LX

Suivons Léon Rolland, que sir Arthur avait vu, par le trou pratiqué dans le mur, s’élancer comme un fou hors du salon.

La lettre de Turquoise avait produit sur l’ouvrier un effet électrique. Était-ce de la joie ou de la douleur ? C’est ce qu’il n’aurait pu dire.

Il sortit de l’hôtel en courant, arpenta les rues, les boulevards, et mit à peine trois quarts d’heure pour arriver chez lui, dans le faubourg Saint-Antoine. Il était toujours tête nue, et son allure avait quelque chose d’égaré qui laissait pressentir un dérangement mental. On eût dit un homme échappé de la maison de santé de Charenton. Heureusement il était nuit complète ; un léger brouillard rendait les boulevards à peu près déserts, et il put continuer sa marche précipitée sans être remarqué.

Huit heures allaient sonner lorsqu’il se trouva à sa porte.

Là seulement il s’arrêta ; et comme sa main saisissait le marteau de bronze qui remplaçait la sonnette, il hésita, jeta un regard en arrière, et eut comme la conscience exacte de sa situation et de la façon dont il avait employé sa journée.

Il se souvint qu’un jeune homme était venu le chercher en voiture le matin, l’avait emmené rue du Faubourg-Saint-Honoré ; que, là il avait vu passer Turquoise et s’était élancé à sa poursuite.

Tout le reste n’était plus pour lui qu’à l’état de rêve confus.

Pourtant, au seuil de sa demeure, il parut s’éveiller à demi, et le billet de Jenny, ce billet qu’il serrait dans sa main crispée, lui rappelait tout à fait pourquoi il revenait chez lui. Il venait prendre son enfant !

Certes, Léon Rolland était d’une honnête nature ; son cœur était simple et droit, et il n’avait fallu rien moins pour l’égarer que ce fatal et perfide amour écho au souffle infernal du baronet sir Williams ; et dans cet instant de calme et de réflexion dont il jouit en posant le pied sur le seuil de sa maison, l’ouvrier eut horreur de lui-même et de la femme qui osait lui donner un pareil conseil.

Prendre son enfant ! C’est-à-dire enlever à sa mère, à cette pauvre femme délaissée, son unique et dernière joie ! C’était horrible et odieux.

– Non, jamais ! jamais ! pensa Léon ; plutôt mourir !

Sa main souleva le marteau, qui retomba, et la porte s’ouvrit.

Léon n’osa point monter chez lui ; il lui semblait que Cerise allait lire dans son regard l’odieuse pensée qu’il avait eue et qu’elle le chasserait. Ce fut vers son atelier qu’il se dirigea. La porte en était fermée, les ouvriers étaient partis depuis longtemps.

Léon avait une clef de cette pièce qu’il appelait son bureau.

Il entra, alluma une bougie et s’assit dans le grand fauteuil de cuir placé devant son comptoir.

Peu à peu le sang-froid lui revenait et avec lui la raison. La tête dans ses mains, il se prit à réfléchir, à envisager nettement sa situation. Il aimait Turquoise, il l’aimait ardemment, passionnément, à en mourir.

Il s’en fit l’aveu avec calme, comme un condamné, résigné au sort qui l’attend, analyse, du fond de sa prison, les péripéties dramatiques de son jugement et entrevoit les lugubres apprêts de son exécution.

Il aime Turquoise. Or, Turquoise lui avait donné à choisir ; ou ne jamais la revoir, la laisser partir et quitter Paris pour toujours, ou fuir avec elle.

À cette dernière pensée, Léon Rolland se sentit frissonner des pieds à la tête, et le cœur lui manqua.

Partir, n’était-ce pas pour lui le rôle honteux du soldat qui déserte, l’action odieuse du père de famille qui abandonne sa femme, son enfant, son foyer, laissant derrière lui la misère, pour courir après une courtisane éhontée ?

Mais, rester… n’était-ce pas ne plus la revoir, renoncer à elle pour toujours ?

Le malheureux se sentait défaillir, et il appelait en ce moment la mort à son aide. Un bruit se fit derrière lui, deux petits coups discrets furent frappés à la porte du bureau et lui firent lever la tête.

Léon vit entrer Cerise.

