Nous sommes contraints, avant d’aller plus loin dans notre récit, de revenir sur nos pas.
Reportons-nous à ce moment où Chérubin, après avoir entendu Baccarat lui dire : « Non, je ne vous aime pas ! » vit apparaître le comte Artoff sur le seuil du cabinet de toilette. Le comte, on s’en souvient, marcha vers Chérubin le pistolet au poing. En même temps, Baccarat se plaça devant la porte du boudoir pour empêcher le misérable de fuir. N’était-il pas un lâche ?
L’homme audacieux, le misérable qui se faisait un jeu de l’honneur des femmes, se prit à trembler de tous ses membres en présence de la mort, et il attacha sur le comte un regard suppliant.
– Monsieur, répéta le jeune Russe avec un dédain glacé, vous êtes un fat et un infâme, et vous allez être puni. J’aurais payé si j’avais perdu ; j’ai gagné, j’use de mon droit.
Baccarat était toujours immobile et calme devant la porte. Elle eût étranglé Chérubin s’il avait essayé de fuir.
– Monsieur, acheva le comte, je vous donne trois minutes pour recommander votre âme à Dieu.
Et il s’assit à deux pas, tenant toujours sa victime en joue.
Ce temps d’arrêt rendit à Chérubin quelque présence d’esprit. Il retrouva presque son audace.
– Monsieur le comte, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre assurée, j’ai perdu mon pari et ne le nie point. Seulement, permettez-moi une simple observation.
– Voyons, dit le comte.
– Il a été convenu au club que, si je perdais mon pari, vous useriez de votre droit d’une certaine manière.
– Quelle est cette manière ?
– Qu’au lieu de vous exposer à toutes les rigueurs de la loi française en me tuant, vous vous couvririez des apparences du duel ; que vous choisiriez deux témoins, comme moi ; que nous nous battrions avec deux pistolets, dont l’un serait chargé à balle, le vôtre, et l’autre à poudre, le mien.
– Vous dites vrai, monsieur.
– Donc, monsieur, poursuivit Chérubin s’enhardissant un peu, j’ai bien le droit de réclamer le bénéfice de ce sursis.
– À quoi bon ? fit le comte d’un ton glacé ; le plus à plaindre, en cette affaire, ce sera moi, qui aurai à rendre des comptes à la justice. Quant à vous, mourir pour mourir, autant vaut que ce soit tout de suite.
– Pardon, monsieur, insista Chérubin, qui voulait gagner du temps, je préfère, moi, être tué sur le terrain que mourir assassiné, c’est plus honorable.
Le comte ne répondit pas ; mais Baccarat laissa bruire entre ses lèvres un éclat de rire sarcastique.
– Que parlez-vous donc d’honneur, cher monsieur, dit-elle ; l’honneur et vous, avez-vous jamais eu rien de commun ?
Et comme il la regardait épouvanté et commençait à comprendre que c’était elle plus que lui qui le condamnait à mourir :
– Monsieur Chérubin, dit-elle, un pari de la nature du vôtre était un duel. On ne croise le fer, vous le savez, qu’avec les gens qu’on estime, et le comte vous croyait, il y a huit jours, un homme d’honneur. Il ne vous savait pas un misérable sans ressources avouées et avouables, aux gages d’une association de bandits, faisant un commerce lucratif de ses avantages personnels…
Chérubin se vit perdu. Baccarat connaissait sans doute sa profession de Valet-de-Cœur…
Et la jeune femme, dédaignant de lui adresser plus longtemps la parole, se tourna vers le comte :
– Mon ami, dit-elle, tuez donc ce misérable sur-le-champ. Madame la marquise Van-Hop vous en saura peut-être gré…
Ce nom acheva de jeter l’épouvante au fond du cœur de Chérubin et lui parut être son arrêt de mort.
– Grâce ! balbutia-t-il.
Le comte tira sa montre :
– Monsieur, dit-il, les trois minutes que je vous avais données sont expirées. Mettez-vous à genoux. Je vise au front. Vous pourriez faire des victimes encore après votre trépas.
Et le comte leva son pistolet.
Alors Chérubin se jeta lâchement à genoux ; il se traîna aux pieds du comte, et, livide d’effroi, les dents serrées, la voix presque éteinte, il murmura :
– Grâce, monsieur le comte… je suis un misérable, un infâme : j’ai mérité votre mépris, vous avez le droit de me souffleter, de me fouler aux pieds, de me traîner dans la boue ! Je quitterai Paris si vous l’exigez, j’irai vivre en quelque solitude… au fond d’un désert… mais vous ne me tuerez pas !
Et le misérable joignait les mains ; il priait et pleurait, se traînait à genoux, et tournait ses yeux suppliants de Baccarat au comte Artoff.
Alors la jeune femme, mettant un gant, comme si elle eût redouté le contact de cet homme, lui posa la main sur l’épaule.
– Veux-tu vivre ? lui dit-elle ; le veux-tu ?
– Oh ! murmura-t-il avec un cri de joie, je ferai tout ce que vous voudrez ; mais grâce pour la vie !
