. Il avait donc un peu négligé l’intrigue naissante du jeune comte avec la belle et malheureuse madame Rocher. Aussi, venait-il chez M. de Château-Mailly pour savoir où en étaient les choses.

Le comte était seul chez lui, à cette heure. Il avait dîné au café Anglais et rentrait pour s’habiller, lorsque son groom lui remit une carte.

En y jetant les yeux, le comte tressaillit, interrompit sa toilette, ordonna qu’on fît entrer le visiteur et ferma sévèrement sa porte.

Sir Arthur avait eu soin, en entrant, de prendre son petit accent anglais, qui seyait si bien au burlesque ensemble de sa personne.

– Aôh ! dit-il en entrant, je suis enchanté, mon cher comte, de vous rencontrer…

– Moi aussi, monsieur, répondit le comte en lui avançant un fauteuil.

Sir Arthur s’assit.

– J’ai fait un voyage, dit-il, et je venais savoir où en étaient nos affaires.

Le comte soupira.

– Ah ! my dear, dit-il, je crains que vous n’ayez fait un mauvais marché.

– Hein ? fit sir Arthur.

– Mes affaires, les nôtres, si vous voulez, sont toujours au même point.

– Bah ! Allons donc !

– Madame Rocher est aussi vertueuse que malheureuse.

– Ah !

Le baronet imprima à cette exclamation d’une syllabe une singulière éloquence. Cela voulait dire que le comte était un naïf et un maladroit don Juan, un séducteur novice qui ne savait comment s’y prendre.

– Oui, mon cher, reprit le comte ; en dépit de tous mes efforts, je n’ai pas gagné un pouce de terrain…

– Par exemple ! dit en riant le faux Anglais, je ne serais pas fâché d’avoir un petit résumé de ces choses dont vous parlez.

– C’est facile.

– Allez, je vous écoute.

Et sir Arthur se renversa dans son fauteuil, comme un homme qui va prêter toute son attention à un conteur plein de charmes.

Le comte reprit : – D’abord, mon cher, je vous dirai que madame Rocher me témoigne une confiance si fraternelle, si pleine d’abandon, que je suis bourrelé de remords et de scrupules.

– Mais, dit sir Arthur, ce n’est pas précisément, il me semble, le moyen d’hériter de votre oncle.

– Ensuite, poursuivit M. de Château-Mailly, je vous avouerai franchement que la naïveté de cette charmante femme lui sert d’égide au lieu de la désarmer.

– Comment cela ?

– Mais le plus simplement du monde : madame Rocher me regardant comme un ami, presque comme un frère, n’a de moi aucune défiance et ne s’est jamais imaginée que je pusse l’aimer.

– Comment ! exclama sir Arthur, vous n’êtes point encore tombé à ses pieds ?

– Hélas ! non.

Le baronet exprima, par les traits de sa physionomie, un mécontentement violent.

– Monsieur le comte, dit-il, vous tenez peu vos engagements, il me semble, et je ne vois pas pourquoi je tiendrais les miens.

Ces mots produisirent sur le jeune héritier de M. de Château-Mailly le même effet que produit, sur un cheval de bataille égaré avec son cavalier, le son du clairon. Il se redressa tout à coup avec une noble fierté et regarda son interlocuteur en face.

– Monsieur, dit-il, je crois que si j’avais à choisir devant Dieu, entre fouler aux pieds le serment que je vous ai fait, pour ne point accomplir la détestable tâche que j’ai acceptée à la légère, et demeurer fidèle à ma parole, pour continuer à être votre instrument, Dieu me pardonnerait mon parjure.

Sir Arthur se mordit les lèvres jusqu’au sang, et répondit en riant :

– Dieu n’a rien à faire en ceci.

– Vous vous trompez.

– Plaisantez-vous ?

– Nullement.

Et le comte toisa son adversaire d’un œil dédaigneux :

– Tenez, dit-il, tout bien réfléchi, je ne veux pas de la fortune de mon oncle au prix de l’honneur d’une femme.

– Vraiment, exclama sir Arthur, avec une raillerie qui déguisait mal sa fureur, on dirait que vous l’aimez réellement, cette madame Rocher.

– Peut-être… Je l’aime assez, dans tous les cas, pour la respecter.

Sir Arthur se redressa comme s’il eût été mordu par une vipère.

– Il me semble, dit-il, que c’est la rupture de nos engagements que vous me proposez ?

– C’est possible.

– Et moi, je soutiens le contraire. J’ai votre parole, comme vous avez la mienne.

– Monsieur, dit le comte avec fermeté, je vous rends votre parole, moi. Quant à vous, peut-être avez-vous le droit de me mépriser ; mais je descends en ce moment au fond de ma conscience, qui me crie que mieux vaut encore le mépris des hommes que le remords et le souvenir d’une infamie.

Sir Arthur écoutait comme un homme frappé de la foudre. Il voyait un des instruments de sa ténébreuse vengeance se briser tout à coup dans ses mains, et Hermine lui échapper.

– Monsieur le comte, s’écria-t-il d’une voix étranglée par l’irritation, si demain en plein soleil, au Bois ou sur le boulevard, je vous aborde en vous disant : Vous êtes un faux gentilhomme et vous avez foulé votre serment aux pieds… que me direz-vous ?

– Je garderai le silence, monsieur, répliqua le comte simplement. Mais en moi-même il s’élèvera une voix qui me dira : les faux gentilshommes sont ceux qui achètent leur fortune au prix d’une infamie.

– Et si je vous demande raison ?

– Je me battrai.

La voix du comte était ferme.

– Remarquez, monsieur, que si le duc, votre oncle, épouse madame Malassis, vous êtes à jamais ruiné.

– Je saurai supporter ce revers.

Et le comte, montrant la porte, ajouta :

– Tenez, monsieur, brisons là. Vous mettez trop d’insistance à me rappeler mon serment pour que je ne mette pas, à présent, de l’entêtement à le violer. Je veux respecter madame Rocher, et j’espère que nous ne nous reverrons que l’épée à la main.

Ces mots, prononcés froidement, n’admettaient pas de réplique. Sir Arthur se leva, prit son chapeau, se dirigea vers la porte et sortit.

– Nous nous reverrons, monsieur le comte, dit-il.

– Quand vous voudrez, répondit M. de Château-Mailly.

Et lorsque sir Arthur fut parti, le comte murmura : « Ah, je sens que le poids qui m’étouffait s’en va, et je crois que je redeviens honnête homme. »

Alors il prit la plume et écrivit ces mots à Hermine :

« Madame,

« Voulez-vous m’accorder demain, chez vous, l’entrevue que je vous ai demandée chez moi pour la même heure ? »

* *

*

– Malédiction ! murmurait sir Williams en s’en allant, la rage dans le cœur, est-ce qu’il y aurait réellement une Providence qui me poursuivrait et me terrasserait à la veille du triomphe ? Oh ! je veux pourtant me venger !

Share on Twitter Share on Facebook