LXI

Le cœur de l’ouvrier battait à rompre sa poitrine, tandis qu’il s’approchait du berceau, la couverture sur le bras.

L’enfant dormait de ce sommeil profond, calme et régulier du premier âge. On pouvait parler, marcher autour de lui ; on pouvait le prendre dans son lit et l’emporter, il ne se réveillait pas…

Le père savait tout cela. Et cependant, il hésitait encore, il hésita longtemps, écoutant tour à tour la voix du remords ou celle de la passion.

Cette dernière l’emporta enfin. Il se pencha sur le berceau, prit l’enfant dans ses bras, doucement, avec des précautions infinies…

L’enfant ne s’éveilla point.

Alors il l’enveloppa dans la couverture avec les soins minutieux et l’habileté d’une nourrice. Et cela fait, il recula d’un pas vers la porte. Puis il fit un pas encore…

Mais alors il se passa quelque chose d’étrange et de surnaturel. Léon Rolland était entré sur la pointe du pied, et un épais tapis avait encore assourdi le bruit de ses pas ; il s’était approché du lit, et ni la mère ni l’enfant ne s’étaient éveillés ; enfin, il avait pris ce dernier, et il se retirait, retenant son souffle, lentement, avec les précautions d’un voleur ; et pourtant, comme il allait atteindre le seuil de la porte, Cerise s’éveilla brusquement, se dressa sur son séant, aperçut son mari tenant l’enfant dans ses bras et jeta un cri, – le cri désolé, terrible, éperdu de la mère, – un cri qu’on ne saurait noter ou redire.

Pourtant, l’homme qui s’emparait de son enfant, n’était-ce pas le père, n’était-ce pas son mari ? L’enfant n’était-il point en sûreté dans ses bras ?

Cerise s’était éveillée vingt fois en pareille circonstance ; elle avait vu bien souvent, en ouvrant les yeux, Léon lui enlever doucement son fils qu’elle tenait enlacé pour le remettre dans son berceau, et elle lui avait souri… Pourquoi donc un cri d’alarme ? Pourquoi se dressait-elle l’œil hagard, la menace à la bouche, et jetait-elle un regard terrible et plein d’un courroux subit à cet homme qu’elle aimait ?

C’est que sans doute, à cette heure solennelle, cet ange mystérieux qui protège la famille, cet ange que Dieu charge de veiller sur chaque toit, avait éveillé la mère et lui avait fait comprendre qu’on allait lui ravir son enfant.

Cerise n’avait poussé qu’un cri… mais ce cri avait pénétré dans le cœur de l’ouvrier comme la lame d’un poignard. L’émotion avait cloué la mère immobile sur le lit d’où elle voulait s’élancer pour reprendre son enfant ; mais son regard avait terrassé le père coupable…

Et Léon Rolland, fasciné, attiré, revint vers le lit, et déposa l’enfant toujours endormi dans les bras ouverts de sa femme.

– Je suis un misérable ! murmura-t-il. Adieu… pardonnez-moi !

Et il s’enfuit ; et Cerise, le front baigné de sueur, le cœur oppressé par l’angoisse ; Cerise, qui n’avait plus la force de prononcer un mot et de pousser un cri, l’entendit redescendre l’escalier d’un pas précipité… Puis elle entendit encore frapper au carreau du portier, la porte s’ouvrir et se refermer… Léon était sorti de chez lui à minuit passé. Où allait-il ? Il ne le savait pas lui-même… Poursuivi par le remords, il s’élança dans la rue et descendit le faubourg jusqu’à la place de la Bastille sans remarquer qu’un homme, tout à l’heure blotti dans l’angle d’une porte voisine de la sienne, s’était mis à le suivre pas à pas.

– Je suis un misérable ! murmurait le fugitif en courant, et j’ai mérité la mort… la mort seule peut expier le crime que j’ai commis.

Et comme il était sincère en ce moment, comme il s’apparaissait à lui-même criminel entre tous les hommes, il se condamna lui-même et se dirigea vers la Seine par le boulevard Bourdon.

Jusque-là, Léon avait été un honnête homme et heureux ouvrier, aimant le travail, craignant Dieu, et tournant un regard confiant vers l’avenir ; à l’heure où un subit désespoir troublait son cerveau et lui exagérait sa faute, cet homme n’envisageait point la mort comme un refuge, mais bien comme un juste châtiment. Il ne mourait point par lâcheté, il voulait se punir.

Cette pensée vertigineuse qui le dominait avait chassé tout autre souvenir de son cerveau ; il oubliait son enfant. Il oubliait Turquoise elle-même, l’infâme enchanteresse, cause première de son désespoir. Et il courait vers le pont d’Austerlitz, résolu à se précipiter du haut du parapet dans les flots.

Mais l’homme qui s’était pris à le suivre dans le faubourg Saint-Antoine ne le perdait pas de vue un seul instant.

Au moment où Léon atteignait le pont et enjambait le parapet, l’espion le saisit rudement au collet, et lui dit :

– Qu’allez-vous donc faire, monsieur Rolland ?