Baccarat fit un signe au comte, qui abaissa le canon de son pistolet.
– Tu peux racheter ta vie à deux conditions. Voici la première : tu vas me dire ce qu’il y a de commun entre toi et la marquise Van-Hop.
– Oui… oui…, je dirai tout, balbutia le misérable, mais vous me défendrez, n’est-ce pas ? vous me protégerez après, car ils me tueront, eux…
– Qui, eux ?
– Les Valets-de-Cœur.
– Ah ! s’écria Baccarat, je ne m’étais pas trompée. Et, le regardant en face : – Prends garde ! Si tu t’avises de nous taire un mot, un seul, entends-tu bien ? tu n’auras rien fait pour racheter ta vie, rien absolument.
– Je dirai tout, balbutia Chérubin.
Et alors, toujours à genoux, toujours le visage inondé de larmes, cet homme qui ne voulait pas mourir, cet homme qui eût baisé les pieds d’un forçat pour racheter son existence, confessa tout ce que nous savons déjà, c’est-à-dire ses relations avec les Valets-de-Cœur, leurs noms, le lieu de leur réunion, leur obéissance passive à un chef mystérieux dont seul Rocambole savait le nom ; puis le rôle infâme qu’il avait joué, lui Chérubin, auprès de la marquise Van-Hop ; le piège abominable qui devait lui être tendu le lendemain, et l’histoire des cinq millions de Daï-Natha… Tout ce qu’il savait, enfin.
– Mais le nom de cet homme ? demanda Baccarat. Si tu ne dis ce nom, tu n’as rien racheté.
– Je vous jure, sanglota Chérubin, que je ne le sais pas, que je ne l’ai jamais vu ! Le vicomte de Cambolh pourrait seul vous le dire.
– C’est bien, dit Baccarat, nous verrons si tu as menti.
Chérubin se leva et se crut sauvé.
– Oh ! attends donc encore, lui dit Baccarat, tu n’as rempli qu’une seule des deux conditions.
– J’exécuterai la seconde, murmura-t-il avec soumission.
Baccarat tira de son sein le flacon de poison que lui avait destiné sir Williams.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.
– Cela, murmura Chérubin, qui, en cet aveu, était de bonne foi et croyait n’avoir apporté qu’un philtre amoureux, c’est le vicomte de Cambolh qui me l’a donné.
– Que contient ce flacon ?
– Une liqueur énervante que je vous destinais.
– N’est-ce pas plutôt du poison ?
– Non, dit-il avec conviction.
– Eh bien, dit Baccarat, nous allons le savoir, j’en vais faire sur toi l’expérience.
Chérubin ne pouvait pas supposer que Rocambole et son mystérieux conseiller eussent un intérêt quelconque à empoisonner Baccarat. Convaincu qu’il ne courait, à respirer les exhalaisons du flacon, d’autre danger que celui d’un abrutissement momentané, il accepta avec joie ce dernier moyen de racheter sa vie.
En même temps, Baccarat se disait :
– Si c’eût été du poison, l’enfant me l’aurait dit. Elle m’a dit que c’était une liqueur qui rendait fou. Eh bien, il faut que cet homme soit châtié.
Elle tendit le flacon à Chérubin.
– Débouche-le, dit-elle. Tu vas le respirer pendant plusieurs minutes.
Chérubin obéit, croyant, comme le lui avait dit Rocambole, que la liqueur n’était qu’un narcotique enivrant, et, ne se doutant pas, le malheureux, que c’était la mort qu’il aspirait lentement.
Quand ce fut fait, Baccarat ajouta :
– À présent, tu vas rester ici sous la garde du comte, jusqu’à nouvel ordre. Après avoir trahi tes complices, tu pourrais les prévenir, et il ne faut pas qu’un seul d’entre eux m’échappe !
Baccarat sonna, demanda sa voiture et dit au jeune Russe :
– Mon cher comte, je vais vous laisser cet homme, vous m’en répondez, n’est-ce pas ?
– Oh ! certes, répondit le jeune homme, je vous assure qu’il ne m’échappera pas comme l’autre.
La jeune femme jeta à la hâte un châle sur ses épaules, monta en voiture et dit au cocher :
– Allée des Veuves, aux Champs-Élysées, à l’hôtel Van-Hop.
Il était plus de minuit lorsque le coupé de Baccarat entra dans la cour de l’hôtel. Le marquis était rentré depuis une heure, et le suisse fut fort étonné d’avoir à ouvrir la porte à deux battants.
– Mon ami, dit Baccarat, il faut absolument que je voie la marquise à l’heure même.
– Mais, dit le suisse, madame est couchée.
– N’importe ! vous l’éveillerez.
Baccarat parlait avec une certaine autorité et présentait sa carte.
Le suisse leva la tête vers la façade de l’hôtel et aperçut de la lumière aux croisées de la chambre à coucher de madame Van-Hop.
– Madame est encore levée, dit-il.
