LXXI

Hermine avait écouté cette révélation avec une stupeur croissante, se demandant si elle ne faisait point un rêve et s’il était réellement possible que cet homme qu’elle regardait quelques minutes auparavant comme un ami dévoué pût avoir l’ombre d’un tort envers elle.

Elle ne trouva pas un mot à répondre tout d’abord, se contentant de regarder M. de Château-Mailly avec un douloureux étonnement.

Le comte eut le courage de poursuivre.

– La femme vers qui j’osais lever un regard impie, madame, vous l’avez deviné, n’est-ce pas ? c’était vous…

Hermine garda le silence.

– L’Anglais m’avait dit, continua-t-il, que la femme dont je devais me faire aimer serait précisément celle dont le mari aurait, durant la soirée, une querelle à la table de jeu.

Madame Rocher tressaillit.

– Vous le voyez, madame, sir Arthur savait, par avance, que M. Rocher aurait une querelle, un duel, qu’il serait probablement blessé… Et, acheva le comte d’une voix sourde, je savais tout cela aussi, moi… et lorsque je me suis présenté ici pour la première fois… Ah ! s’interrompit le comte, je suis un misérable et je mérite tous vos mépris ; mais au dernier moment le repentir est entré dans mon cœur, et, cette fois, je veux vous sauver !

Il y avait tant de franchise, de désespoir, de remords dans l’accent et l’attitude du comte, que la jeune femme en fut touchée.

– Monsieur, lui dit-elle, votre repentir égale votre faute. Ne redoutez ni mon mépris ni ma haine et relevez-vous… Je vous pardonne.

M. de Château-Mailly poussa un cri de joie :

– Oh ! maintenant, dit-il, cet homme peut me ruiner et me déshonorer !

– Vous déshonorer ? fit-elle avec stupeur, et pourquoi ? comment ?

– Madame, répondit gravement le comte qui s’était levé, cet homme avait exigé de moi un serment, le plus solennel de tous, ma parole d’honneur ; et j’avais fait ce serment… Je devais être l’instrument passif de ce misérable, lui obéir aveuglément, être son esclave en un mot. Tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai dit depuis quinze jours, m’était dicté par lui. Mais, en même temps que je vous trompais, je me sentais attiré vers vous par un respectueux attachement, et un jour est venu, ce jour c’était hier, où je n’ai pas hésité, où, ayant à choisir entre un parjure et un crime, j’ai préféré le parjure… Hier, continua-t-il, j’ai chassé cet infâme de chez moi, l’autorisant à m’insulter demain s’il croyait en avoir le droit, et lui signifiant que je ne voulais plus être son complice.

Alors M. de Château-Mailly, qui avait noblement avoué sa faute, eut le courage d’entrer dans mille détails, cherchant avec la jeune femme à deviner quel mobile mystérieux pouvait pousser cet inconnu à la poursuivre de sa haine.

Quand il eut fini, Hermine lui tendit la main :

– Monsieur le comte, dit-elle, vous avez été plus léger que coupable envers moi, et vous aviez raison de dire tout à l’heure que les hommes de notre siècle manquent de principes à l’endroit des femmes. Le repentir qui se voit en vous, l’intérêt que vous me témoignez, me disent assez que vous n’avez pas démérité, et je vous pardonne de grand cœur d’avoir pu croire que l’oubli de mon mari pour ses serments pouvaient m’engager à fouler aux pieds les miens. Voulez-vous être mon ami ?

Le comte s’agenouilla devant elle.

– Vous êtes un ange de bonté et de vertu, murmura-t-il.

– Non, dit-elle avec un ineffable sourire, je ne suis pas un ange, je suis simplement une honnête femme.

Et elle le releva et le fit asseoir auprès d’elle.

M. de Château-Mailly essuya une larme qui roulait lentement le long de ses joues.

– Vous m’avez appelé votre ami, dit-il, voulez-vous que je le sois réellement ? Voulez-vous qu’après avoir été l’odieux complice de votre malheur, je dévoue mon temps, ma vie, ma dernière goutte de sang à le réparer ?

Elle secoua tristement la tête.

– Fernand, dit-elle, est un pauvre malade dont le mal n’est peut-être point sans remède, mais qui, s’il doit venir, ne viendra que du temps… Espérons…

– Oh ! vous avez raison, murmura le comte, espérez… il est impossible qu’une heure ne vienne pas pour lui où il s’apercevra que le vrai bonheur était ici… à vos genoux…

Et le comte, se levant, baisa la main d’Hermine et se retira, le cœur soulagé.

– Je crois, pensa-t-il en s’en allant, que je suis toujours gentilhomme.

Lorsque M. de Château-Mailly fut parti, Hermine se prit à fondre en larmes.

Elle avait eu, en présence de cet homme qui venait de lui avouer ses crimes, une force d’âme que les femmes ne trouvent que rarement ; mais une fois seule, les terreurs, les angoisses, la morne douleur qui l’étreignaient, revinrent en foule. En effet, jusque-là, au milieu de ses souffrances, de ses tortures de chaque jour, la jeune femme avait été soutenue par cet espoir fugitif qu’un ami veillait sur elle, qu’il travaillait avec ardeur à lui ramener son époux ; et voici que cet ami, en qui elle avait cru, sur qui elle avait compté, venait de se désillusionner en quelques mots ; il y avait plus, son mari ne lui avait point été enlevé par une femme seulement, mais encore par l’invisible main d’un ennemi acharné. Quel était ce mauvais génie ? Cette question, Hermine se la posa durant toute la soirée et ne put la résoudre. Elle ne connaissait pas d’ennemi à Fernand, et comment aurait-elle pu supposer que cet Anglais grotesque, à peine entrevu, avait quelque rapport avec l’infâme Andréa ?

Hermine heurtait toutes ses pensées à cette pierre d’achoppement, à ce mystère impénétrable dont semblait s’envelopper la haine de sir Arthur.

Elle passa la soirée seule, attendant son mari, qui n’était point rentré à six heures. On sait qu’il avait dîné avec Turquoise.

Vers dix heures, un coup de cloche fit tressaillir la jeune femme, qui était alors assise près du berceau de son fils ; puis elle entendit un pas bien connu retentir dans l’antichambre ; puis la porte s’ouvrit, et Fernand se montra sur le seuil.

Il vint droit à sa femme et fléchit un genou devant elle.

– Madame, lui dit-il d’une voix pleine de sanglots, si je vous jurais de consacrer toutes les heures de ma vie à me repentir du mal que je vous ai fait, me pardonneriez-vous, m’aimeriez-vous encore ?

Elle poussa un cri, lui jeta ses bras autour du cou et murmura d’une voix affolée : – Il le demande… il le demande !

Le bonheur venait de rentrer sous le toit domestique de Fernand et d’Hermine, et le père et la mère se penchèrent frémissants de joie sur le berceau où dormait leur enfant.

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