Léon tressaillit en entendant prononcer son nom, se retourna et se trouva face à face avec un domestique en livrée.

Cette figure, Léon l’avait déjà vue quelque part.

– Êtes-vous fou, monsieur Rolland ? répéta le valet sans le lâcher, car l’ouvrier essaya de se dégager.

– Laissez-moi… que me voulez-vous ? balbutia l’ébéniste.

– Je veux vous empêcher de vous jeter à l’eau.

– Et de quel droit ?

– J’ai des ordres…

– Vous ?

Et Léon, un peu calmé, regarda de nouveau son sauveur et le reconnut. C’était un serviteur de Turquoise, celui-là même qui l’avait introduit auprès d’elle quelques heures auparavant, qui lui avait ensuite remis le billet et à qui la pécheresse avait donné des ordres. Le valet avait fidèlement exécuté les ordres reçus ; il avait attendu plusieurs heures ; il avait vu sortir Léon et l’avait suivi… On sait le reste.

– Vous avez des ordres, vous ? murmura Léon.

– Oui, des ordres de ma maîtresse.

– Eugénie !… pensa l’ouvrier à qui revint à la fois le souvenir de son amour.

– Madame n’attend que vous pour partir.

Ces mots éteignirent chez Léon l’ardente pensée de suicide à laquelle il était en proie.

Il ne songea plus qu’à Turquoise…

– Venez, lui dit le valet en l’entraînant… venez.

Et Léon, chancelant, étourdi, se laissa emmener avec la docilité d’un enfant.

Tandis que Léon Rolland courait à la Seine avec l’intention de se noyer, Cerise, muette, immobile, tenait son fils dans ses bras. Elle n’avait point conscience encore de ce qui venait de se passer, et cependant elle devinait qu’elle avait couru un grand danger. Elle entendit son mari descendre, elle entendit la porte s’ouvrir et se refermer. Léon était parti.

Ce fut alors qu’elle commença à sortir de sa stupeur, à dominer son effroi. Elle avait son enfant ; elle le pressait sur son cœur, elle le couvrait de baisers ardents, comme si elle avait retrouvé cette chère créature qu’elle aurait cru perdue pour toujours. Pendant quelques minutes, la mère absorba si bien l’épouse, que Cerise oublia son mari. Mais cet oubli ne pouvait durer. Insensiblement elle en arriva à analyser ses sensations, elle chercha à se rendre compte de ce qui était arrivé ; elle se demanda pourquoi elle l’avait vu emportant son enfant… encore enveloppé de cette grande couverture qui ne lui servait que pour sortir.

Ce fut un trait de lumière pour Cerise… Léon avait voulu lui ravir son trésor… Mais pourquoi ? dans quel but ?

Cerise se posa cette question et ne put la résoudre. Elle espéra alors que son mari reviendrait et lui donnerait le mot de cette horrible énigme. Mais il ne revint pas.

Elle coucha l’enfant sans cesser de le tenir, comme si elle eût craint encore une nouvelle surprise. Assise sur son lit, l’œil tourné vers la porte, écoutant le moindre bruit, elle attendit.

Les heures passèrent. Un rayon de l’aube matinale pénétra au travers des rideaux. Léon n’était pas revenu. Alors Cerise se souvint des dernières paroles de son mari : Je suis un misérable ! et elle eut peur ; un soupçon traversa son esprit. Léon n’était-il point allé se tuer ?

Cerise se leva alors, passa un peignoir à la hâte, et prit son fils dans ses bras.

Elle accourut à la chambre de la paysanne qui dormait encore, et l’éveilla en sursaut :

– Mère, dit-elle d’une voix égarée, voilà l’enfant… Gardez-le, gardez-le bien… Ne vous endormez plus, surtout.

Et, sans vouloir entendre les questions de la vieille mère stupéfaite, et qui se demandait d’où pouvait provenir cet effroi, Cerise descendit. Elle avait un dernier, un suprême espoir : c’était que Léon serait rentré et se trouverait dans son atelier. Qui sait même s’il était sorti ? Ne pouvait-il se faire qu’un locataire eût demandé le cordon au moment même où Léon descendait ?

Cerise l’espéra et tressaillit en voyant la porte de l’atelier entrouverte. Léon avait oublié de la fermer, tant il était troublé, lorsqu’il était remonté chez lui quelques heures auparavant.

Cerise entra dans l’atelier. Il était désert.

– Léon ! Léon ! appela-t-elle.

Nul ne répondit.

Elle parcourut l’atelier, elle entra dans le bureau ; le bureau aussi était vide. La lampe, mal éteinte, s’était rallumée après le départ de l’ouvrier, et se consumait tristement.

Cerise chercha des yeux le chapeau de son mari, et ne l’aperçut pas.

Léon était bien réellement sorti.

Tout à coup elle vit sous la table un papier froissé.

Ce papier attira ses regards et les fascina comme s’il eût possédé quelque magique et mystérieuse puissance de séduction.

Il était froissé et il était jaune, non point jauni par la vétusté et un séjour dans quelque poche sordide, mais jaune de couleur, d’un jaune paille, et qui rappela soudain à Cerise ce billet qu’elle avait trouvé un soir sur le tapis de sa chambre, et qui, on s’en souvient, était la lettre de rupture qu’Eugénie Garin écrivait à Léon Rolland.