Lorsque la marquise ne sortait pas le soir, les domestiques se retiraient de bonne heure, à l’exception du valet de chambre de monsieur. Mais le marquis était rentré, s’était mis au lit, et n’avait point tardé, on s’en souvient, à s’endormir d’un profond sommeil. D’ailleurs, les fenêtres de son appartement donnaient sur les jardins et non sur la cour ; de telle façon qu’il lui eût été impossible d’entendre le bruit du coupé de Baccarat. Le suisse ne rencontra d’autres domestiques, en se rendant au premier étage, que la femme de chambre, à qui il remit la carte de la visiteuse.
Madame Van-Hop, après le départ de madame Malassis, était demeurée longtemps rêveuse et pleine d’hésitation. Elle avait promis d’aller le lendemain à ce rendez-vous suprême que lui donnait Chérubin, et, la veuve partie, elle se repentait amèrement de sa promesse. Depuis qu’elle luttait, qu’elle combattait sans relâche cet amour éclos dans le silence de son cœur, madame Van-Hop avait fini par puiser dans ses idées religieuses, dans son éducation première, dans le sentiment de ses devoirs et l’affectueuse estime qu’elle avait pour son mari, la force nécessaire pour oublier à jamais Chérubin.
À ses yeux, quelques heures auparavant encore, Chérubin était pour elle un homme mort, et passé à l’état de souvenir. Et voici que madame Malassis venait, une lettre de lui à la main, la supplier de lui accorder une dernière entrevue. L’épître du jeune homme avait été si pathétique, si éloquente, que la marquise avait cédé. Et maintenant, elle éprouvait un remords, une terreur indéfinissable, et eût racheté, au prix de dix années de sa vie, la promesse qu’elle avait faite. Pendant deux heures, la marquise avait essayé de tromper ses angoisses par une pieuse lecture. Peut-être que si en ce moment le marquis était venu chez elle, elle se fût jetée dans ses bras, lui eût tout avoué et lui eût demandé conseil. Mais le marquis ne vint pas ; il monta en rentrant directement chez lui. Enfin elle venait de passer dans sa chambre, résolue à se mettre au lit, lorsque sa camériste lui apporta la carte de madame Charmet.
Cette carte plongea la marquise dans l’étonnement. Que pouvait, à pareille heure, lui vouloir cette femme, dont elle ignorait, du reste, la métamorphose récente, et qui, pour elle, était toujours l’humble dame de charité ?
Elle se décida à la recevoir.
Deux minutes après, Baccarat entra.
Madame Van-Hop avait toujours vu madame Charmet vêtue simplement. Son étonnement fut donc grand lorsqu’elle vit apparaître l’élégante jeune femme que tout Paris croyait être l’amie du comte Artoff.
En effet, Baccarat, dans sa précipitation à courir chez la marquise, n’avait point songé à changer de toilette. Elle avait conservé une délicieuse robe de moire antique gros bleu, sur laquelle elle avait, à la hâte, jeté un cachemire. Ses beaux cheveux blonds semblaient sortir de la main du coiffeur, et son bras, demi-nu, était orné d’un mince bracelet d’or fermé par une grosse agrafe en diamants.
– Je vous demande mille pardons, madame la marquise, dit-elle vivement et d’une voix émue, de me présenter chez vous à minuit passé.
– En effet, dit la marquise en souriant et lui avançant un siège, je m’attendais peu à votre visite.
Baccarat demeura debout, et parut attendre, pour s’expliquer, le départ de la femme de chambre. Celle-ci sortit sur un signe de sa maîtresse.
– Madame, dit alors Baccarat, il a fallu un motif bien puissant, bien solennel, pour me déterminer à la démarche que je fais auprès de vous.
– Mon Dieu ! madame, répondit la marquise, vous m’effrayez.
– Il s’agit de l’honneur, de la vie même d’une femme.
– Et je puis la sauver ?
– Oui, fit Baccarat d’un signe de tête.
– Ah ! merci, madame, s’écria la marquise, merci ! d’être venue à moi, en ce cas.
– Madame, poursuivit Baccarat, qui éprouvait une indomptable émotion à la pensée qu’elle allait être forcée de dire à cette noble femme : « Je possède votre secret, » la femme dont je parle, et que vous seule pouvez sauver, m’était inconnue il y a peu de jours. Aujourd’hui, elle est à mes yeux la plus noble, la plus vertueuse des femmes… et je donnerais ma vie pour elle.
– Son nom ? demanda la marquise.
– Cette femme, continua Baccarat sans répondre d’abord à cette question directe, est en ce moment la victime d’une épouvantable intrigue, le but d’une tentative criminelle inouïe, et elle serait perdue sans retour, morte peut-être, demain à pareille heure, si la Providence, par un de ces hasards qui constituent la sagesse céleste, ne m’avait placée sur son chemin.
– Mais, mon Dieu ! s’écria la marquise troublée, quelle est donc cette femme, madame ?
Baccarat fléchit un genou, prit une main de la marquise, la porta respectueusement à ses lèvres et murmura : – Je suis à ses pieds, madame, et je la supplie de m’entendre…