Le soir du même jour, vers huit heures environ, M. Oscar de Verny se rendit à son club. Le comte Artoff s’y trouvait déjà.
Chérubin le salua d’un air mystérieux qui signifiait : « J’aurais quelques mots à vous dire. »
Le comte passa, sans affectation, de la salle de jeu dans un fumoir. Deux minutes après, Chérubin l’y rejoignit. Les deux jeunes gens se saluèrent comme on se salue sur le terrain.
– Auriez-vous quelque chose à m’apprendre, monsieur ? demanda le comte avec une hauteur courtoise.
– Je voudrais, monsieur, vous rappeler notre pari.
– Je le tiens toujours, monsieur.
– C’est ce que je voulais savoir ; car je vais, je crois, le gagner.
– Ah ! dit le comte avec calme.
Chérubin lui tendit la lettre qu’il avait reçue le matin.
– Connaissez-vous l’écriture de Baccarat ? demanda-t-il.
– Parfaitement.
– Alors vous devez la reconnaître ?
– Vous vous trompez, monsieur.
Chérubin fit un geste d’étonnement.
– Comment ! dit-il, ce n’est pas là son écriture ?
– Non, dit le comte avec l’accent de la conviction.
– Cependant, vous n’en pouvez douter, c’est bien elle… qui m’écrit, ou me fait écrire ?…
– C’est probable. Sans doute, en femme prudente, Baccarat fait écrire ses lettres par une amie ou une femme de chambre.
Ceci était tellement vraisemblable et si bien dans les habitudes féminines, que la conviction de Chérubin n’en fut nullement ébranlée.
– Il est évident, dit-il, que si Baccarat n’a point écrit elle-même, c’est elle qui a fait écrire.
– C’est mon avis, fit le comte.
– Ainsi, croyez-vous à la perte de votre pari, maintenant ?
– Pas encore…
– Bah ! exclama Chérubin stupéfait.
– Pour que j’y puisse croire, continua le comte, il faut, monsieur, que j’entende Baccarat vous dire, à vous, Chérubin : « Je vous aime. »
– Pouvez-vous, dit Chérubin, vous cacher chez elle ?
– C’est facile ; avec de l’or j’achèterai la femme de chambre, qui me cachera dans le cabinet de toilette. Il est probable que Baccarat vous recevra dans son boudoir.
– Et si vous entendez le mot fameux, considérerez-vous le pari comme perdu ?
– Oui, dit le comte.
– Alors, monsieur, continua effrontément Chérubin, je vous engage à écrire un mot à votre banquier.
– Je ferai mieux encore, monsieur.
Le comte tira sa montre :
– Il est huit heures, dit-il, Baccarat m’attend à neuf. Sans doute, elle me congédiera un peu avant onze, puisqu’elle vous attend. Mon cocher aura des ordres. J’irai jusqu’à la grille, mon coupé partira, je reviendrai sur la pointe du pied, et la femme de chambre me cachera.
– Très bien !
– Au lieu d’écrire à mon banquier, je vais passer chez moi, où j’ai bien cinq cent mille francs en billets, titres de rentes et actions de chemins de fer ; je mettrai le tout dans un portefeuille et dans ma poche. Si Baccarat vous aime réellement, vous sortirez de chez elle avec cinq cent mille francs.
Chérubin s’inclina.
– Je prendrai également mes pistolets, dit le comte avec un sang-froid qui émut légèrement Chérubin : car si Baccarat ne vous aimait pas, si, par impossible, elle n’avait point dicté le billet que vous venez de me montrer, comme votre pari serait perdu, j’userais de mon droit.
Chérubin tressaillit ; mais comme il avait une foi profonde dans son étoile, il se remit promptement de son émotion.
– Vous avez raison, monsieur, dit-il en s’inclinant.
– Adieu, dit le comte, à bientôt !
Ils se saluèrent de nouveau et se quittèrent.
Le comte sortit du club et s’en alla tranquillement chez lui d’abord, ensuite chez Baccarat.
Chérubin passa dans la salle de jeu, se mit à une table de whist et y demeura environ deux heures, moins occupé de son jeu que de l’aiguille de la pendule, qui lui semblait marcher avec une désespérante lenteur.
À dix heures et demie il se leva, prit son chapeau et sortit. Sur le seuil de la porte, il rencontra Rocambole.
– Ah ! ah ! lui dit-il, vous allez chercher vos cinq cent mille francs ?
– Parbleu !
– N’oubliez pas le flacon.
– Oh ! soyez tranquille.
– Je n’aurai pas une minute à moi demain, acheva Rocambole. Je suis tout à la mise en scène de votre comédie. Mais ne vous oubliez pas trop au sein de votre bonheur, et soyez exact chez madame Malassis.
– La recommandation est inutile. Je sais mon rôle et le jouerai en conscience.
– Votre lettre est, à cette heure, dans les mains de la marquise. Adieu ! N’oubliez pas que la moindre faute ferait avorter l’affaire, et que vous recevriez un coup de stylet à vingt-quatre heures de distance.
– Je le sais. Adieu !
Rocambole entra au club, et Chérubin en sortit.
Il s’en alla à pied jusqu’à la rue Moncey, et y arriva au dernier coup de onze heures.
Sa main serrait le flacon dans la poche de son gilet, et son esprit caressait en rêve ce portefeuille gonflé de cinq cent mille francs.
– Tiens ! dit-il en touchant la porte, elle me dit que la grille sera ouverte, et elle est fermée… Attendons !
Il se promena pendant quelques minutes de long en large, persuadé que Baccarat allait venir lui ouvrir elle-même. Mais le jardin demeura silencieux, la grille fermée, et un quart d’heure s’écoula.
– Tant pis ! murmura-t-il, je sonne.
Et il sonna en effet. La grille s’ouvrit, et Chérubin pénétra dans la maison de celle à qui, sans le savoir, il apportait, contenue dans ce flacon microscopique donné par Rocambole comme un simple philtre amoureux, une mort lente et certaine.