La marquise jeta un cri.
– Moi ? dit-elle éperdue.
– Vous madame.
– Comment, reprit-elle, je suis compromise, moi, dans mon honneur !
– Dans votre honneur.
– Ma vie est en danger ?
– Hélas ! soupira Baccarat.
Un moment, madame Van-Hop crut que Baccarat était folle. Mais la tristesse solennelle répandue sur les traits de la jeune femme détruisit bien vite cette supposition.
– Madame, reprit Baccarat toujours agenouillée devant la marquise, pour que vous compreniez le danger que vous courez, pour que vous compreniez surtout comment je puis le prévenir, il faut que vous consentiez à m’écouter.
– Parlez, dit la marquise, dont la pensée se reporta avec effroi jusqu’à M. Oscar de Verny.
– Il faut d’abord, madame, continua la pauvre repentie, que je vous dise ce que je fus. Avant de m’appeler madame Charmet, avant de consacrer une modeste fortune à de bonnes œuvres, avant de porter des robes de laine brune et d’aller demeurer rue de Buci dans une sorte de sépulcre, j’ai été, madame, une créature indigne et sans cœur.
– Oh ! s’écria la marquise, est-ce possible ?
– Un jour, la grâce de Dieu m’a touchée ; je me suis repentie, j’ai pleuré, j’ai prié, je me suis imposé la mission de faire du bien. Oh ! continua Baccarat, je n’ai point le temps, madame, d’entrer dans les détails ; une impérieuse et pressante nécessité me force à être brève. Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai souffert, c’est que j’ai su combien le cœur de la femme était faible…
– Madame, fit la marquise tremblante.
– Écoutez, poursuivit-elle, il y a dans Paris, à cette heure, une association de bandits, une réunion de misérables, qui étalent au soleil des gants jaunes, des voitures, des chevaux de prix, des noms pompeux et usurpés ; cette association se nomme le Club des Valets-de-Cœur.
Ces mots firent tressaillir la marquise.
– Qu’est-ce que ce nom ? dit-elle.
– Les Valets-de-Cœur, madame, font métier de tout, ils exercent une honteuse industrie ; ils cherchent à semer le déshonneur sur leur route. Un jour l’un de ces hommes, le chef sans doute, s’est trouvé sur le chemin d’une femme torturée de jalousie, le cœur rempli de haine, une femme qui, depuis douze années, rêve votre mort, votre honte, l’infamie de votre noble mémoire.
– Grand Dieu ! s’écria la marquise, mais je n’ai fait de mal à personne, cependant, moi ?
– Qu’importe !
– Mais je suis à Paris depuis cinq ans à peine.
– Cette femme est venue de l’Inde.
Un grand jour se fit dans l’esprit de madame Van-Hop. Elle se souvint que son mari était allé aux Indes l’année qui précéda leur mariage, qu’il y avait inspiré une grande passion à sa cousine.
– Daï-Natha ! exclama-t-elle.
– Oui, Daï-Natha Van-Hop, dit Baccarat.
– Et cette femme veut ma mort ?
– Si vous mouriez, elle épouserait le marquis.
– Oh ! jamais ! dit-elle vivement. Hercule m’aimerait morte comme il m’aime vivante, j’en suis sûre.
– Oui, mais s’il vous tuait, lui ?
– Me tuer, lui, lui ! accentua la marquise affolée.
– Il vous tuerait s’il vous croyait coupable.
– Oh ! oui, dit-elle, vous avez raison… mais je suis une honnête femme.
– Madame, dit bravement Baccarat, Daï-Natha, votre rivale, lui aurait prouvé le contraire demain.
Et Baccarat, baisant de nouveau la main de la marquise, continua :
– Oh ! s’il ne fallait pas vous sauver, madame, jamais, non, jamais je n’oserais… Vous, si noble, si pure, me voir descendre au fond de votre cœur, moi la créature souillée, n’est-ce point le plus rude de tous les châtiments, le plus immérité de tous ?
