Nous avons perdu de vue sir Williams au moment où il disparaissait par la croisée du salon qui donnait sur les jardins de l’hôtel et accomplissait ce saut périlleux au risque de se casser le cou.
Une sorte de protection mystérieuse, venue de l’enfer sans doute, semblait s’étendre sur cet homme, car il retomba sur ses pieds sain et sauf, et le hasard voulut que la terre, fraîchement remuée en cet endroit, amortît la violence de sa chute. Il se releva à peine étourdi, se palpa, fit jouer ses membres pour s’assurer qu’il n’était pas blessé et n’avait rien de brisé ; puis, satisfait de l’examen, il se mit à courir rapidement dans le jardin et ne ralentit sa marche que lorsqu’il eut mis une assez grande distance entre lui, la façade de l’hôtel et le lieu où il était tombé.
Là, il chercha à s’orienter.
La nuit était sombre et nuageuse, et tout autre que sir Williams eût été bien embarrassé sans doute. Mais en se retrouvant sain et sauf hors de portée du pistolet du jeune Russe et du couteau de Léon Rolland, il se retrouva en même temps maître de son sang-froid et de toute sa présence d’esprit.
Sir Williams connaissait parfaitement la distribution du jardin, dessinée en manière de parc anglais. Il savait qu’une longue allée circulaire conduisait à une porte qui donnait sur une ruelle presque toujours déserte à cette heure. Cette issue était sans doute fermée à clef, mais pour lui c’était un détail de mince importance. Enfoncer une porte, crocheter une serrure, fausser un verrou, étaient pure bagatelle pour un homme que les pickpockets de Londres avaient nommé jadis leur capitaine et qui avait fait merveille à New York. Il gagna donc l’allée circulaire et la suivit fort tranquillement, occupé d’abord à réfléchir, puis se retournant de temps en temps pour écouter les bruits venant de l’hôtel et tâcher de deviner, aux mouvements des lumières derrière les fenêtres, ce qui pouvait s’y passer.
Les lumières allaient et venaient, et il comprit qu’une grande agitation régnait dans l’hôtel.
En même temps il faisait les réflexions suivantes :
– Baccarat a tenu tout ce qu’elle promettait, et j’ai été roulé comme un niais. Il est évident, maintenant, que si je ne m’en débarrasse au plus vite, je suis un homme perdu. Pourvu que Rocambole ne se soit pas laissé prendre… S’il est pris, il se fera hacher avant de dire un mot et de révéler notre secret ; mais, privé de lui, je suis forcé de me démasquer pour agir moi-même. Et alors…
Quelques gouttes de sueur perlèrent, à cette pensée, au front de sir Williams. Cette âme de bronze, que des revers multipliés n’avaient pu priver de son énergie, se prit à trembler tout à coup pour cette vengeance si longtemps, si patiemment méditée. Dans le vaste plan de bataille qu’il avait dressé contre ses ennemis, un point de mire dominait. Tout le reste n’avait, à ses yeux, qu’une importance relative.
Il y avait un homme que sir Williams enveloppait d’une haine implacable et mortelle, un homme qu’il voulait frapper dans son honneur, dans sa fortune, dans ses affections, dans sa vie ; Armand ! Les autres, Léon Rolland, Fernand Rocher, Hermine et Cerise, ces quatre êtres qu’il avait poursuivis, et qui, au dernier moment, lui échappaient, n’étaient, après tout, que des comparses dans ce grand drame dont il combinait patiemment tous les détails et préparait les étranges péripéties… Mais Armand !… Armand, l’homme qui lui avait tout ravi, tout enlevé, l’homme qu’il haïssait comme Satan doit haïr le paradis, il ne fallait pas que celui-là lui échappât…
Et la pensée que peut-être Rocambole était, comme lui, tombé dans un piège, donna le vertige à sir Williams.
– Fernand est sauvé, murmura-t-il ; mais si Armand m’échappait aussi !… Oh ! je crois que je tuerais cette Baccarat de mes propres mains !