La pauvre femme avait attendu son mari toute la journée. Le matin, à l’heure du déjeuner, ne le voyant pas venir comme à l’ordinaire, elle était descendue à l’atelier et avait appris qu’un monsieur était venu le chercher pour une commande. Complètement rassurée, elle avait attendu jusqu’à six heures, l’heure du dîner.

Léon n’avait pas reparu.

Elle était redescendue à l’atelier vers sept heures. Le petit apprenti qui fermait les magasins et s’en allait le dernier attendait encore son maître. Alors Cerise devint inquiète.

Malgré la triste métamorphose qui s’était opérée en lui depuis quelques jours, Léon était toujours exact aux heures des repas.

Cerise fit fermer les magasins, remonta chez elle et attendit dans la plus vive anxiété, – anxiété partagée, on le devine, par la vieille mère de son mari.

Les deux femmes avaient voulu coucher l’enfant. Mais l’enfant n’avait point sommeil : il voulait, lui aussi, attendre son père.

Pendant une heure, chaque fois que le marteau retentissait sur la porte, Cerise éprouvait un battement de cœur.

– C’est lui ! pensait-elle.

Et elle se prenait à écouter les pas qui gravissaient l’escalier. Mais les pas ne s’arrêtaient pas devant sa porte. Ce n’était point lui.

Enfin, lorsque Léon rentra, Cerise se prit à espérer ; elle écouta encore. Mais Léon avait gagné l’atelier.

Une des croisées du bureau donnait sur la cour.

Tout à coup, la vieille mère qui s’était approchée de la fenêtre vit briller une lumière dans l’atelier.

– Léon est rentré ! dit-elle ; il est au bureau…

Cerise jeta un cri de joie et s’élança dans l’escalier. Ce ne pouvait être que Léon, en effet, car le petit apprenti montait les clefs avant de s’en aller, et Léon seul en possédait une autre.

Cerise pensa, en descendant l’escalier, que son mari avait touché de l’argent dans la journée et qu’il le plaçait dans sa caisse. Cela seul pouvait expliquer pourquoi, au lieu de monter directement chez lui, il était entré dans le bureau.

Sur le seuil, la pauvre femme hésita. Son mari était si triste, si navré, si bourru même depuis quelques jours !

Ce fut pour cela qu’elle frappa avant d’entrer.

Léon se retourna.

Cerise remarqua qu’il était plus pâle et plus triste encore que de coutume ; son regard était brillant de fièvre, ses cheveux étaient en désordre…

À la vue de sa femme, Léon tressaillit et une légère rougeur monta à son front.

– Ah ! te voilà… dit-il.

– Oui, répondit Cerise ; nous t’attendons pour dîner depuis longtemps, ta mère et moi, et nous étions bien en peine va… Il ne t’est rien arrivé, au moins ?

– Rien, répondit Léon, que cette voix caressante et douce remua jusqu’au fond du cœur… absolument rien… Je suis allé pour des travaux importants… j’ai été retenu… voilà tout.

Il mentait en parlant ainsi ; mais pouvait-il donc confier à sa femme ses tortures de la journée ?

Cerise posa sa petite main sur son bras.

– Viens, lui dit-elle.

Elle avait vu que Léon n’était pas occupé lorsqu’elle était entrée, mais elle ne voulait point paraître s’en apercevoir. Elle respectait sa morne douleur. La frêle et délicate créature s’était trouvée forte à l’heure du désespoir ; et puis elle avait foi encore dans les promesses de sa sœur, qui lui avait dit deux jours auparavant : « Espère… il te reviendra. »

La jeune femme le prit par le bras avec une douce instance, et le pauvre fou se laissa entraîner et la suivit.

Quand il entra chez lui, le maître ébéniste éprouva comme un soulagement, un bien-être inattendu et subit.

Il était si calme et si riant d’aspect, ce modeste intérieur où le travail avait amené l’aisance !… La petite salle à manger était doucement éclairée par une lampe placée sur la table.

Le couvert était mis.

Déjà la vieille mère avait installé l’enfant à table, dans sa haute chaise à barreaux ; il poussa un cri de joie en voyant entrer son père, et tendit vers lui ses petites mains avec un sourire ingénu et charmant qui s’efface pour toujours lorsque ces frêles et blondes créatures atteignent ce qu’on nomme l’âge de raison.