La marquise devina Baccarat et lui tendit la main.
– Ah ! dit-elle, je sais enfin ce que vous voulez dire. Vous voulez parler d’un homme, n’est-ce pas, qui m’a poursuivie sans relâche depuis quinze jours ?…
– Chérubin, dit Baccarat, ou plutôt M. de Verny.
Un fier sourire vint aux lèvres de la marquise :
– Je ne suis pas coupable, dit-elle, et je puis tout dire à mon mari.
– Je le sais, madame. Mais ce que vous ignorez c’est que Chérubin est un homme infâme, un misérable dont j’ai tenu la vie en mes mains il y a une heure, et qui a tout avoué…
Et comme la marquise la regardait atterrée, Baccarat n’hésita plus. Elle lui dit ce qu’était Chérubin, ce qu’était l’odieuse madame Malassis, le plan infernal dressé contre elle par une rivale et ses complices, et ce qui serait arrivé le lendemain sans la démarche qu’elle venait de faire.
La marquise, son front dans ses deux mains, croyant faire un horrible rêve, écouta jusqu’au bout silencieusement.
– Oh ! mon mari, s’écria-t-elle tout à coup, je veux le voir.
– Non, madame, cela ne se peut, répondit Baccarat.
– Pourquoi ? mais pourquoi ?
– Je veux vous sauver de tout soupçon, dit-elle gravement, et pour cela il faut que vous me laissiez agir…
Il y avait une sorte d’autorité subitement révélée dans l’accent de Baccarat.
La marquise se tut.
– Et puis, continua la repentie, je n’ai en mon pouvoir encore que l’un de ces misérables, je ne tiens pas encore Daï-Natha ; et il faut que cette femme soit rendue à jamais impuissante.
– Que faire, mon Dieu ! que faire ?
– Me laisser agir.
– Mon mari doit souffrir mille morts !
– Sa joie, demain, égalera ses tortures.
Et Baccarat se frappa soudain le front, dominée par une inspiration :
– Madame, dit-elle, votre mari porte au doigt une bague ornée d’une pierre bleue ?
– Oui, en effet.
– Il me faut cette pierre, dit résolument la jeune femme.
– Pourquoi ?
– C’est mon secret ; mais peut-être votre repos à venir est-il à ce prix. N’avez-vous pas une pierre de même couleur qu’on puisse substituer à celle-là ?
– Je le crois, dit la marquise.
Elle se souvenait qu’elle possédait parmi ses bijoux une superbe turquoise qui devait être, à peu de chose près, semblable de couleur et de grosseur à celle de son mari. Elle se souvint, en outre, que M. Van-Hop ne couchait jamais avec sa bague, qu’il la déposait sur la table de son cabinet de toilette, et que, même sous prétexte que la pierre bleue, dont elle ignorait, du reste, la vertu secrète, redoutait le contact de l’eau, il l’ôtait toujours avant de se laver les mains ou de toucher quelque chose d’humide.
– Peut-être, insista Baccarat, la possession momentanée de cette bague arrachera-t-elle à Daï-Natha son dernier secret.
La marquise courut à un petit meuble en bois de rose qui renfermait ses écrins ; elle les ouvrit l’un après l’autre, les bouleversa tous et finit par trouver une grosse turquoise.
– Je crois, dit-elle, que c’est exactement la même forme et la même couleur. Puis s’emparant de la pierre, elle dit à Baccarat : – Venez, venez…
Il y avait un couloir mystérieux pratiqué au premier étage de l’hôtel, qui reliait l’appartement du marquis à celui de sa femme et dispensait de passer par les grands appartements. Ce couloir partait de la chambre de madame Van-Hop et aboutissait au cabinet de toilette du marquis.
M. Van-Hop, en se couchant, fermait toujours la porte de cette pièce, et il était présumable qu’en marchant sur la pointe du pied, on y pouvait pénétrer sans être entendu par lui.