La pauvre femme ramassa ce papier, tortillé comme une papillote, le déroula, y jeta les yeux et poussa un cri. Elle avait reconnu cette écriture allongée, menue, élégante de forme, dont chaque lettre, chaque coup de plume, s’étaient gravés comme un trait de flamme dans sa mémoire.

Cerise eut un éblouissement. Un moment, elle fut tentée de jeter loin d’elle ce billet fatal sans le lire. Mais une sorte de curiosité avide, le désir de savoir où était son mari, peut-être le démon de la jalousie, la torturait : elle ne put y résister et lut.

C’était le billet d’adieu de Turquoise, le billet dicté par l’infernal sir Williams.

Cerise jeta un grand cri et tomba à la renverse.

* *

*

Quand les nombreux ouvriers qu’occupait Rolland arrivèrent, ils trouvèrent leur jeune maîtresse évanouie, couchée tout de son long dans le bureau, et tenant toujours le billet dans sa main crispée. Ils appelèrent au secours, prirent Cerise dans leurs bras et la transportèrent chez elle…

Il n’y avait dans l’appartement que la vieille et l’enfant. Léon n’était pas revenu.

Ce ne fut qu’avec des soins empressés qu’on parvint à ranimer la pauvre évanouie.

Quand elle revint à elle, elle promena tout alentour de son lit un regard égaré. Puis ce regard tomba sur le berceau qui était vide.

Cerise se souvint et jeta un cri terrible, un seul :

– Mon fils !

– Le voilà, répondit la vieille femme, qui accourut tenant l’enfant dans ses bras.

Cerise le prit, le pressa sur son cœur, le couvrit de baisers et fondit en larmes.

– Où donc est Léon ? demandait la mère, et que s’est-il donc passé ?

Mais Cerise pleurait silencieusement.

Au nom de Léon, elle courba la tête et ne répondit pas. La pauvre femme avait compris que son mari était parti, qu’il avait rejoint seul cette infâme créature qui voulait lui prendre son enfant et qui avait osé dire qu’elle lui servirait de mère, comme si une mère pouvait jamais être remplacée !

C’était un tableau déchirant à voir, et dont nulle langue humaine ne rendra jamais la navrante poésie, que cette femme placée sur son lit, arrosant cette frêle créature de ses larmes muettes, au milieu de sept ou huit ouvriers mornes, étonnés, et de cette vieille femme qui sanglotait bruyamment et à laquelle nul ne pouvait répondre, car nul ne savait ce qui s’était passé.

Cerise seule aurait pu dire quel drame mystérieux et sombre avait eu lieu durant la nuit sous ce toit si paisible naguère.

Mais Cerise se taisait. Elle regardait tour à tour son enfant, qui s’était pris à pleurer en voyant couler les larmes de sa mère, et ce billet maudit qu’elle tenait toujours dans sa main et qu’on n’avait pu lui arracher.

Le silence de la jeune femme était farouche : on eût dit qu’elle était atteinte de folie.

– Léon ! où est Léon ? murmurait la vieille mère.

– Où donc est le patron ? demandaient les ouvriers se regardant consternés.

Cerise se taisait toujours.

Tout à coup, on entendit rouler une voiture dans la rue. Cette voiture s’arrêta à la porte.

Une femme en toilette du matin en descendit. C’était Baccarat.

Baccarat n’avait pas de nouvelles depuis deux jours, et elle s’était soustraite une heure à ses nombreuses occupations pour venir voir sa chère petite sœur. Elle venait savoir où elle en était avec son mari. Elle lui apportait des consolations et des espérances.

L’évanouissement de Cerise avait mis en rumeur toute la maison. Baccarat l’apprit dans l’escalier. Elle s’arrêta muette, pâle, étonnée, sur le seuil de cette chambre ; elle aperçut Cerise le visage inondé de larmes ; elle devina, sinon la vérité, du moins quelque chose qui en approchait. Et, d’un geste, congédiant les ouvriers, la vieille mère, tout le monde, elle ferma la porte et demeura seule auprès de Cerise, qui avait jeté un cri de joie à la vue de sa sœur.

N’était-ce point la Providence qui lui apparaissait et venait à son aide ?

Baccarat s’assit sur le pied du lit, et prit dans ses mains la main de Cerise. Cette main tenait toujours le billet.

– Qu’as-tu, petite sœur ? demanda Baccarat.

– Je me sens mourir, répondit Cerise d’une voix si faible et si tremblante, qu’on eût dit, en effet, que cette voix était celle d’un agonisant.

– Où est Léon ?

– Il est parti…

Et la main de Cerise s’ouvrit, et Baccarat put s’emparer du billet et y jeter les yeux.

– Ah ! s’écria-t-elle, tandis que son œil s’enflammait d’un courroux subit, cette fois c’en est trop, et Turquoise ne mourra que de ma main !

* *

*

Et Baccarat se redressa superbe de colère, comme une amazone qui se prépare au combat.

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