L’ouvrier passa la main sur son front, comme pour en chasser le vertige auquel il était en proie, et, tout chancelant encore, il vint se mettre à table à côté de son fils, qu’il prit dans ses bras et posa ensuite sur ses genoux.

Un remords s’empara de Léon Rolland au milieu de cette paix profonde, de ces joies calmes du foyer.

Cet homme à qui un jeune enfant tendait ses petits bras, qui, en entrant chez lui, voyait ces deux êtres à coup sûr les plus aimants de la famille, une mère et une femme ; cet homme dont l’arrivée déridait tous les fronts, épanouissait un sourire sur toutes les lèvres, cet homme eut honte de lui. Une sorte de réaction s’opéra en lui insensiblement. L’ombre de Turquoise, cette ombre maudite et fatale qui pesait despotiquement sur son bonheur domestique depuis quelques jours, s’effaça par degrés ; pareille au brouillard qui se déchire et livre passage à un rayon de soleil, elle laissa poindre aux yeux de Rolland le sourire charmant de Cerise. L’ouvrier, tout à l’heure morne et silencieux, fut presque gai durant le repas ; il caressa son enfant, il eut des paroles affectueuses pour sa femme, et se laissa gronder par sa vieille mère.

Mais, hélas ! tout cela n’était que momentané. On eût pu comparer cet instant de calme à ce que les matelots appellent une embellie ; et lorsque l’enfant, cédant au sommeil, ne babilla plus, lorsque Cerise, rappelée à ses devoirs maternels, l’eut enlevé tout endormi de sa chaise pour l’emporter dans la pièce voisine, l’ombre de Turquoise reparut. Elle reparut dominante, fascinatrice ; il crut sentir peser sur lui ce regard d’un bleu sombre aux effluves magnétiques, et il retomba soudain dans sa prostration.

Cerise était encore dans la pièce voisine, occupée à coucher son fils.

Léon se leva brusquement de table :

– Est-ce que tu sors ? lui demanda sa mère.

– Non, dit-il, je vais à l’atelier. Je n’ai pas fait ma caisse aujourd’hui.

Il était heureux d’avoir ce prétexte pour se soustraire aux questions et aux empressements des deux femmes. Il est de certaines natures chez lesquelles la douleur fait naître un impérieux besoin de solitude.

Léon se dirigea vers la porte. Au moment où il l’ouvrait et s’apprêtait à descendre, Cerise accourut.

– Est-ce que tu sors, mon ami ? répéta-t-elle comme sa belle-mère.

– Non, je vais faire ma caisse.

Cette réponse, faite avec tranquillité, rassura Cerise, qui, absente au moment où Léon était redevenu taciturne et sombre, était encore sous l’impression heureuse de l’espèce de bonne humeur qu’il avait manifestée pendant le dîner.

Léon descendit à son bureau, ralluma la lampe et se mit en effet à faire sa caisse, essayant de tromper sa douleur par le travail.

Une heure s’écoula.

Pendant cette heure, le pauvre malade de cœur parvint assez bien, en alignant des chiffres et vérifiant des écritures, à écarter le souvenir de Turquoise ; mais, sa besogne terminée, ses comptes mis en ordre, lorsque, n’ayant plus rien à faire, il songea à remonter chez lui, alors ce souvenir revint, impérieux, despotique, et l’absorba tout entier. Il revit la jeune femme qui lui avait si bien pris son âme et sa raison, il la revit, il l’entendit parler. Ce n’était plus Eugénie Garin, l’humble ouvrière, la fille du pauvre aveugle soignant son vieux père dans une mansarde froide et nue, qu’il aimait… C’était la belle et brillante créature dont la calèche sillonnait les allées du bois, emportée par quatre vigoureux trotteurs de Norfolk ; c’était Turquoise, blanche comme un lis, délicate et mignonne comme une fleur de serre chaude, et dont le regard rêveur et velouté avait parfois de ces rapides et fulgurants éclairs qui révélaient une âme virile sous cette fraîche et gracieuse enveloppe.

