LXXIV

Le lendemain du jour où Rocambole et sir Williams avaient médité et résolu la perte de Baccarat, M. Oscar de Verny, vulgairement nommé Chérubin, s’apprêtait à sortir de chez lui, vers dix heures du matin, lorsque son valet de chambre lui apporta un petit billet ambré, serré dans une enveloppe lilas clair, et qu’un laquais en livrée lui avait remis.

Le jeune homme se rassit dans son fauteuil, flaira le parfum délicat qui s’exhalait de l’enveloppe et se dit avant de rompre le cachet : – Voici qui doit être ou de Baccarat ou de la marquise.

Le cachet, qui ne portait aucune empreinte, ayant été rompu, Chérubin déplia une lettre qu’il reconnut être sans signature, et il lut :

« Je suis assez contente de vous et saurai vous récompenser en temps et lieu. Vous m’avez gardé le secret ; vous avez, en plein club, démenti et blâmé votre conduite. Mon pigeon dort sur les deux oreilles, et je crois que… je pourrais bien être reconnaissante un jour ou l’autre. Ce soir, à onze heures, par le jardin. La grille sera ouverte. »

– Morbleu ! exclama Chérubin, cette lettre n’est pas signée, mais Baccarat y a inscrit son nom à chaque lettre. Je crois que j’ai gagné mon pari… Si le comte Artoff est un loyal gentilhomme, il me comptera demain cinq cent mille francs en beaux billets de banque.

Et, serrant sa précieuse lettre dans sa poche, il allait sortir, lorsqu’un coup de sonnette se fit entendre.

Un visiteur arrivait à M. de Verny.

– Je gage que c’est le vicomte ! se dit-il.

Chérubin ne se trompait pas. La porte s’ouvrit, et Rocambole parut.

Le lion de fraîche date était plus fringuant que jamais. Œil calme, sourire aux lèvres, charmant négligé du matin, lorgnon impertinent fixé sous l’arcade sourcilière, tout dénotait en lui une satisfaction parfaite.

– Bonjour, cher, dit-il en entrant, tendant une main protectrice à Chérubin. Comment vous va ?

– Merci, je vais à merveille, répondit Oscar d’un ton moins satisfait.

Rocambole jeta son stick dans un coin et s’assit, croisant ses jambes emprisonnées dans de charmantes bottes vernies ornées d’éperons imperceptibles. Le faux gentilhomme suédois était venu à cheval.

– Ah ! dit Chérubin, avons-nous à causer ?

– Oui, mon cher.

– Sérieusement ?

– Très sérieusement. Mais c’est l’affaire de dix minutes. Après, si vous voulez, nous ferons un tour de Bois.

– John ! appela M. de Verny, selle-moi Ébène et dételle Trim du tilbury. Je sors à l’instant à cheval.

Le groom courut exécuter les ordres de son maître.

Chérubin se plaça en face de son visiteur.

– Je vous écoute, dit-il.

– Mon cher, reprit le vicomte, vous allez prendre une plume et écrire sous ma dictée.

– À qui ?

– À la marquise.

– Ah !

Il y avait dans cette exclamation un peu d’incrédulité.

Chérubin ne semblait pas très convaincu du succès de son épître. La marquise était à ses yeux un roc de vertu.

– Écrivez donc toujours, dit l’élève d’Andréa, qui devina la pensée de son interlocuteur.

Celui-ci s’approcha d’une table, prit une plume et attendit :

Rocambole dicta :

« Madame,

« Si un indifférent vous écrivait et vous demandait, au nom de sa vie, de son bonheur, de ce qu’il a de plus cher, ce que je vais vous demander, vous n’oseriez certainement le refuser, car vous êtes bonne comme les anges auxquels vous ressemblez. »

– Voilà, j’espère, interrompit Chérubin, un début sentimental entre tous.

Rocambole continua :

« Et pourtant je tremble, en écrivant ces lignes, que vous ne me refusiez, à moi qui ai eu l’audace criminelle d’élever mes regards jusqu’à vous.

« Cependant, madame, il ne s’agit pas de ma vie ou de mon bonheur, il est à jamais perdu ; ma vie appartient désormais à l’errante destinée que je me suis faite, et qui commencera pour moi à l’heure même où j’aurai pris de vous un congé éternel.

« Mais il s’agit d’un être faible, sans défense, d’une femme, ma mère peut-être… »

– Tiens ! exclama Chérubin, j’ai donc une mère ?

– Il paraît, dit Rocambole en riant ; écrivez toujours.

Il prit la plume.

« Cet être faible, cette femme, continua à dicter Rocambole, demeurera seule, abandonnée du monde entier, à l’heure où je quitterai pour jamais la terre d’Europe. Vous seule, madame, pouvez beaucoup pour elle, et c’est vous que j’implore à deux genoux. Me refuserez-vous une suprême, une dernière entrevue chez madame Malassis, demain à huit heures ? Dieu merci, l’excellente femme est aujourd’hui hors de danger et pourra protéger de sa présence notre entretien de quelques minutes.

« Je pars après-demain pour le Havre, où mon passage est retenu à bord d’un navire qui fait voile vers les Grandes-Indes. Je suis à vos genoux, madame, et j’attends, comme un condamné sa grâce, cette entrevue que j’implore en m’adressant à votre noble cœur. »

– Le plus affreux mélodrame de l’Ambigu, s’écria Chérubin lorsqu’il eut écrit la dernière ligne de cette lettre, est moins boursouflé que cette épître.