La marquise prit un flambeau d’une main, celle de Baccarat de l’autre, et l’entraîna dans le couloir en lui recommandant le silence.
Les deux femmes marchaient sur la pointe du pied, retenant leur respiration, et la marquise, dont le cœur battait à outrance, éprouva une joie fiévreuse en remarquant que la porte qui reliait le cabinet de toilette au couloir était entrouverte. Celle qui, au contraire, donnait dans la chambre du marquis, était fermée comme d’habitude.
Les deux femmes entrèrent, étouffant le bruit de leurs pas.
Madame Van-Hop alla droit à la table de toilette et aperçut la bague du marquis dans un baguier en porcelaine du Japon.
Elle la désigna du doigt à Baccarat, qui la prit et l’examina.
Toutes les femmes sont plus ou moins habiles à manier des bijoux. Avec une dextérité merveilleuse, Baccarat fit jouer la pierre bleue dans sa monture, et la détacha délicatement. Puis elle essaya la turquoise de madame Van-Hop. Oh, bonheur ! on eût dit que les deux pierres avaient été faites pour la même bague. La turquoise fut substituée à la pierre bleue et remise dans le baguier. Les deux femmes s’esquivèrent comme des voleurs qui craignent d’être arrêtés et repris avec leur butin. Elles retournèrent dans la chambre à coucher de la marquise.
– Madame, dit alors Baccarat, pouvez-vous compter sur votre femme de chambre comme sur vous-même ?
– Oui. Marguerite est depuis douze ans à mon service.
– Défendrait-elle énergiquement votre porte ?
– Elle se ferait hacher sur le seuil.
– Et le suisse ?
– M’obéira.
– Alors, dit Baccarat, appelez votre femme de chambre et dites-lui que vous sortez, que vous ne rentrerez pas ; que si demain, le marquis se présente, elle dise que vous n’avez pas dormi de la nuit, et que, à peine au jour, vous vous êtes assoupie.
– Comment, dit la marquise, vous voulez que je sorte ?
– Oui.
– Mais pourquoi ? où irai-je ?
– Vous viendrez chez moi.
– Dans quel but ?
– Mais, madame, murmura Baccarat avec véhémence, vous ne comprenez donc pas ?
– Quoi ?
– Que votre vie n’est pas en sûreté ici !
– Ma vie ?
– Oui, demain matin, sans doute, Daï-Natha écrira au marquis que, le soir, à huit heures, vous devez voir Chérubin chez madame Malassis.
– Oh ! je n’irai pas !… Quelle horreur !
– Et qui vous dit, madame, que, saisi d’un accès de fureur et de folie vertigineuse, le marquis ne voudra point vous tuer sur-le-champ, sans attendre cette preuve qu’on lui promet ?
– Oh ! vous avez raison, dit la marquise avec terreur.
– Et puis, ajouta Baccarat, il faut que cet homme, ce bandit, ce misérable, s’il veut qu’on lui fasse grâce de la vie, se traîne à vos genoux, qu’il implore votre pardon, qu’il vous demande grâce.
– C’est inutile, dit la marquise avec le dégoût que lui inspirait maintenant Chérubin.
– N’importe ! dit Baccarat, venez…
La marquise appela sa femme de chambre et lui fit la leçon.
– Mais, enfin, observa la soubrette, si monsieur venait à dix heures ou à midi, et qu’il insistât ?…
– Eh bien !… je suis sortie de bonne heure pour une œuvre pieuse.
Et la marquise s’enveloppa d’un grand manteau, mit son voile le plus épais, et dit :
– Partons, partons vite ! Et elle murmura à mi-voix en étouffant un sanglot : – Oh ! pauvre Hercule ! toi, le plus noble et le meilleur des hommes, faut-il donc te fuir comme un meurtrier ?
Les deux femmes descendirent le grand escalier et traversèrent le jardin.
Le coupé de Baccarat attendait dans la cour. Le cocher dormait sur son siège.