Léon ne se l’avoua point, mais il aimait déjà plus ardemment cette idéale et charmante personnification du vice qu’il n’avait aimé Eugénie Garin.

Il lui monta alors au cerveau comme une mystérieuse ivresse de parfums, de bruits, de lumières ; une soif subite de luxe et de plaisirs effrénés s’empara de lui ; cet apôtre du travail éprouva comme une tentation vertigineuse d’oisiveté et de fortune acquise sans peine…

– Oh ! je la reverrai ! murmura-t-il ; il faut que je la revoie !

Au lieu de déchirer dans la rue ce billet de Turquoise qui lui avait brûlé les doigts, Léon Rolland l’avait glissé dans sa poche, et ce billet, comme s’il eût été agité par la main de Satan, sembla tout à coup remuer sur sa poitrine et lui rappeler énergiquement la volonté de Turquoise. Il le prit, le relut… Elle lui disait adieu, elle lui assurait qu’elle se mettrait en route au point du jour. Elle lui donnait à choisir : fuir avec elle, ou ne la revoir jamais…

Léon jeta le billet loin de lui, obéissant une dernière fois à la voix du devoir… Mais cette voix ne parlait plus que faiblement… On eût dit un écho affaibli.

Et Turquoise partait…

Une lutte horrible s’engagea alors dans le cerveau et dans le cœur de cet homme, entre la raison et l’amour, entre la sagesse et la folie…

Cette lutte dura plusieurs heures. Vingt fois il fut tenté de fuir, de s’en aller comme un proscrit, comme un criminel, se jeter aux pieds de Turquoise, lui dire : – Emmenez-moi… partons… partons sur-le-champ !

Vingt fois il crut entendre le babil joyeux de son fils ; il crut sentir ses petits bras blancs et potelés s’arrondir autour de son cou… Et il resta.

Mais Turquoise partait… il ne la reverrait pas.

Minuit sonnait à la pendule du bureau, que cette lutte durait encore.

Enfin la raison, le devoir, l’honnêteté de l’ouvrier semblèrent triompher un moment. Il se leva, résolu à remonter chez lui, à se mettre aux genoux de sa femme, à lui tout avouer et à se placer sous la protection de cette faible créature dont l’âme n’était faite que pour aimer. Et il monta en effet, ouvrit la porte de son logement, et se dirigea vers la chambre à coucher.

Un profond silence régnait dans tout l’appartement. La mère était couchée.

Certes si, en entrant, Léon avait aperçu Cerise, s’il l’avait vue, comme à l’ordinaire, assise dans la salle à manger où elle l’attendait tous les soirs, travaillant à quelque ouvrage de broderie, à quelque vêtement destiné à son cher premier-né, certes, l’ouvrier eût été sauvé.

Mais Cerise était rentrée chez elle, obéissant à un impérieux besoin de repos. Elle avait passé tant de nuits sans sommeil, inquiète, le cœur brisé, que, ce soir-là, elle s’était mise au lit et s’était endormie confiante, rassurée par ce calme menteur dont son mari avait paru jouir pendant le dîner, rassurée aussi par la clarté que projetait dans la cour la lampe allumée dans l’atelier, et qui lui disait que Léon travaillait paisiblement.

Léon entra sur la pointe du pied dans la chambre à coucher.

Une veilleuse placée sur la cheminée répandait autour d’elle une clarté discrète. Le berceau était auprès du lit. L’enfant était à demi découvert, et les regards de son père tombèrent sur lui. La jeune femme, au contraire, était enveloppée dans ses couvertures, le visage tourné vers la ruelle ; Cerise dormait presque invisible.

Soudain l’ombre maudite de Turquoise reparut. Léon ne vit plus qu’elle et son enfant ; elle qui partait et voulait l’emmener, elle qui voulait aimer son enfant comme si elle eût été sa véritable mère… Et le souffle du mal triompha : et cet homme redevint fou ; il oublia qu’il allait commettre le plus grand des crimes en enlevant un enfant à sa mère… Il y avait sur une chaise une grande couverture écossaise dans laquelle on enveloppait quelquefois le petit quand on le portait sur les bras dans la rue pendant l’hiver ; Léon Rolland s’en empara, puis, comme Cerise dormait toujours, il marcha résolument vers le berceau.

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