– C’est vrai, répondit Rocambole, mais elle n’en produira pas moins son effet.

– Vous croyez ?

– J’en suis convaincu.

– Et la marquise viendra ?

– Elle viendra.

– Mais… je n’ai pas de mère !…

– La mère est inutile.

– Pourquoi ?

– Parce que, la marquise arrivée, vous vous jetterez à ses genoux et lui tiendrez à peu près ce langage.

Et Rocambole prit une attitude sentimentale.

– « Ah ! enfin, te voilà, cher ange ; combien je suis heureux de te revoir ! » La marquise s’attendra si peu à ce préambule qu’elle demeurera interdite, suffoquée. Vous poursuivrez : « Oh ! les heures qui me séparent de toi sont mortelles, tu le sais. Chaque fois que tu me dis adieu et que plusieurs journées doivent nous séparer, je sens mon cœur défaillir… » – Enfin mon cher, acheva Rocambole, vous lui parlerez le langage d’un homme heureux depuis longtemps, et habitué à l’être chaque jour…

– Mais, dit Chérubin, elle m’écrasera d’un regard de mépris !

– Elle n’en aura pas le temps.

– Pourquoi ?

– Parce que, par la porte vitrée d’un cabinet voisin, une balle sifflera et viendra lui casser la tête.

Chérubin tressaillit.

– Oh ! soyez tranquille, observa froidement Rocambole, le marquis Van-Hop est le meilleur tireur de pistolet que je connaisse. Il ne vous tuera point par maladresse.

– Mais, dit Chérubin un peu ému, quand il aura tué sa femme… il me tuera, moi ?

– Non.

– Pourtant… c’est assez logique.

– Je l’avoue. Mais il a juré de respecter votre vie.

– Ceci me rassure.

– Il y a mieux, vous aurez la faculté et le temps de prendre la fuite. Vous trouverez à la porte une chaise de poste tout attelée ; vous y monterez et irez m’attendre au Havre, d’où nous irons faire un tour en Angleterre.

– Parfait, dit Chérubin.

– Mais, à propos, et votre pari ?

– Chut ! dit Chérubin d’un air mystérieux, je crois qu’il est gagné.

– Comment ! vous croyez ?

En tirant de sa poche la lettre de Baccarat :

– Lisez, dit-il.

Rocambole lut attentivement et rendit la lettre.

– Mon cher ami, ne craignez-vous point un piège ?

– Quel piège, grand Dieu ?

– Baccarat, au fond, doit vous haïr. Vous l’avez pariée.

– Mon cher, répondit Chérubin avec un calme superbe, les femmes pardonnent toujours l’audace. Baccarat est folle de moi.

– N’importe ! à votre place, je me défierais… Elle est capable, au dernier moment, de vous dire crûment : « Je ne vous aime pas ! »

Le fat haussa les épaules.

– Allons donc ! dit-il, vous ne connaissez pas les femmes. Si Baccarat n’était pas sincère, si je ne l’avais point fascinée, elle n’aurait pas exigé que je renonçasse à mon pari.

– Ainsi, elle est persuadée que le pari n’existe plus ?

– Sans doute. Elle veut ménager le comte et ses millions. Le comte représente la prose de la vie ; moi, je suis pour elle la poésie du cœur.

– Après tout, dit Rocambole, c’est possible. Mais le pari existe toujours entre vous et le comte ?

– Toujours, secrètement.

– Et vous croyez aux cinq cent mille francs ?

– Pardienne !

– Eh bien, mon cher, dit Rocambole, d’un ton plein de négligence, laissez-moi vous faire un cadeau.

– Faites…

– J’ai rapporté d’Amérique une essence de toilette qui a des qualités merveilleuses. D’abord elle exhale un délicieux parfum, ensuite elle a le don de surexciter le système nerveux outre mesure, et de jeter momentanément dans un état de béatitude et de bonne humeur qui ne peut être que très profitable à un amoureux suppliant comme vous.

– Certes, dit Chérubin, votre cadeau a bien son mérite.

– J’en ai un flacon chez moi. Je vous l’enverrai dans la journée. Vous le donnerez à Baccarat comme une chose des plus précieuses, et vous l’engagerez à en juger par l’odorat. Comme femme, elle est trop curieuse pour qu’elle ne se hâte point de déboucher le flacon et d’en respirer le parfum.

– C’est probable, dit Chérubin ravi.

– Surtout, reprit Rocambole, ayez soin de ne pas livrer nos secrets ; maintenant, je ne sais pas si j’aurai le temps de vous voir demain, mais c’est inutile, du reste. Soyez à huit heures du soir chez madame Malassis ; vous y trouverez la marquise, et tâchez de jouer convenablement votre rôle, si vous tenez à votre part des cinq millions et à une paisible existence assurée par la protection invisible du club des Valets-de-Cœur.

– Soyez tranquille. Mais madame Malassis ?

– Elle sera à la campagne, ou absente, ou invisible… l’important c’est que vous vous trouviez seul avec la marquise. Tout cela est-il bien convenu ?

– Oui, dit nettement Chérubin.

– Eh bien, cher, acheva Rocambole, allons, si vous voulez faire un tour au Bois. Nous passerons chez moi au retour, et vous y prendrez le précieux flacon d’essence.

Les deux jeunes gens descendirent, sautèrent en selle et gagnèrent le bois de Boulogne par les Champs-Élysées.

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