Le suisse avait refermé les deux battants de la porte et s’était endormi dans son fauteuil, son cordon à la main.
– Vous n’aurez pas besoin de compter sur la discrétion de cet homme, dit Baccarat, il ne vous verra pas.
Elle poussa la marquise dans la voiture et lui dit : – Tenez-vous tout au fond ; je vais vous masquer de mon mieux.
Le bruit de la portière, en se refermant, éveilla le cocher, qui se frotta les yeux, tout en se faisant ouvrir la porte cochère.
Et la voiture passa.
Le fidèle cerbère de la loge se coucha fort tranquillement, sans se douter que sa maîtresse venait de quitter son hôtel à une heure du matin avec l’intention de n’y point rentrer cette nuit-là.
* *
*
Or, tandis que Baccarat se rendait en toute hâte chez la marquise Van-Hop, Chérubin demeurait dans le boudoir de la rue Moncey, gardé à vue par le comte Artoff.
Il venait de respirer le flacon empoisonné. Pendant un moment, il fut comme suffoqué par l’odeur pénétrante qui s’en échappait. Puis, tout à coup, se redressant, il poussa un grand éclat de rire qui frappa le comte de stupeur. Mais Chérubin le regarda fixement, effrontément, comme il savait regarder quelques heures auparavant encore.
– Ah ! la bonne histoire ! s’écria-t-il, la bonne histoire, mon cher ami !
Et il se mit à gambader dans le boudoir.
– Cher comte de mon cœur, poursuivit-il, figurez-vous que je viens de faire un assez vilain rêve…
Le comte, muet d’étonnement, le regardait toujours.
– Ne me suis-je pas figuré tout à l’heure que vous vouliez me tuer ? Ah ! ah ! ah !
– L’enfant avait raison, pensa le jeune Russe, l’odeur de ce flacon détermine la folie, et le châtiment de ce misérable ne s’est point fait attendre.
Chérubin était fou, en effet. Pendant une heure il gambada, sauta, dansa, chanta, se prit à rire bruyamment et débita les folies les plus grandes, les excentricités les plus inouïes ; il entremêla son verbiage de révélations et de commentaires sur le club des Valets-de-Cœur, mettant peu à peu à nu son âme souillée et ses criminelles pensées. Puis il courut au comte et voulut l’embrasser.
Le comte le repoussa.
– Arrière, drôle ! lui dit-il.
Chérubin ne répondit point et continua ses gambades. Puis, tout à coup, il se laissa tomber, épuisé de fatigue, sur le canapé, porta la main à son front et murmura : – C’est drôle, mais j’ai du feu dans la tête.
Et l’éclat de rire s’éteignit, le regard brillant devint morne, une sorte de torpeur s’empara de lui.
* *
*
Lorsque la marquise Van-Hop et Baccarat arrivèrent, Chérubin était étendu tout de son long sur le parquet, la face contre terre.
Baccarat crut que le comte l’avait tué, et jeta un cri.
Le comte devina :
– Ce n’est pas moi, dit-il, c’est Dieu.
– Il est donc mort ?
– Il le sera dans quelques heures.
– Mais qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-elle en se penchant sur Chérubin, qui respirait à peine.
– Madame, dit gravement le comte Artoff, cet homme vous apportait du poison, et il s’est tué lui-même sans le savoir. Nous lui avions fait grâce de la vie, nous ; mais Dieu a été moins clément, et il a voulu que la justice éternelle eût son cours.
Alors Baccarat se tourna vers la marquise muette d’horreur et d’effroi :
– Madame, lui dit-elle, cet homme nous a gravement offensées toutes deux, mais il va mourir… Prions Dieu pour son âme !
Et les deux femmes s’agenouillèrent et récitèrent les prières des agonisants, et le jour les retrouva dans la même attitude, auprès du corps de Chérubin le Charmeur, qui venait d’expirer sans avoir recouvré la raison.
Le châtiment des Valets-de-Cœur commençait enfin.