Quand il avait donné ses instructions à Rocambole, la veille, sir Williams l’avait engagé à se retirer de l’hôtel de la Ville-l’Évêque aussitôt qu’il y aurait introduit Léon amené à un état de folie furieuse et à l’attendre chez lui.
Le baronet pensa que son complice avait fort bien pu, tandis que Baccarat était aux prises avec lui, sir Williams, s’en aller fort tranquillement sans rencontrer d’obstacle.
Cet espoir pénétra au fond de son cœur juste au moment où il atteignait la petite porte du jardin, qui était fermée à double tour et d’une solidité peu commune. Le fugitif put s’en convaincre, au milieu des ténèbres qui l’environnaient, par le toucher, sens merveilleusement développé chez lui.
Il n’avait pas eu le temps, dans sa fuite précipitée, de ramasser son poignard que Baccarat l’avait forcé de jeter au milieu du salon, poignard qui, certes, lui eût été d’un grand secours pour dévisser la serrure ou forcer la gâche. Mais il avait sur lui un petit trousseau de clefs, et il les essaya l’une après l’autre. Par un bonheur auquel il était loin de s’attendre, la dernière entra, tourna dans la serrure, fit jouer le pêne dans sa gâche, et la porte roula sur ses gonds.
Un autre qu’Andréa se fût élancé dans la rue, abandonnant son trousseau de clefs et laissant la porte ouverte.
Mais le scélérat était un homme prudent et qui songeait toujours, même aux heures périlleuses, à se réserver des ressources pour l’avenir.
– Peut-être, pensait-il, aurai-je besoin un jour ou l’autre de rentrer dans l’hôtel aussi mystérieusement que je viens d’en sortir, et il est bon d’en avoir une clef.
Une fois au bout de la ruelle, il était hors de l’atteinte de Baccarat et de ceux qu’elle pouvait armer contre lui.
Il gagna la place Beauvau, monta le faubourg à pied et arriva chez Rocambole, qu’il avait hâte de revoir.
– M. le vicomte vient de rentrer, lui dit le valet de chambre en l’introduisant.
Sir Williams respira bruyamment. Tout n’était donc point désespéré.
En effet, Rocambole s’était glissé fort prudemment hors de l’hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque aussitôt Léon Rolland introduit, et il était sorti sans que personne ne songeât à lui barrer le passage. Confiant dans le génie de sir Williams, il n’avait pas douté une minute que les événements prévus par lui ne s’accomplissent exactement ; et en homme qui trouve inutile de se compromettre, il était revenu en hâte pour se débarrasser de son costume de postillon. Puis, enveloppé dans sa robe de chambre, il s’était fait servir à souper.
– Je suis peu inquiet sur le sort du maître, pensa-t-il. Il aura filé avec les lettres de change. Le meurtre accompli, Turquoise et l’assassin s’arrangeront comme ils pourront. Bonsoir ! je m’en vais…
Le faux postillon eut en dix minutes fait disparaître la couleur brique qui couvrait son visage, rejeté son déguisement, et son complice, en entrant, le vit assis au coin du feu, un cigare aux lèvres, les pieds nus dans ses pantoufles et enveloppé de sa robe de chambre.
La tranquillité de son élève était pour sir Williams une preuve qu’il ne soupçonnait rien de leur terrible échec.
Lui, au contraire, était fort pâle, en dépit du fard qui couvrait son visage ; son œil était morne, presque égaré, et Rocambole s’écria, en le voyant entrer :
– Mon Dieu ! mon oncle, qu’avez-vous ? qu’y a-t-il ? qu’est-il donc arrivé ?
– Il est arrivé, répondit sir Williams d’une voix sourde, que nous sommes battus et joués…
– Battus !… joués !…
– Par une femme ! ajouta le brigand avec une amère ironie. C’est à n’y rien comprendre…
– En effet, murmura Rocambole, dont le visage devint livide, tant il était ému par ce premier échec essuyé par sir Williams, le génie en qui il avait une foi profonde.